Brit Bennet, la trentaine dépassée de peu, est une écrivaine afro-américaine. Née en Californie, elle y vit et y travaille toujours. Elle a publié un recueil d’essais, Je ne sais pas quoi faire des blancs gentils, puis son premier roman, Le cœur battant de nos mères, qui a reçu de nombreux prix littéraires dont celui du Premier roman étranger. Celui-ci, son second, confirme ses qualités de romancière et la place très haut dans la famille des nouvelles voies nord-américaines.
L’histoire est trop foisonnante, trop riche pour être résumée, d’autant qu’elle s’étire sur trois générations de femmes. Pour faire facile, “court” et utile, voici où, quand et comment elle commence.
En 1954,dans le sud des Etats-Unis, Stella et Desiree Vignes, deux jumelles de seize ans, disparaissent de leur ville natale, Mallard. Leur départ – souhaité de longue date – se fait en toute simplicité : à la fin du bal de la Fête du fondateur, elles prennent la route main dans la main, comme pour aller faire un tour mais à vive allure. Direction dans un premier temps la Nouvelle Orléans, la grande ville la plus proche.
Une seule revient, en 1968 et dès la première ligne du roman : Desiree, accompagnée d’une fillette de six ou sept ans noire comme du goudron, Jude. Mariée avec Sam, un avocat noir de peau, qu’elle a quitté parce qu’il était violent, quand la petite Jude a six ans, pour retourner vivre chez sa mère. Stella, elle, n’a pas l’intention de rentrer à Mallard ; elle a quitté sa sœur un an après leur départ, trouvé un emploi de secrétaire au grand magasin de la ville, Maison Blanche, et se marie avec son patron… le directeur, accomplissant son rêve : devenir “Blanche” à cent pour cent, et pas seulement de peau. Elle aussi a une fille, Kennedy, qui vit mal l’absence de passé de sa mère – celle-ci ayant déclaré sa famille morte dans un accident de voiture – et qui sans cesse est en quête de son identité : avec cette peau si blanche, est-elle une noire blanche ou une blanche noire ?
Dans les années 60 et les suivantes, la déségrégation est loin d’être de mise dans les faits, surtout dans le Sud – le sera-t-elle jamais ailleurs que dans les textes ? Mallard est une ville qui ne figure sur aucune carte du pays, purement imaginée par l’autrice pour y faire vivre ses personnages. Une ville où ne vivent que des Noirs (e)s à la peau blanche, pensée, construite et développée en 1848 par l’ancêtre d’Adèle Vignes qui voulut édifier “un troisième lieu : une ville de couleur pour les hommes tels que lui, qui ne seraient jamais acceptés en tant que Blancs mais qui refusaient d’être assimilés aux Nègres”. Car à Mallard, pas question de se marier avec quelqu’un de plus foncé que soi.
Pour cette raison, la petite Jude est l’objet de tous les quolibets dès son arrivée à l’école, elle subit des insultes orales et des tracas perpétuels, parfois violents, de la part des élèves, tous blancs de peau et bien souvent roux de cheveux. Nous lisons :
“Ils la surnommaient Bébé de goudron. Minuit. Noiraude. Jus de réglisse. On disait : ‘souris on ne te voit pas’. On disait : ’T’es si noire qu’on te confond avec le tableau. (…) Je parie que quand tu nages on dirait du pétrole. (…)
A l’époque elle ne riait pas. Parce que c’était vrai. Elle était noire. Noir bleu. Non, d’un noir qui tirait sur le violet. Aussi noire que le café, l’asphalte, l’espace intersidéral. Aussi noire que le début et la fin du monde”.
Bien évidemment, Jude n’a qu’une idée en tête : comme sa mère, quitter Mallard le plus tôt possible. Elle a pour elle un atout physique de taille : son corps mince, ses longues jambes en font la championne de son équipe à la course et elle se met à courir par plaisir et “parce qu’elle voulait exceller dans un domaine”. En travaillant de manière intensive sa dernière année de lycée, elle décroche une bourse pour une université sport-études en Californie.
Une fois les personnages installés dans leur environnement d’origine, se succèdent des épisodes consacrés à l’un(e) ou l’autre. De Mallard à Los Angeles, en passant par La Nouvelle Orléans, Boston et même New York, les jumelles vont se croiser ou s’éviter. Accompagnées de leur progéniture et de leur conjoint, toutes deux aussi différentes que semblables à “l’autre moitié de soi”.
Nous les suivons avec un intérêt constant, alternant joie et tristesse selon les vicissitudes de leurs vies. Beaucoup de surprises nous attendent au tournant des chapitres. Jusqu’à une fin logique peut-être, mais qui nous laisse rêveurs après un suspense continu concernant tant les jumelles (se reverront-elles de leur vivant ?) que leurs filles uniques, cousines de sang par leurs mères. Et les hommes qu’elles entraînent dans leur sillage. En ce qui me concerne, je les aurais bien suivies quelques années encore…
Pour ce qui concerne le style, Brit Bennet confirme la maîtrise de la construction narrative, déjà rencontrée dans son premier roman, indispensable à une saga romanesque assez longue. Les retours en arrière sont nombreux et concernent tous les personnages, et pas seulement les jumelles, leur ascendance et leur descendance. Le lecteur n’est jamais perdu dans le temps ou dans l’espace.
Par ailleurs l’écriture (admirablement traduite par Karine Lalechère) est parfaite : vive, fluide avec des dialogues pertinents, sincères et profonds, même dans la bouche de personnages de condition modeste. Des réflexions justes dans l’esprit de chacun(e). Aucune lourdeur, même dans certains passages un peu longs concernant Jude et Kennedy. Une grande réussite qui contribue à l’agréabilité de lecture ressentie tout du long. Aucun personnage ne s’exprime à la première personne mais le lecteur n’en ressent nul besoin pour se sentir investi tant Brit Bennett a fait d’eux des êtres touchants et attachants.
Mon regard sur le livre. Un véritable coup de cœur pour ce (deuxième) roman. Ce dès les premières lignes qui installent si finement une situation familiale dans un lieu. L’histoire se serait probablement déroulée autrement, avec les mêmes personnages de base, ailleurs qu’à Mallard.
Ces personnages, principaux ou secondaires, femmes ou hommes, ont tous été bichonnés par leur créatrice qui les a dotés d’un charisme certain, bataillant pour vivre décemment, s’en sortir avec ce qu’ils ont. Leurs relations, franchement affectueuses, aimantes, tumultueuses ou simplement cordiales, sont toujours fortes et motivées. L’empathie prégnante de l’auteure pour chacun d’eux rend de nombreux passages très émouvants.
Il est à noter que les hommes de l’histoire sont dans l’ensemble positifs : droits, aimants et travailleurs. C’est un vrai plaisir de les découvrir et de les suivre dans une histoire qui ne serait peut-être pas aussi solidaire et remplie de sentiments forts sans leur présence.
Étonnant mais habile : Brit Bennet a placé l’épicentre de l’intrigue à Mallard, une ville qui n’existe pas mais d’où partent et reviennent (ou pas) tous les personnages. Quand ils n’en sont pas originaires (Mallard est une ville petite et sa population particulière), leur vie antérieure nous est racontée en introduction de chapitre : quelques lignes ou quelques pages définissent la personne à son arrivée et son histoire continue avec celle des autres, tous gratifiés des retours en arrière nécessaires.
Il est rarement question des origines à proprement parler dans l’histoire, seulement de racialisation et, pire peut-être, de nuances de noir. Ce n’est pas la première fois que la couleur noire est observée, développée dans ses nuances – du blanc presque pur comme les habitants de Mallard au noir-bleu de Jude, qui fait figure de tache dans cette ville de “Blancs”. Le thème est récurrent. La première écrivaine qui me vient à l’esprit est bien évidemment Toni Morrison avec son sublime Délivrances, auquel Jude m’a souvent penser. Cette distinction de plus en plus fréquente, pas seulement en Amérique du Nord mais aussi en Amérique latine et en Afrique, dans les îles “européennes” va de pair avec un racisme de plus en plus ciblé lui aussi qui va crescendo avec les nuances de noir.
Si la couleur de la peau n’est pas le sujet principal, elle conditionne la vie des personnages, essentiellement des deux héroïnes : à travers l’histoire de la descendance de deux jumelles blanches, nous constatons qu’il n’est pas plus facile de se construire une vie (et une identité) quand on est une femme noire à la peau blanche (Kennedy) plutôt qu’une femme noire à la peau noire (Jude). Stella refuse tout ce qui concerne de près ou de loin les Noirs noirs, refusant même qu’un couple noir dont le mari est pourtant un acteur de série connu vienne s’installer dans son lotissement aisé de Los Angeles. Personne ne doit savoir, encore moins deviner qu’elle est noire. Et surtout pas sa fille Kennedy. Qui toute sa vie ou presque essaiera de faire parler sa mère afin d’apprendre la vérité sur son passé. Ce n’est pas seulement son identité afro-américaine après laquelle elle court, mais mène une quête de soi éperdue. Qui est-elle ? Une actrice aux mille visages…
Nous la lisons sur la difficulté d’être pour une jeune femme noire blanche et qui plus est jumelle :
“Cette photo n’avait du sens que pour elle, et c’était l’une des raisons pour lesquelles elle ne se résoudrait jamais à la jeter. C’était la seule partie authentique de sa vie. Elle ne savait pas quoi faire du reste. Toutes les histoires qu’elle connaissait n’étaient que fiction, alors, elle en inventa d’autres. Elle était la fille d’un docteur, d’un acteur, d’un joueur de baseball. Elle était en fac de médecine et avait pris une année sabbatique. Chez elle, elle avait un petit copain nommé Reese. Elle était blanche, elle était noire. Elle était une nouvelle personne chaque fois qu’elle franchissait une frontière. Elle inventait constamment sa vie”.
Enfin, parmi bien d’autres thèmes abordés de près ou de loin – la filiation directe ou indirecte, la difficulté d’être Noir dans un monde de Blancs aujourd’hui encore, la gémellité de manière générale, le combat de Martin Luther King, son assassinat et ses suites, la violence faite aux femmes, le transgenre et j’en oublie sûrement… il y a les histoires d’amour;
Il n’y a pas une, pas deux, mais plusieurs histoires d’amour, dont deux sont éclatantes, modernes, qui font fi des “races”, des « couleurs » et des « identités » ! Quand seuls les cœurs parlent, le reste ne compte plus. Ces amours contribuent elles aussi au suspense et à l’émotion du lecteur.
Tout cela est raconté par la romancière avec une belle humanité faite d’empathie, de compassion pour ses personnages, de sentiments forts bien rendus et d’une grande bienveillance dans le regard qu’elle porte sur la communauté afro-américaine des années 60 aux années 80. A-t-elle beaucoup changé ? Sans oublier des réflexions d’ordre général émises par les uns et les autres, la plupart du temps justes et sensées. Avec en outre une construction romanesque toujours maîtrisée, ce second roman laisse entrevoir une belle et longue carrière de romancière pour Brit Bennett.
Alors, à quoi ça sert de lire ? À s’émouvoir, à regarder ailleurs qu’autour de soi, à essayer de comprendre les mécanismes du racisme ordinaire et quotidien en Amérique du Nord et la quête de soi à travers celle de son identité.
DES EXTRAITS SIGNIFICATIFS
Une histoire de Noir(e)s à la peau blanche :
“On était censé se sentir en sécurité à Mallard : à part, à l’abri parmi les siens. Mais, même dans cette drôle de ville où on n’épousait pas plus noir que soi, on restait des gens de couleur, ce qui signifiait qu’on pouvait être tés juste parce qu’on essayait de s’en sortir, les sœurs Vignes, petites filles en robe de deuil qui grandiraient sans père parce que des hommes blancs en avaient décidé ainsi, l’avaient appris à leurs dépens”.
Un peu plus loin :
“Adele s’appuya contre le rebord de l’évier et regarda Jude boire. Elle ne voyait que le père de l’enfant, cet individu malfaisant. N’avait-elle pas dit et redit à Desiree qu’un homme à la peau foncée ne lui vaudrait que des soucis ? Est-ce qu’elle ne l’avait pas mise en garde toute sa vie ? Un homme noir insulterait sa beauté. Il l’aimerait au début, mais tôt ou tard il prendrait en grippe ce qui l’avait d’abord séduit, comme tout ce qu’il désirait et ne pouvait obtenir. Et il la punirait pour ça”.
Sur la gémellité, des propos de Stella :
“Quand on a une jumelle, on a parfois l’impression de vivre avec une autre version de soi. Tout le monde a sans doute ce fantasme d’un soi alternatif. Sauf que le sien était réel. Stella se réveillait le matin face à elle-même. Certains jours, elle lui paraissait une étrangère. Pourquoi est-ce que tu ne me ressembles plus ? pensait-elle. Comment suis-je devenue moi et comment es-tu devenue toi ? Peut-être était-elle silencieuse parce que Desiree ne l’était pas. Peut-être avaient-elles passé leur enfance et leur adolescence à s’ajuster en fonction de l’autre, à se compenser mutuellement. À l’enterrement de leur père, Stella avait à peine ouvert la bouche. Quand quelqu’un l’interrogeait, Desiree répondait à sa place. Au début, ça la déstabilisait. C’était à elle qu’on s’adressait et c’était sa sœur qui parlait. Comme si sa voix se situait à l’extérieur de son corps. Puis elle s’était habituée à disparaître dans son propre silence. On pouvait ne rien dire et se sentir libre dans ce vide”.
Des formules d’ordre général brèves, justes sur des sujets sociétaux :
“Elle ne comprenait pas très bien ce dont il parlait, mais elle était heureuse de faire partie d’un nous. On croit qu’être unique, ça fait de soi quelqu’un d’exceptionnel. Non, ça fait juste quelqu’un de seul. Ce qui est exceptionnel, c’est d’être reconnu et accepté.
Au lycée, les insultes ne la gênaient plus, en revanche la solitude, si. On ne s’habitue jamais totalement à la solitude”
Hasard ou nécessité. S’agissant ici d’une rencontre entre Stella et Jude.
“Statistiquement parlant, il est peu probable de rencontrer une nièce qu’on n’a jamais vue à une réception en l’honneur d’un retraité à Beverly Hills, mais ce n’est pas impossible. Stella Sanders aurait été la première à le reconnaître. Des événements improbables se produisent constamment, essayait-elle d’expliquer à ses étudiants, car l’improbabilité est une illusion basée sur nos préconceptions. Lesquelles n’ont souvent rien à voir avec la vérité statistique. (…) Sans compter que les jumeaux ont toutes les chances d’être morts-nés et que les vrais jumeaux ont une santé plus fragile que les faux. Pourtant elle était bien vivante et assurait le cours d’introduction aux statistiques à Santa Monica College. Probable ne signifiait pas certain. Improbable ne signifiait pas impossible”.
Sur la difficulté d’être quand on est une noire blanche, a fortiori une jumelle :
“Cette photo n’avait du sens que pour elle, et c’était l’une des raisons pour lesquelles elle ne se résoudrait jamais à la jeter. C’était la seule partie authentique de sa vie. Elle ne savait pas quoi faire du reste. Toutes les histoires qu’elle connaissait n’étaient que fiction, alors, elle en inventa d’autres. Elle était la fille d’un docteur, d’un acteur, d’un joueur de baseball. Elle était en fac de médecine et avait pris une année sabbatique. Chez elle, elle avait un petit copain nommé Reese. Elle était blanche, elle était noire. Elle était une nouvelle personne chaque fois qu’elle franchissait une frontière. Elle inventait constamment sa vie”.
Sur le même thème :
“Elle a changé.
Les deux jumelles pensaient la même chose. Desiree lorsqu’elle remarqua la façon dont Stella tenait son couteau et sa fourchette, la main à peine serrée sur le manche. Stella devant l’assurance de Desiree dans la cuisine. Desiree regardant Stella se frotter la nuque, un geste empreint d’une lassitude qui la surprit. Stella entendant Desiree parler à leur mère d’une voix douce et apaisante. Et pourtant, aux yeux d’Adèle Vignes, les jumelles étaient les mêmes. Le temps se compressait et se dilatait ; les jumelles étaient différentes et semblables. Il aurait pu y en avoir cinquante à la table, une chaise pour chacune des personnes qu’elles avaient été depuis leur dernière rencontre : une femme battue et une ménagère désœuvrée, une serveuse et une professeure, chacune assise à côté d’une inconnue. Mais il n’y avait qu’elles deux, avec Early entre elles.”