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SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Today we live ⇜ Emmanuelle Pirotte

Sorti en septembre 2015 au cherche midi. (Premier) roman. 238 pages.

EN DEUX MOTS
La guerre vue à hauteur d’une enfant de sept ans. De manière non conventionnelle, Emmanuelle Pirotte fait jaillir l’espoir de l’horreur et du néant.

L’auteure. Emmanuelle Pirotte, historienne et scénariste, vit en Belgique près de Namur. Today we live est son premier roman. Publié en 2015, il a connu un grand succès, remporté le prix Historia, le prix Edmée de la Rochefoucauld et le prix des Lycéens en Belgique. Il a été traduit en une quinzaine de langues. Le second, De profundis (août 2016) est un conte-fable hors normes : roman noir futuriste, « fin de mondiste » et assurément prémonitoire, que j’ai beaucoup aimé et récemment chroniqué dans ces pages. Et son troisième, Loup et les hommes m’a littéralement transcendée.

Les cinq premières lignes : « La tartine resta suspendue au bord des lèvres du père. Chacun se figea devant son café fumant. Un hurlement de femme depuis la rue. Des pleurs, des cris, le hennissement d’un cheval. Le père alla ouvrir la fenêtre. La petite cuisine se glaça instantanément ».

LA phrase du livre : « Les nazis auront été les maîtres incontestés de l’effroi ; leur sens de la mise en scène n’a sans doute pas d’égal à travers l’histoire… ».

Décembre 1944. C’est la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Alliés pensent que les Allemands perdent du terrain et peu à peu l’espoir revient un peu partout en France à mesure qu’avancent les Américains. Renée, sept ans, est une petite fille juive recueillie par des paysans ardennais après l’arrestation de ses parents en 1944.
Contre toute attente, en décembre 1944, les Allemands lancent une offensive dans les Ardennes belges et Renée est placée en urgence chez un curé qui, paniqué à son tour par l’arrivée subite des voitures allemandes et des SS, la confie à deux soldats américains rencontrés sur la route.
Mais les deux soldats ne sont pas américains. Ce sont des espions allemands infiltrés, déguisés en Américains ; des nazis formés à la culture et parlant parfaitement l’anglais, la langue des pays où ils sont envoyés pour espionner et déstabiliser les Alliés US, pour prendre un à un les ponts de la Meuse afin de permettre aux troupes allemandes d’atteindre Anvers et d’avoir accès aux dépôts de carburant.
Hans et Mathias participent à ce commando, l’opération Greif, conçue et dirigée par Otto Skorzeny. Ils décident très vite de tuer Renée, trop gênante pour eux. Juste avant que celui qui la vise à la tête, Mathias, ne tire, Renée se retourne pour voir celui qui allait la tuer et être vue de lui. Ce faisant, d’un regard, elle provoque en lui une réaction totalement hallucinante, par laquelle commence véritablement l’histoire. Mathias fait feu… et Renée est en vie. C’est son comparse qui s’écroule, mort.
Mathias ne peut s’expliquer ce qui lui a pris, le « sentiment » subit, inconnu et incontrôlable qui s’est emparé de lui au moment où son regard a croisé celui de Renée. Il aurait dû la tuer et il ne l’a pas fait, il ne comprend pas ce geste fou, il est dépassé par la situation, et par lui-même.

A partir de là s’ensuit une cavale folle pour échapper aux soldats allemands et aux Alliés. De jour en jour Mathias s’attache à Renée et Renée s’accroche à lui elle aussi. Il l’a épargnée, elle le considère comme son sauveur, il est « son soldat ». Après un séjour dans une cabane abandonnée dans les bois, ils terminent leur périple dans une grande ferme déjà bombardée mais suffisamment grande pour accueillir des réfugiés civils de toutes catégories, dans laquelle ils vivent quelque temps comme dans une grande famille en attendant la fin définitive d’une guerre qui s’éternise, à laquelle ils ne comprennent pas grand-chose. La ferme de Jules Paquet. Mais là encore, la vie n’est pas de tout repos et le danger pour Mathias et Renée d’être découverts est omniprésent. Les Américains, les vrais, arrivent…

Le lien entre la petite juive et le soldat allemand est de plus en plus profond. Elle sait pourtant tout de lui, y compris les horribles choses qu’il a commises avant leur rencontre, mais rien de l’arrête, elle veut à tout prix rester avec lui, même quand la situation devient intenable.
Les péripéties sont nombreuses, le rythme s’emballe avec des scènes d’action violentes à mesure qu’approche le dénouement. Celui-ci est apocalyptique, tout comme l’est la guerre, et en même temps très romanesque avec un suspense tendu jusqu’à la toute dernière page. Émouvant à souhait.

Dans sa forme, Today we live comporte déjà toutes les qualités que j’ai pu apprécier chez Emmanuelle Pirotte. Les mots coulent sur les pages comme de l’eau courante, tout s’enchaîne de manière surprenante et rapide. Les toutes premières pages aboutissent à la scène, violente et totalement improbable de la survie de Renée, racontée sur un mode visuel, cinétique (et scénaristique). Et le reste est à l’avenant, mêlant habilement dialogues incisifs, réflexions pertinentes (surtout de Renée) et scènes d’action relatives à des faits historiques romancés. Le rythme soutenu, l’écriture visuelle et d’un grand romanesque font que l’on est accro à sa plume dès les premières lignes et qu’on le reste jusqu’à la fin.

Mon avis sur le livre. Je suis une parjure. Oui : à la fin de ma dernière lecture, Trouble, de Jeroen Olyslaegers et de sa chronique, je me suis juré de ne plus lire pendant un bon moment, en tout cas de manière quasi systématique, de romans sur fond de guerre. Blasée de ce que les hommes ont fait et continuent de faire à leurs semblables, j’ai décidé de me trouver une bonne vieille saga des familles, un chouette polar, un thriller psychologique redoutable, une histoire d’amour qui sort du commun et surtout pas mièvre. Du léger, un drame qui n’engage et ne blesse que quelques personnes. Combien de fois me suis-je fait cette promesse ? Impossible à dire. Combien de fois l’ai-je tenue ? Aucune. Même après avoir essayé.
Et me voilà repartie dans une histoire de guerre ; pire, sur la Seconde Guerre mondiale, sujet particulièrement récurrent en littérature. J’en suis ressortie très vite tant elle est prenante et peu banale. Le premier roman d’Emmanuelle Pirotte que j’avais totalement « zappé » pendant ma période involontaire de non-lecture, et que j’ai « découvert » plus tard dans une PAL (comme quoi ces fameuses PAL recèlent parfois des trésors « oubliés »), après avoir lu son second, De profundis, puis son troisième, Loup et les hommes, sans doute le plus beau roman que j’ai lu de cette décennie tous auteurs et tous genres confondus et dont le personnage principal, Loup, aurait pu me séduire moi aussi s’il avait existé.
Et, enfin, mon petit doigt toujours bien renseigné m’a dit que le quatrième était fin prêt et, mieux, m’attendait lui aussi. Il est de la sortie de septembre, qui la plupart du temps démarre mi-août… Alors, pour boucler la boucle il fallait bien que je lise le roman par lequel Emmanuelle Pirotte avait initié sa vie de jeune romancière, même si pour moi lire un premier roman après le second et le troisième est une « première ». Les romans d’Emmanuelle Pirotte ont l’avantage de pouvoir peuvent être lus dans le désordre en raison de leur sujet chaque fois différent.

Revenons dans les Ardennes belges entre mi-décembre 1944 et fin janvier 1945 avec l’annonce (progressive) de la découverte des camps de concentration. Today we live doit sa grande valeur à son procédé narratif, à sa plume, mais surtout à la manière dont son auteure aborde la guerre. Loin de les ignorer car ils sont toujours dans la proximité locale et temporelle, Emmanuelle Pirotte ne fait pas systématiquement le récit des combats, des rafles et des exécutions, se « contentant » de les évoquer et d’en détailler quelques-uns quand elle le juge nécessaire. Elle considère l’humain en temps de guerre et presque uniquement l’humain, mettant l’accent sur la psychologie complexe des personnages et les conséquences du conflit sur leur vie, pour tous devenue précaire, et sur leur comportement, lui aussi mitigé.
L’étude psychologique des personnages est ainsi particulièrement fouillée. Au premier rang, celle qui porte l’histoire : Renée. Elle a sept ans, c’est vrai, mais sa courte (sur)vie est déjà « bien remplie ». C’est une fillette attachante, sensible et précoce. Hors normes. Un mélange parfait de maturité et d’innocence probablement dû à ce qu’elle a déjà vécu.
Elle m’a fait penser à une autre fillette rencontrée dans un roman de Rene Denfeld, Trouver l’enfant, sorti cette année : Madison, elle aussi en survie même si c’est pour une tout autre raison (elle est enlevée et séquestrée dans la forêt canadienne avec un prédateur sexuel). Toutes deux aiment les contes, raconter (et se raconter) des histoires quand la situation devient trop difficile et qu’elles risquent de sombrer, s’évadant du présent en s’inventant des mondes parallèles.
Renée réfléchit beaucoup à partir de ce qu’elle voit et entend (notamment sur la notion de judaïté), elle observe tout et pressent ce qui va arriver, pose des questions d’adulte. Elle parle et réagit comme une femme et tente, en anticipant les choses, de trouver la solution la moins pire aux problèmes qu’ils rencontrent, tout en se fiant corps et âme à Mathias son héros.
L’auteure a dépeint avec beaucoup de précision tous ses personnages, et ils sont nombreux, du meilleur au plus féroce. Tous, dans des proportions différentes, ont une part d’ombre et une autre de lumière, aucun n’est totalement blanc ou noir et c’est pour cette raison qu’ils restent « plausibles » à nos yeux et plus ou moins sympathiques.
Le second personnage fort du roman, Mathias, est lui aussi décrit finement et l’auteure ne cache rien des exactions qu’il a commises durant son passé de meurtrier nazi, froid et cynique, tellement en contradiction pourtant avec le fait d’avoir épargné Renée. Elle le sait, ne le comprend pas mais l’aime quand même. Elle lui pose des questions sur sa jeunesse et nous apprenons que sa mère était originaire du Québec, qu’il a passé une partie des années 1930 comme trappeur dans la baie James, à proximité des Indiens cris et qu’une vieille Indienne, Chichchuchimâsh, l’avait trouvé presque mort après une chute dans les rapides et l’avait soigné. Elle l’avait à l’époque surnommé « Tue-Beaucoup » !
Au passage, Emmanuelle Pirotte évoque les Amérindiens en des termes qui déjà laissent entendre la tendresse, la profonde admiration qu’elle a pour eux et pour leur mode de vie simple, solidaire et respectueux de la nature et combien elle déplore leur génocide. J’y ai vu comme un prélude à Loup et les hommes, son troisième roman, dont c’est le thème majeur qui, je me répète et je le sais, est le seul livre à lire de l’année 2019. A condition de n’en lire qu’un bien évidemment…

Ces deux personnages opposés en tous points se sont trouvés à un moment crucial de la vie et un seul regard de l’une à l’autre a provoqué dans l’instant un sentiment mutuel fait d’attachement, d’amitié, d’amour, de dépendance, d’étonnement admiratif inaliénable et indéfectible. Pour tous les deux, malgré la nature de Mathias qui reste un salaud fidèle à lui-même jusqu’au bout. Inexplicable mais pas incompréhensible. Mathias n’attend plus rien de la vie à venir, mais Renée est son « salut » sur terre et il est son sauveur. Ils se sont choisis et nous les suivons presque malgré nous et sommes heureux pour eux quand un danger est écarté. Je pense que si c’étaient les yeux d’un petit garçon qui avaient plongé dans l’âme sombre de Mathias, le résultat aurait été le même, même si Mathias dit que non, que c’est seulement parce que c’était elle et parce que c’était lui. Une étincelle de bonheur dans deux vies fracassées, une lueur d’espoir dans la terreur de la guerre et la nuit la plus noire. Ce « couple », cette « paire » fonctionne, un point c’est tout et advienne que pourra.

Today we live a été écrit à quatre mains comme un scénario de film au départ. Pourtant jamais l’auteure ne s’attarde plus qu’il ne le faut sur les faits d’armes, les combats, les blessures…

Autre sujet d’admiration pour moi, Emmanuelle Pirotte réussit un véritable tour de force : créer un suspense personnel dans la folie et le grand foutoir de la guerre et le tenir jusqu’au bout. L’auteur souffle le chaud et le froid dans les toutes dernières pages mais la fin ne reste pas grande ouverte.

Pour finir, je dirai que Today we live n’est pas une mille trois-cent-vingt-cinquième version romanesque d’un épisode de la Seconde Guerre mondiale, mais une histoire humaine bouleversante et d’une épaisseur psychologique rare. Doublée d’une « leçon » d’histoire hors des sentiers battus, sans manichéisme, sur cette période chaotique peu connue de la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est juste une parfaite illustration du pouvoir de la littérature : partager ses connaissances, instruire le lecteur mine de rien (personnellement, je n’avais jamais entendu parler des SS infiltrés ni de l’opération les ayant formés), lui donner à réfléchir tout en le divertissant et en l’étonnant. Lui fournir des repères.

C’est un énorme coup de cœur pour moi, un premier roman qui fut en son temps (déjà !) annonciateur d’une « carrière » romanesque magistrale. Ce qui s’est avéré au fil des années qui séparent Today we live de D’innombrables soleils. Ouf, ce dernier arrive ! Merci Emmanuelle, de nous donner de telles histoires à lire et d’être aussi originale à la fois dans le choix de vos sujets et par l’angle inhabituel avec lequel vous les abordez.
A découvrir de toute urgence.

Et pour celles et ceux qui voudraient en savoir davantage sur cette épisode ardennais, Internet propose de nombreuses vidéos. Vous tapez « Bataille des Ardennes » et vous êtes en décembre 1944 dans les Ardennes belges…

LA PREUVE PAR LES MOTS

Sur la personnalité de Renée : « Renée adorait ce mystère, cette immense part d’obscurité en lui. Cela la terrifiait et l’attirait en même temps. Dans les histoires qu’on lui racontait, aussi loin qu’elle s’en souvienne, Renée avait toujours préféré les gens un peu ombrageux. E c’était pareil avec les gens qu’elle avait rencontrés dans sa vie de danger, de traque, de secret. Ceux qui étaient trop gentils, qui lui parlaient avec des sourires qui montraient toutes leurs dents et des plis autour des yeux, ceux-là s’étaient souvent révélés les moins dignes de confiance ».

Et plus loin : « … Pour Renée, il ne servait à rien de se bercer d’illusion. La plupart des enfants dans sa situation se seraient fabriqué des souvenirs à partir de lambeaux de vie confus, recousus et idéalisés par la suite pour former un écran de beauté et de douceur destiné à les protéger de l’enfer de leur réalité. Mais Renée n’était pas faite de cette étoffe-là ; elle faisait preuve d’une lucidité qui avait souvent effrayé les rares personnes qui avaient pris la peine de la connaître. Elle était dure avec elle-même, et tout autant avec autrui. Elle ne négociait pas avec la réalité. Jamais. En revanche, elle se plongeait avec passion dans les légendes et contes, des histoires anciennes très éloignées de son présent. Elle les percevait confusément comme les seuls vrais remèdes à la laideur du monde ; et, paradoxalement, comme les éblouissants reflets de sa fulgurante beauté ».

Sur les Indiens cris chez qui a vécu Mathias « dans une autre vie » : « Mathias se trompait. Les Indiens qui l’hébergeaient savaient bien, eux, que cette terre pouvait se révéler très hospitalière, et à l’écoute des hommes, pour peu qu’ils prennent la peine de la connaître intimement et de la respecter. Mathias n’était pas de ceux-là. Comme tous les Blancs, il chassait sans discernement, sans beaucoup de compassion pour le monde animal, et en général pour toutes les « personnes non humaines » qui se trouvaient sur sa route. Parmi ces dernières, les Cris comptaient, outre les animaux, le monde végétal, les roches, les rivières et les vents. Chacun de ces types de « personnes » se révélait être un interlocuteur essentiel dans la destinée des humains »

Sur le sentiment qu’éprouve Mathias pour Renée : « Cette enfant lui insufflait une force, un élan vital, un goût de l’existence nouveau qui le galvanisaient et l’asservissaient plus intensément que tout ce qu’il croyait être les moteurs de son existence : la transe du combat, l’imminence du danger, la passion du risque, et la peur de la mort ».

Et sur la fin : « Quelque chose d’ineffable émane d’elle, une extraordinaire et impérieuse présence. Elle est la vie, et elle le regarde comme si elle le reconnaissait, comme si elle l’attendait. Ce n’est pas lui qui a choisi de ne pas l’abattre. C’est elle qui l’a choisi. A cet instant, il appartient tout entier à cette fillette juive, avec son vieux palot mité et ses bottines trouées, son regard sauvage et son port de reine. Mathias n’a eu aucun élan de compassion ou de bonté. Il aurait abattu n’importe quel autre enfant. Ce geste ne le sauve de rien, ne le lave en aucune manière. Mais il l’a transformé irréversiblement ».

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