Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Lorsque le dernier arbre ⇜ Michael Christie

Les premières lignes : 2038, la Cathédrale arboricole de Greenwood. « Ils viennent pour les arbres. Pour respirer leurs aiguilles. Caresser leur écorce. Se régénérer à l’ombre vertigineuse de leur majesté. Se recueillir dans le sanctuaire de leur feuillage et prier leurs âmes millénaires. Depuis les villes asphyxiées de poussière aux quatre coins du globe, ils s’aventurent jusqu’à ce complexe arboricole de luxe – une île boisée du Pacifique, au large de la Colombie-Britannique – pour être transformés, réparés, reconnectés. Pour se rappeler que le cœur vert jadis tonitruant de la Terre n’a pas cessé de battre, que l’âme du vivant n’a pas encore été réduite en poussière, qu’il n’est pas trop tard, que tout n’est pas perdu. Ils viennent ici, à la Cathédrale arboricole de Greenwood, pour gober ce scandaleux mensonge, et le travail de Jake Greenwood, en tant que garde forestière, consiste à le leur servir prémâché ».
EN DEUX MOTS. Avec une écriture, une traduction et une architecture remarquables, un sujet qui prête à réfléchir maintenant, "Lorsque le dernier arbre" est un livre profond, immensément riche, qui mêle le sérieux de l’urgence climatique au romanesque, au suspense et à plus de 130 ans d’Histoire. Un monument littéraire écrit par un jeune homme. Attention, chef-d’œuvre !
Sorti en août 2021 chez Albin Michel Collection Terres d’Amérique. Monument littéraire. Traduit de l’anglais (Canada) par Sara Gurcel (Titre original : Greewood). Roman. 608 pages.
Portrait Michael Christie
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L’auteur.
 Michael Christie n’a pas quarante ans. Canadien d’origine, il vit avec sa famille sur une petite île au large de Vancouver, dans une maison en bois qu’il a construite lui-même. Après un recueil de nouvelles sorti chez Albin Michel en 2012 (Le jardin du mendiant), il concocte ce roman, paru en anglais en 2019 sous le titre Greenwood, couronné de nombreux prix dès sa sortie, arrivé chez nous deux ans après. Gageons que Lorsque le dernier arbre va bien vite le propulser très haut dans la sphère littéraire française tout comme dans les pays où il est déjà paru.

Avant de commencer cette chronique, deux questions essentielles se posent à moi.
Un :  comment, par où, par quoi la démarrer, par quel angle l’aborder ?
Deux : que vais-je bien pouvoir lire maintenant ? Même si je me pose souvent cette question après avoir refermé une lecture particulièrement prenante, j’ai toujours une petite « réserve » à lire en cas de panique. Mais là, quatre jours après l’avoir reposé, je suis toujours sans réponse, ce qui ne m’est jamais arrivé. Et je traîne mon manque de lecture de pièce en pièce, sans même jeter un coup d’œil à mes PAL pourtant bien achalandées. Il faut peut-être que je commence à le chroniquer…

Eh bien, ça y est, j’ai commencé. En reparcourant le livre à l’envers puis dans tous les sens, j’ai compris qu’il fallait le commencer par la fin (donc par le début officiel, en 2038) même si l’histoire commence réellement en son plein milieu. Suivre l’auteur dans sa construction hallucinante, ne pas avoir peur de la date d’ouverture, 2038. Le sentiment de lire une dystopie recule à mesure que nous avalons les pages. Parce que 2038 ressemble à aujourd’hui.

Le sens d’écriture du roman  et de sa lecture – est pour le moins inhabituel et mérite qu’on s’y arrête. Il est composé de quatre parties (2038, 2008, 1974, 1934), elles-mêmes divisées en deux sous-parties articulées de part et d’autre de la cinquième (1908). Unique, 1908 est également la partie la plus courte et en même temps l’axe central autour duquel gravitent les personnages et les événements, la colonne vertébrale de l’histoire de la lignée Greenwood. La première partie (2038remonte 130 ans jusqu’à 1908 et la seconde avance dans le temps de 1908 jusqu’à… 2038. Un sacré voyage dans le temps écrit avec une habileté narrative et une maîtrise peu banales.
Si cela peut sembler compliqué au départ, l’on s’y fait vite. Pour nous rasséréner, il suffit de penser au casse-tête que ce procédé romanesque a été pour Michael Christie : travailler en même temps ou même successivement sur cinq époques et cinq personnages (sans compter les secondaires, à la psychologie très riche) en conservant les spécificités socio-économiques et environnementales de chaque période et la cohérence nécessaire à l’ouvrage.



L’histoire, ou plutôt les histoires.
Après la première page qui fait office de Prologue et d’introduction générale, nous sommes en 2038 et voyons Jake Greenwood  orpheline à huit ans, lourdement handicapée par son crédit étudiant  se battre pour conserver un poste de faire-valoir chez Holtcorp, magnat (entre autres) de l’industrie du bois. Un poste bien en deçà de ses capacités intellectuelles et de ses études scientifiques, qui l’oblige à mentir en permanence pour ne rien révéler aux « Pèlerins »  des écotouristes richissimes qui viennent se ressourcer dans la (dernière ?) forêt primaire au monde. Elle est en réalité dendrologue (botaniste spécialiste des arbres) confirmée et s’intéresse de très près à la mort d’arbres millénaires pour de nombreuses raisons, essentiellement les maladies, spécifiques aux espèces (l’orme, le frêne, le marronnier), qui les ont frappés au XXe siècle, ainsi que les champignons et les insectes friands de bois. Pour elle le Grand Dépérissement, nom donné à cette déforestation progressive, est forcément lié à un dérèglement climatique trop rapide pour que les arbres puissent s’y habituer.

Au plan personnel, Jake ignore que son nom Greenwood est réellement celui de son arrière-grand-père Harris, ou préfère croire que cette coïncidence arrange tout le monde, en premier lieu son employeur.
Jusqu’au jour où un ancien petit ami faisant partie des Pèlerins lui fait une révélation importante : elle est, preuve à l’appui, une « vraie » Greenwood. D’abord sceptique, elle décide de partir à la recherche de ses « véritables » racines, pour, dit-elle, « avoir une histoire à raconter ». Nous la retrouverons dans la toute dernière partie.


En 2008, trente ans avant, c’est Liam Greenwood que nous rencontrons dans de bien tristes circonstances. Allongé sur le dos, incapable de bouger, il réalise qu’il a fait une chute de huit mètres dans la maison du Connecticut dont il refait la charpente. Il comprend aussi qu’il est seul et risque fort de mourir. Alors, il remonte le fil de sa vie, à partir de ses dix ans.

Et ainsi de suite : de trente ans en trente ans, nous remontons et descendons le temps grâce aux souvenirs de chacun des personnages, avec la possibilité de revenir en arrière ou en avant si besoin. Ce sont les personnages eux-mêmes qui tissent l’histoire sans jamais prendre la parole à la première personne. A une exception pourtant : en 1908, au mi-temps du roman, là où le temps change le sens de son déroulement. Là où, en fait, tout a commencé, l’auteur-narrateur laisse la parole à un « nous » narratif qui regroupe les habitants du village dans lequel ont « atterri » les deux frères. Comme si ce « nous » était une sorte d’attestation de la véracité de l’histoire, un témoignage courant sur les cinq époques, la caution des villageois contre tous les secrets-mensonges-trahisons-faux-semblants sans compter la mémoire parfois défaillante des personnages liée à leur absence des pages mais aussi de leur l’histoire. Comme si le bien-fondé de l’arrivée des garçons authentifiait le reste de la saga, tel un socle solide sur lequel l’auteur peut s’appuyer pour entamer une histoire aussi longue et bâtir son arbre généalogique. Du grand art, un travail colossal et une sacrée maîtrise de l’espace-temps.

Rassurez-vous : si vous n’avez pas réussi à relier tous les morceaux du puzzle et n’aimez pas rester sur votre faim de vérité à la sortie d’un roman, Jacinda (Jake) vous donnera la clef de tout, absolument tout. Et même après avoir lu le roman trois fois j’ai pleinement compris dans ce passage, situé bien naturellement dans les toutes dernières pages, certains détails que j’avais seulement devinés ou cru comprendre.

A vous de lire ou non le passage qui suit : la présentation des personnages et leur position dans la famille. Quelques mots pour introduire chaque personnage et sa position dans la lignée.
Chacune et chacun viennent à nous dans une partie qui lui est consacrée presque intégralement. Ils sont cinq pour quatre générations. Leurs cinq histoires, faites de souvenirs et de rapprochements qu’ils font en même temps que nous, constituent l’intégralité de cette saga pour le moins hétéroclite. Malgré la complexité de l’ensemble, l’utilisation de l’espace temporel notamment, aucun personnage n’est laissé sur le bord de la route à la fin du roman et tous les secrets-intrigues-mensonges-dissimulations mis à jour.
Ces cinq personnages, les voici, des plus âgés à la plus jeune, soit dans l’ordre chronologique de la vie. Rassurez-vous, je ne dévoile rien car les apparences sont trompeuses et les liens familiaux loin d’être simples.

1908. « Les deux frères » Harris et Everett ont neuf ans lorsqu’ils arrivent, projetés de deux trains entrés en collision dans un village de Colombie-Britannique. Ils sont hébergés dans une cabane appartenant à une veuve, aux frais des villageois. Le nom de Greenwood leur est donné par ces derniers qui les appelèrent d’abord « Les enfants au bois vert »« The Green Wood Boys » car ils vendaient à 12 ans déjà du bois coupé et débité par leurs soins, mais vert, sur le bord des routes.
1934. Pendant le Dust Bowl, Everett Greenwood, rentré déglingué de 14-18, puis devenu hobo, débarque avec un bébé, prénommé Gousse, chez Temple Van Horne, qui tient une sorte de soupe populaire dans sa ferme d’Estevan. Everett, qui reste évasif sur l’origine de ce bébé, sera accusé d’avoir enlevé, puis tué la petite fille avant d’être poursuivi, arrêté, condamné et incarcéré.

1974. Le petit Liam Feeney Greenwood a un mois lorsque sa mère Willow vient à assister aux obsèques de son père, Harris.
2008. Après une grosse chute, Liam Greenwood se retrouve allongé par terre, inconscient. Il est seul et l’issue est incertaine. Nous apprenons que son ex-compagne Meena a donné naissance à une petite-fille, Jacinda, qu’il n’a jamais vue.
2038. Au moment où commence l’histoire dans les pages, Jake (Jacinda) est garde-forestière dans la forêt primaire de Greenwood Island.


Fin du passage « superflu ».


Quelle belle idée de prendre la souche d’un gros arbre et ses anneaux comme base de construction d’une longue saga. Michael Christie nous fournit même en ouverture la tranche d’un arbre (photo ci-contre), assimilant la généalogie humaine à celles des arbres.
L’arbre généalogique d’une lignée est habituellement présenté sous forme d’arbre branchu sur pied stylisé, de plus en pointu à mesure que le couple à l’origine de la famille se rapproche. Il représente ici le passage du temps sur une coupe basse (et large) du tronc et l’origine de la famille se trouve en son plein centre, 1908. Et si les anneaux marquant les années ne sont pas parfaits, c’est qu’ils sont comme les années : inégaux : plus ou moins clairs, plus ou moins espacés selon leur qualité climatique.

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Pour ce qui concerne l’écriture, elle est à l’aune de tout le reste : « impensablement » maîtrisée (en VO et en français, la traductrice une fois encore est à la hauteur). Il est impératif de lire certains passages à voix haute, pour le plaisir oui, mais avant tout pour la compréhension du texte  dans les passages les plus « techniques », ceux de 2038 notamment , mais surtout pour débusquer la poésie cachée un peu partout dans les pages, tout comme les sentiments inavoués, mal ou peu exprimés par pudeur dans les dialogues. Un poète irlandais, Liam Feeney, devenu « descripteur » pour un aveugle à qui il lit des poèmes, figure parmi les personnages principaux, dont il est l’un des plus loyaux, des plus fidèles.
Les mots s’écoulent, toujours fluides, mais au rythme des vies racontées : avec des périodes calmes et d’autres haletantes. Certaines scènes, très émouvantes, sont superbement dépeintes, avec une grande retenue dans l’expression des sentiments.

Côté romanesque, là aussi nous sommes servis. Dans toutes les époques, la tension vire souvent au suspense, un suspense d’autant plus efficace que la construction inouïe de l’ouvrage permet à son auteur de laisser un chapitre en suspens et de le reprendre plusieurs dizaines voire centaines de pages plus loin. Fort heureusement, les chapitres portent des titres très explicites, ce qui est pratique pour retrouver un sujet ou une situation rapidement. Certains passages se lisent la peur au ventre, comme l’accident de Liam et là encore le suspense est d’autant plus marqué qu’ils sont étalés sur deux parties.
Cette construction inédite, en tout cas pour moi, est un point fort du roman. Elle a dû être une sacrée gageure pour Michael Christie. En fait, dans toutes les fictions ou presque, le temps romanesque démarre au présent et remonte dans le passé d’un bout à l’autre, ou bien défile chronologiquement en avançant, quitte à prendre, parfois seulement, des chemins de traverse afin d’aller et venir dans l’espace-temps pour éclaircir ou expliquer un détail.

De belles descriptions parsèment les pages, des subtilités pour passer d’une histoire à une autre, qui sont autant de surprises agréables. En 2008 par exemple, l’auteur utilise une bien jolie façon de passer d’un chapitre à un autre : dans la dernière ligne du premier chapitre de cette année, Liam Greenwood a 34 ans. Et page suivante, le second chapitre commence ainsi : « Voici que Liam a de nouveau dix ans ».



Mon regard sur le livre. Lorsque le dernier arbre est avant tout un livre qui se mérite. Et qui mérite des lecteurs par centaines de milliers. C’est juste un monument de littérature dont on sort grandi tant l’on se sent concerné. Il m’a habitée des semaines durant et je l’ai relu dans tous les sens. En constatant que ça fonctionne dans l’ordre ou le désordre. On en relit obligatoirement des passages car il est si foisonnant qu’on a forcément raté quelque chose. Sa construction complexe est habilement fractionnée et toujours maîtrisée.
Il est difficile de croire au point final d’une telle lecture. C’est un livre-monde aux qualités impossibles à énumérer. Mieux vaut dire qu’il est parfait, exception faite (quand même !) d’un « léger » détail : son poids ! Un sacré pesant de lecture qu’il vaut mieux lire assis qu’incliné voire allongé… Sans doute parce que l’éditeur a utilisé « du papier issu de forêts gérées de manière responsable ».

Les personnages principaux sont d’une épaisseur psychologique rare. Que ce soient les deux frères et leurs « descendants » ou les personnages secondaires, tout aussi importants, tous sont très incarnés. Ainsi Temple, femme au grand cœur qui ouvre sa table et sa bibliothèque à tous les mal lotis et ils sont nombreux dans les années 30-40 : misérables, victimes du Dust Bowl, vagabonds, sans travail, vétérans, anciens prisonniers, voleurs, assassins et j’en passe dont un « kidnappeur » d’enfant…
Au rang des vraies bonnes personnes Liam Feeney, poète ET homosexuel irlandais, deux statuts pas particulièrement bien vus au Canada, descripteur pour l’aveugle de l’histoire. Un homme probe, fidèle en amour et en ses principes qui irait jusqu’à se « sacrifier » quand il lui faudra faire un choix.
Et puis le méchant de service, il en faut un, c’est Harvey Lomax, l’homme « de main » chargé des besognes les moins glorieuses pour faire rentrer les fonds des débiteurs de son patron, le richissime et tout-puissant R.J. Holt. Lomax est totalement à la merci de celui-ci, qui a pris une hypothèque sur la maison qu’habitent sa femme et ses sept enfants. On lui pardonnerait presque s’il n’était accro à l’opium et au laudanum qu’il a commencé à prendre pour des douleurs extrêmes dans le dos (Question de principe parfaitement idiote de ma part).
Enfin, Euphemia Baxter, prostituée érudite au cœur tendre qui joue un rôle court mais essentiel dans l’histoire et dont le journal écrit en 1934 est l’objet de toutes les convoitises et de toutes les poursuites.

Les deux frères Greenwood sont aussi dissemblables qu’il est possible de l’être. Harris, riche et puissant, est un homme d’affaires impitoyable qui se vante d’avoir fait abattre à lui seul la moitié peut-être des arbres canadiens, que pourtant je n’ai pu me résoudre à détester pour son charisme et ses débuts difficiles, même s’il ne parvient pas à pallier par son panache son manque quasi absolu de sentiments excepté pour son frère et la personne qu’il aime.
Quant à Everett, vagabond impulsif voire agressif s’il se sent menacé, romantique à souhait, c’est de loin mon personnage préféré. Il a été trahi mais n’a pas trahi en retour même après trente-huit années passées en prison pour le meurtre d’un bébé. Les frères Greenwood, tout comme les frères « de sang » s’aiment et se détestent, se battent souvent, par jeu, mais se respectent pour ce qu’ils sont.

Les autres personnages principaux : Willow, Liam et Jake (Jacinda) sont leurs descendants. Je vous laisse les découvrir car trop en dire pourrait nuire au suspense. Leurs relations, presque toujours conflictuelles, sont d’une manière générale difficiles, pétries de sentiments contrariés et contradictoires, d’amour parental ou filial, d’admiration et de détestation. Tous tentent non pas de régler leurs comptes avec leurs ascendant(s), pas forcément par amour ou détestation mais afin de trouver leur place dans la lignée des Greenwood et dans la société. Sans doute aussi parce qu’ils sont tous des enfants uniques.
A leur manière, tous les personnages contribuent à l’intérêt romanesque. L’histoire vire même parfois au roman d’aventure : rapt d’enfant, courses-poursuites, quiproquos, chasse à l’homme, trahisons, c’est de la folie pure.
Et tout cela car le bois est présent dans la vie de chacun.

Oui, le personnage essentiel de ce livre, c’est lui, le bois. Il est omniprésent, sous toutes ses formes : sur pied, en meubles, traverses, planchers, en graines et… brûlé même. D’une manière certaine il régit le destin des Greenwood.
Tous les personnages qui portent le roman, principaux ou non, sont concernés de près par les arbres et leur bois. Le Grand Pin de l’Oregon, antédiluvien, impérial, le préféré de tous pour des raisons diverses est même un personnage à part entière dont la famille craint la disparition. Harris vit de l’abattage en masse, parfois sauvage et devient un magnat de l’exploitation forestière, puis de l’industrie du bois, profitant des deux guerres mondiales et des besoins énormes de l’Europe pour sa reconstruction.
Elwood l’utilise pour construire des clôtures, des meubles et des décors.
Willow, une « écologiste dévote » selon son fils, pour ne pas dire acharnée, en tout cas très engagée, tente de défaire ce que son père a fait en replantant des arbres.
Puis Liam, ­qui admire en secret son grand-père Harris, utilise du bois recyclé pour construire des charpentes et des meubles de luxe destinés aux riches.
Enfin Jake, la plus rebelle peut-être de la famille, au moins aussi active que sa grand-mère Willow. Dendrologue de haut niveau consciente de la gravité de la déforestation mondiale, elle fait visiter à son corps défendant une des seules forêts primaires existantes, celle de… Greenwood Island. Son lien avec les grands arbres est physique.


Durant toute la saga le bois est, économiquement parlant, au même niveau que l’or et le pétrole, grâce notamment au boom de l’après-guerre de 14-18 dans le monde entier. Nous lisons énormément de choses sur le bois et sur les arbres dont il vient. Notamment quand et comment se sont fait dévaster les forêts primaires des Etats-Unis et du Canada par une course à l’abattage dès le milieu des années trente, conjuguée pour ce qui concerne Harris Greenwood à une commande pharaonique pour les Japonais, au grand dam des Etats-Unis qui ont déjà le Japon dans leur collimateur depuis l’invasion de la Mandchourie puis de la Chine.

Avec les conséquences de cette surproduction-dévastation sur les conditions de travail inhumaines des bûcherons dont plusieurs milliers sont morts à cette période au Canada.
Harris est un capitaliste avant la lettre. Sur ses chantiers d’abattage, pour assurer les grosses commandes, les hommes font les 3/8, 7j/7, certains meurent accidentellement devant ses eux et il lui faudra du temps pour qu’il souhaite que cela cesse.

Outre l’empire du bois, sa vie, ses modes de communication, ses mauvais traitements par l’homme, son abattage sauvage et la saga familiale dramatique et passionnante, Michael Christie aborde des thèmes sociétaux contemporains innombrables. Sur une histoire qui court sur 130 ans, c’est tout à fait normal, mais la manière dont ils sont développés est elle aussi impressionnante : très documentée et coulant de source, même les passages très scientifiques de l’année 2038. Nous apprenons des techniques de travail du bois, notamment les traitements successifs pour fabriquer un… Stradivarius ni plus ni moins !

Parmi ces thèmes, l’importance des mots. Pour le poète qui lit des poèmes à voix haute et décrit de manière poétique au personnage aveugle les paysages. Pour Euphemia qui rêve d’être « dépassée par les mots » en devenant une écrivaine « comme Virginia Woolf ». Pour Everett même (pourtant illettré) qui apprend à lire avec Temple et comprend que le journal d’Euphemia, qu’il cache depuis qu’il l’a trouvé, est la clé de toute l’histoire et que « c’est tout ce qu’a cette gamine pour savoir d’où elle vient ». Et surtout, les innombrables mots contenus dans les dix mille livres de la bibliothèque constituée par Temple ­ ancienne institutrice qui n’appréciait dans ce métier que l’apprentissage de la lecture ­dans la chapelle de sa ferme.
Parmi ceux que je ne connaissais pas ou avais oubliés : « obusite, dramuscules, dendrochronologie, mycélien, cambium, xylène, lignine, aubier, duramen… L’on se sent forcément moins ignorant en lisant de tels livres.

La Crise de 1929 et le krach boursier aux Etats-Unis et au Canada voisin, dont le monde entier mettra des années à se remettre et qui a mis des millions de vagabonds (brigands, vauriens, crève-la-faim, miséreux avec ou sans travail, repris de justice, prostituées) sur les routes, sert de toile de fond historique à la partie qui se déroule en 1934 et contribue pour une large part aux conditions de vie des personnages, du plus riche aux plus pauvres.
Nous lisons : « Il lui semble que le krach a frappé Toronto plus durement que Saint John. On dirait qu’un obus a explosé, chargé non pas de poudre mais de misère et de désespoir. Sur les bancs et les perrons, des gens dorment, couchés sur des manteaux, des cartons paraffinés ou des nattes. Ils se réveillent les vêtements maculés de fientes d’oiseaux, les joues grêlées par les irrégularités du trottoir et la peau noircie par l’encre des journaux ».

LES HOBOS
Aux États-Unis, le terme hobo désigne un travailleur sans domicile fixe se déplaçant de ville en ville, le plus souvent en se cachant dans des trains de marchandises, et vivant de travaux manuels saisonniers et d’expédients. Le terme pourrait se traduire par « vagabond ». Ce ne sont pas des clochards mais des travailleurs sans qualification ni domicile fixe, mis sur les routes par la Grande Dépression. Celle-ci, consécutive à la crise boursière et à la faillite des banques, le krach d’octobre 1929, s’étalera jusqu’à la fin des années 30, prenant très vite une dimension internationale et préparant l’accès au pouvoir d’Adolph Hitler et ce qui s’ensuivit. Les hobos étaient poursuivis par la police du rail et la police tout court, souvent accusés, à tort ou à raison, de bien des méfaits.
De grands écrivains : Marc Twain, Jack London, et plus récemment Jim Tully avec son très émouvant Vagabonds de la vie, Autobiographie d’un hobo les ont mis à l’honneur dans leurs livres.
Et Michael Christie en a fait ici
un de ses deux personnages essentiels.

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Les pages sont aussi traversées par d’autres événements locaux et internationaux qui ont marqué l’Histoire mondiale : les échos et les conséquences de la « Grande Guerre » avec « l’obusite », « la blessure de l’esprit que les soldats peuvent recevoir au combat », dont ont souffert Everett et tant d’autres jeunes soldats de son âge.
Everett tente d’en parler à Temple en 1934, sans réussir à le faire : « Avec quelle facilité elle (Temple) a fait le lien entre ce qu’il a vu pendant la guerre et la confusion qu’il éprouve depuis, comme si une lame lui était entrée par les yeux pour se briser dans son crâne. Des visions qui, dans les premiers jours des combats, l’ont rendu incapable de parler ou de dormir plus de quelques heures d’affilée : il a dû aller dans un hôpital spécial pour les soldats qui souffraient de la même chose».

La grande tragédie environnementale que fut le Dust Bowl des années 30-40, déjà mentionné dans La terre des Wilson de Lionel Salaün. Cette décennie qui fut une période de sécheresse intense, subit des tempêtes de poussière successives qui ravagèrent le centre des USA et le Canada, constituant une catastrophe humaine et écologique de grande ampleur. Le cyclone qui se déroule chez Temple en 1934, dont la description donne une dimension quasi surnaturelle au roman, a causé la destruction d’une bibliothèque de dix mille livres en quelques secondes.
« Il lui semble que l’atmosphère elle-même est saisie de convulsions. Elle apprendra plus tard que le cyclone faisait plus d’un kilomètre et demi de large lorsqu’il a atteint Estevan et qu’il a traîné sa lame hélicoïdale comme une charrue sur près de 80 kilomètres avant de finalement se dissiper. Le vent dévorateur soulève mainates, poules, chiens de prairie, vaches, corbeaux et lièvres, animaux sauvages ou domestiques, peu importe et les fracasse contre les objets qui tourbillonnent dans les airs. Les lignes télégraphiques se rompent, les automobiles font des tonneaux et finissent écrabouillées, les wagons quittent les rails pour tourner paresseusement comme des avions sans ailes. Les silos à grain se transforment en derviches de planches et de clous, et presque tous les arbres de la région sont déracinés aussi facilement que des carottes arrivées à maturité.

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Temple entend sa maison céder en premier : un tintamarre de bois et de carreaux brisés, projeté sur un rayon de 30 mètres. Quand le vortex s’approche de la Chapelle, elle sent la pression atmosphérique chuter : les fenêtres implosent au-dessus d’elle en un million d’éclats de verre, comme autant de mitraille sur le sol poussiéreux. Et lorsque le cône rugissant s’attaque à la bibliothèque, le toit se décroche dans un grincement suraigu de clous arrachés et une sorte d’inhalation monstrueuse. Puis vient ce bruit inimaginable que Temple Van Horne n’oubliera sûrement jamais, de toute sa vie : dix mille livres aspirés vers le ciel, d’un seul coup”.

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Cette tempête de poussière est décrite, comme souvent chez les auteurs hyper doués capables de séparer la beauté visuelle de la laideur intrinsèque de ce qu’ils ont devant les yeux, comme quelque chose de beau, de puissant.
Elle ne peut que nous faire penser, dans une moindre mesure, au sirocco venu du Sahara récurrent en cette année 2021 dans le sud de la France, qui colore le ciel d’un bel orangé inquiétant, et plus encore à celle de 2003 dont le sable remontait jusqu’à la région parisienne.

L’importance d’avoir des racines enfin, quelles qu’elles soient « d’avoir une histoire à raconter », une transmission à recevoir et à assurer, des repères tout simplement, surtout quand on est enfant unique, orphelin (e), et que le monde s’efface peu à peu. Chacun des personnages, excepté les frères à l’origine de la famille, est en quête d’identité et, récusant les mensonges entendus, comprend qu’on lui a toujours tu tout ou partie de son histoire et que leurs souvenirs personnels, même quand ils les convoquent pensant leur fin prochaine après les avoir enfouis dans leur mémoire, ne suffiront pas à reconstituer le tissu familial, « l’arbre généalogique » qui pourtant existe aussi pour eux…

Lorsque le dernier arbre – le titre français est le début d’un texte de Sitting Bull que vous trouverez un peu plus loin dans ces pages  ­est un livre que l’on n’a pas envie de quitter, rempli de personnages que l’on veut fréquenter davantage, quel que soit le degré de sympathie ou d’antipathie qu’ils nous inspirent ; une histoire qui malgré ses six cents pages et le gros siècle qu’elle couvre, nous accroche à ses détours, à ses détails, à ses drames. Un livre humain, immensément riche, profondément touchant et dont le sujet prête à réflexion en raison de son actualité urgentissime. Un diamant brut hautement littéraire.

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Si c’est par la voie romanesque que Michael Christie a abordé un thème aussi grave que la déforestation, fait de l’homme au XXe siècle puis du Grand Dépérissement par la suite, ce n’est ni pour dédramatiser ce qu’il dit (voir son interview en fin de chronique), ni pour nous donner une leçon théorique sur les effets engendrés par cette déforestation et le réchauffement climatique. Mais pour que sa fiction aboutisse à ce que nous nous posions de manière naturelle LA question rhétorique : y a-t-il un lien entre le début de la mort des arbres millénaires par maladies et la manière dont ils ont été « traités » pendant plus d’un siècle ?

Et en question subsidiaire : cette histoire commence en 2038. Vingt ans d’écart seulement avec la sortie canadienne de ce roman. S’agit-il vraiment d’une dystopie ? L’essentiel se déroule de nos jours. Alors, non, ce n’est pas une dystopie. Mais une histoire d’aujourd’hui. 2018, c’était hier, 2038 c’est aujourd’hui.
Michael Christie n’a eu d’évidence aucun mal à décrire cet écart de vingt ans et cette version est devant nos yeux depuis déjà pas mal de temps. Mais, outre les climatologues et autres scientifiques, seuls les gens éclairés dont les écrivains osent le dire, le crier.
Dans ce roman, les progrès technologiques ont été suivis au fil des époques (bien aimé l’utilisation du télégramme pour les messages urgents « rapides », largement oublié-remplacé par les téléphones portables de plus en plus connectés)… La sécheresse quasi constante a engendré, entre autres calamités, une pollution plus grande, avec des conséquences néfastes et irréversibles sur la santé, ­la plus grave étant une nouvelle forme de tuberculose, la « craqueuse » dont la toux brise les côtes, surtout celles, fragiles, des enfants qui meurent par milliers.
En parallèle une consommation toujours plus forte des énergies restantes, les besoins ayant augmenté pour climatiser et purifier (ou tenter de le faire) l’atmosphère chargée de poussière comme au temps du Dust Bowl mais de manière constante. Le fossé riches-pauvres s’est fatalement transformé en puits sans fond et les pauvres ne peuvent ni manger à leur faim, ni se protéger un tant soit peu de l’air ambiant, encore moins se faire soigner. Sans parler des migrants « climatiques » dont s’éloignent au maximum les privilégiés de plus en plus rares mais de plus en plus riches.

A travers cette saga, sa lignée de personnages de chair et de sang dont la vie gravite autour du bois et dont les idées divergent sur le sujet, Michael Christie nous met d’une façon très humaine, faisant appel à nos propres sentiments, devant les faits : leur réalité, leurs causes et leurs effets. Et dans son interview (lien ci-dessous) il nous livre son pessimisme quant aux années à venir : la Terre n’a jamais été aussi près de céder à la pression de l’homme. Se retournera-t-elle contre ce dernier ? Nombreux sont ceux qui le pensent…

Tout bien considéré, à titre tout à fait personnel, je proposerai bien que l’on supprime définitivement le mot « dystopie » du dictionnaire. Les grands auteurs du genre ­ ils sont nombreux et impossibles à citer  ont fait ce qu’ils pouvaient. Puisque la dystopie n’existe plus, autant parler directement de « science-fiction » et franchir des périodes de cent ans à partir de notre présent car l’étau se resserre de jour en jour et nous ne faisons rien ou peu.



Grâce à de tels romans mêlant la quête d’identité, l’aventure, les rapports humains, le besoin des mots, l’histoire d’un siècle au Canada, aux USA (et partout dans le monde avec les conflits), l’action et le suspense continu à l’écologie, à l’urgence de réagir maintenant (et pas en 2038 !), nous ne pourrons plus dire que nous n’avons rien vu venir.
Qui sait si celui-ci, romanesque et sérieux à souhait, pourrait enfin nous amener à nous demander s’il n’est pas déjà trop tard pour épargner ce qui reste de la planète. D’après ce que j’entends sur la glace du Groenland, sur le niveau du Colorado et sur les arbres en feu des pays méditerranéens, j’ai bien peur que nous ayons infligé à la Planète Terre le maximum qu’elle puisse endurer sans réagir…

Michael Christie réussit à nous convaincre sans nous donner de leçon car nous sommes tous à même de comprendre que le personnage d’Harris Greenwood n’est pas unique en son genre. Avec tous ces atouts, Lorsque le dernier arbre, incroyable voyage dans le temps, est un pur chef-d’œuvre, encore un, oui, de cette si brillante collection Terres d’Amérique et de son découvreur de merveilles.

Il est (déjà) programmé pour une série, son sujet, sa construction (idéale pour ce genre vidéo) et ses personnages s’y prêtant amplement. Si cette série pouvait donner aux spectateurs l’envie de lire le roman, ce serait doublement payant pour la Planète. A condition de le lire, ce que je conjure de faire ceux qui auront « raté » le livre mais regardé la série. Ou, en attendant la série, d‘acheter celui-ci dès sa sortie les yeux fermés !

En ce qui me concerne, je le relirai une quatrième fois c’est sûr, le recommanderai en groupe de lecture et l’offrirai autour de moi. Et commencerai par lire le premier ouvrage de Michael Christie, Le jardin du mendiant. Des nouvelles. Je n’aime pas trop les nouvelles, je préfère m’installer dans la durée avec les personnages. Mais un tel auteur va me faire changer d’avis à coup sûr… Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis. ça vaut le coup de vérifier l’adage.

Pour finir cette chronique, seulement trois mots : Bravo. Merci. Encore.


MORCEAUX CHOISIS

LA PHRASE DU LIVRE, dans la bouche de Willow
qui s’adresse à son fils :
« La nature est plus grande que toute l’humanité réunie ».

Et celle de Michael Christie
à la fin de son interview ci-dessous :
« Je pense que le réchauffement climatique est l’une des pires menaces ayant jamais pesé sur l’humanité. ».



1934. Liam. « Liam ne s’est jamais intéressé à la politique. Ni à l’art. Pas plus qu’à la spiritualité. Depuis son plus jeune âge, il admire les gens qui travaillent, et particulièrement ceux qui vivent de leur labeur, comme son grand-père Harris et sa grand-tante Temple. Il a envisagé de devenir bûcheron, juste pour emmerder sa mère, sauf qu’il sait que les abatteuses-lieuses font désormais tout le travail et qu’une forêt entière peut être rasée sans qu’aucune main humaine touche la moindre écorce ».

1934. Liam. Les temps sont durs. Pas durs comme dans les années 1930, quand sa grand-tante Temple tenait une soupe populaire sur sa ferme, mais durs autrement, même dans les villes comme New York où il y a de l’argent. Et quand les temps sont durs, les gens ont besoin de la consolation d’autres temps durs, ceux du passé ou de futurs imaginaires dévastés, pour être soulagés de la douleur du présent qui les englue ».


1934. Everett. Une belle description : « Le convoi rugissant passe devant des champs crêpelés, des rivières paresseuses, des granges à l’abandon, des enclos envahis d’herbes folles, des poulaillers et des bosquets de toutes les essences d’arbre imaginables. Quand la nuit tombe, les yeux de Gousse sont pleins d’étoiles et la lune, blanche comme une tranche de radis, baigne de lumière la forêt ébouriffée. L’espace d’un instant, ils         perçoivent un carcajou qui aiguise ses griffes sur une souche, et puis deux chevreuils, oreilles dressées, pétrifiés, comme s’ils avaient été surpris en train de commettre un méfait plutôt que de mâcher du trèfle au milieu de nulle part ».

1934. Lomax. Une réflexion bien sombre et parfois avérée  : « Prédicateurs et politiciens clament souvent que les épreuves nous rapprochent les uns des autres. Qu’un immense désastre comme la Grande Dépression fait ressortir ce qu’il y a de plus noble et de meilleur en nous. Mais au cours de sa longue vie de souffrances et de batailles, Harvey Bennett Lomax aura été témoin de l’exact opposé. Ce que l’expérience lui a appris, c’est que plus les temps sont durs, plus nous nous comportons mal les uns envers les autres. Et ce que nous avons de pire à offrir, nous le réservons à notre famille ».


1974. Willow«S’il est vrai que les Etats-Unis se sont construits sur l’esclavage et la violence révolutionnaire, alors assurément son propre pays, le Canada, est né d’une indifférence cruelle, vorace, envers la nature et les peuples autochtones. ‘’Nous sommes ceux qui arrachent à la Terre ses ressources les plus irremplaçables et les vendent pour pas cher à quiconque a trois sous en poche, et nous sommes prêts à recommencer le lendemain’’ ­ telle pourrait être la devise des Greenwood et peut-être même du pays tout entier ».

1974. WillowUne pensée d’une justesse vérifiable aujourd’hui si pensons à la Terre que nous laissons à nos enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, à toutes ceux qui ont dix, vingt, trente ans ou davantage de moins que nous.
« Pourquoi les gens sont-ils programmés pour vivre juste assez longtemps pour accumuler les erreurs, mais pas pour les réparer ? Si seulement nous étions comme les arbres, se dit-elle. Si seulement nous avions des siècles devant nous. Peut-être alors pourrions-nous redresser tous les torts que nous avons causés ».


2008. Liam. Il fait l’éloge du bois, matière première la plus noble qui soit : naturelle et immortelle si elle est bien « entretenue ». « Le bois, c’est du temps capturé. Une carte. Une mémoire Cellulaire. Une archive. C’est pourquoi, d’après Liam, les menuisiers-charpentiers comme lui ne manqueront jamais de travail. Parce que les gens voudront toujours avoir du bois près d’eux, que ce soit dans leurs maisons, au sol, aux murs ou au plafond, dans les cannes sur lesquelles ils s’appuient en toute confiance, leurs plus beaux instruments de musique, les objets transmis de génération et les vieilles chaises à bascule, et ­ plus significatif encore ­ les boîtes qui facilitent leur dernier voyage en terre ».

2038. Jake. « Si l’Histoire était un livre, l’époque présente en serait sans doute le dernier chapitre, non ? Ou est-ce que toutes les époques ont cru ça ? Que la vie allait fatalement cesser et c’était forcément la fin des temps ? Au pire de la Grande Dépression, Euphemia écrit que la société ne peut perdurer. Pourtant le monde a continué. Encore. Et encore. Année après année. Couche sur couche. Des claires et des sombres. Le duramen puis l’aubier ».


« Et si la famille n’avait finalement rien d’un arbre ? se dit Jake tandis que le duo marche en silence. Si c’était plutôt une forêt ? Une collection d’individus mettant en commun leurs ressources via leurs racines entremêlées, se protègent les uns les autres du froid, des intempéries et de la sécheresse – exactement ce que les arbres de Greenwood Island ont fait pendant des siècles. Même si Euphemia Baxter n’est pas l’arrière-grand-mère de Jake et Harris Greenwood pas son arrière-grand-père, même si Jake n’a jamais vu son père Liam ou sa grand-mère Willow, ce sont tous des Greenwood. Et elle les porte en elle, engrainés dans sa structure cellulaire : ils ne font peut-être partie de son arbre généalogique, mais de sa forêt généalogique, si. Et qui mieux qu’une dendrologue pourrait savoir que c’est la forêt qui compte.
Ce dernier passage est à méditer. Les pensées de Jake pourraient aller jusqu’à sous-entendre qu’une famille peut être constituée en dehors des gênes, comme c’est un peu le cas ici, une famille « composée » de pièces rapportées, choisies (parmi nos amis, tous nos proches, notre famille éloignée) ou encore « recomposée » par la force des choses de la vie d’aujourd’hui. Gageons que Jake s’y emploiera. Si Dame Nature lui prête vie.

¿?¿ A QUOI ÇA SERT DE LIRE ?¿? :
Ici, à admettre que nous nous sommes trompés sur toute la ligne. Et à répéter autour de nous que la littérature peut SAUVER LE MONDE ! Il suffirait qu’on lise…

Commentaire(s):

  1. Un très beau roman qui vous happe littéralement dès les premiers chapitres. Il commence comme un conte, l'histoire de deux orphelins devenus frères inséparables puis ennemis, et nous fait réfléchir à l'avenir de notre planète toute entière, à notre part de responsabilité quant à l'inéluctabilité de cet avenir, mais aussi à ce qui lie les êtres, à ce qui fait les familles.

  2. D’accord avec Cathy, ma popine la Serial Lectrice, c’est un chef-d’œuvre et merci à Francis Geffard de nous offrir de tels pépites qui réchauffent le cœur et réconcilient avec l’être humain. Que de beaux personnages, à commencer par « les arbres » qui sont, pour moi, le personnage principal du livre. Et merci à Bouquivore de chroniquer intelligemment ses lectures pour le plaisir des lecteurs et surtout lectrices qui ne sont jamais déçus par ses conseils.
    Peine et tristesse de quitter le monde enchanté des arbres mais quel bonheur d’y avoir passé de longues heures enchantées. Ce fut une magnifique façon d’entamer la rentrée littéraire 2021 et la perspective de nombreux souvenirs puisqu’on n'oublie pas une telle merveille qui revient régulièrement titiller les méninges !

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