Le Docteur Fron est un médecin généraliste « à l’ancienne ». L’exercice de la médecine généraliste a été pour lui un idéal, pas un métier ou une profession.
Arrivé à la retraite, il revoit cette vie de médecin toujours présent à l’aune de celle de ses patients, ses « compagnons de route ».
Et nous en offre ce récit.
L’histoire est autobiographique. Arrivé à l’âge de la retraite, le Docteur Fron n’a aucune envie de se séparer définitivement de ses patients. Il a suivi bien d’entre eux pendant plusieurs générations et les a vus grandir, mûrir, vieillir. Et forcément certains l’ont marqué plus que d’autres, pour des raisons variées.
Jeune, après une période d’hésitation, le Docteur Fron choisit d’étudier la médecine et d’être médecin de famille. Homme de terrain grâce à une pratique intensive du football durant sa jeunesse – le sport mène à tout lui aussi -, il ne se contente pas d’étudier dans les manuels universitaires, il devient « infirmier de nuit et étudiant hospitalier le jour”. Guère intéressé par une spécialisation, il souhaite voir les gens, les situations, « être plongé dans l’existence ».
De services d’urgences (gardes et appels) en journées 24/24, il finit par ouvrir son propre cabinet rue Monge, dans le cinquième arrondissement de Paris. Sa vie se déroule alors au rythme de celle des patients qu’il reçoit dans son cabinet ou visite à leur domicile. Jusqu’au moment de sa retraite qu’il commence en écrivant les bons (et les moins bons) souvenirs de ces fragments d’existences. Pour lui un regard en arrière lucide et nostalgique, pour nous un grand plaisir de lecture.
Le livre est écrit sous la forme d’un journal continu, chronologique mais rarement daté avec précision, avec des allures de roman épistolaire ou de nouvelles très courtes. Les chapitres, courts eux aussi, relatent de manière extrêmement concise une consultation ou une visite de patient(e) et l’essentiel de la vie de cette personne. Quelque cinquante vies parmi celles qui ont le plus marqué le Docteur Fron. Sur un ton simple, clair, modeste mais lucide, qui confère à l’ensemble une belle authenticité et une grande humanité. Il le dit lui-même en interview, cette cinquantaine de vies représente au bout du compte l’histoire de sa propre vie.
Un regard sur le livre. Au premier abord, l’histoire paraît simple. Mais elle est complexe et multiple. Celle du Docteur Fron n’est que peu évoquée. Ce sont les vies qui l’ont interpellé (et forcément les patients qui les ont vécues) qui remplissent les pages. Quarante années au service de ses patients à qui il s’est dévoué presque corps et âme. Et, à travers ces expériences et ces anecdotes privées, le Docteur Fron nous livre quelques réflexions personnelles mais d’ordre général qui donnent à réfléchir, notamment l’évolution de cette profession qui doit, pour être exercée aujourd’hui encore, découler d’une véritable vocation.
Quiconque a bénéficié à un moment de sa vie de cette médecine familiale intergénérationnelle de la part d’un homme (ou d’une femme) souvent simplement appelé.e « Docteur » par les familles, l’entend parler dans ce récit. Et, qui sait, s’y retrouve dans le rôle du patient.
Le Docteur Fron est un homme « de terrain » et d’emblée il le revendique. L’investigation apprise et amassée dans les livres ne lui suffit pas. Il nous confie : “Brutalement, en quatrième année, angoisse. J’avais une conscience absolue de ne rien savoir. J’ai pris la décision de parasiter toutes les consultations qui accepteraient ma présence. Plutôt la clinique que les livres ».
Nombre de sujets relatifs à l’exercice de la médecine d’aujourd’hui (et d’hier) sont abordés. Les lourdeurs administratives, ardues, difficiles à gérer par les patients, qui les refilent purement et simplement au médecin ; l’impact de la Covid et les difficultés engendrées du côté médical : comment concilier cette crise majeure qu’est la pandémie et la crise de conscience personnelle de chaque médecin ; les déserts médicaux,, l’interaction entre le physique et le mental, l’évolution (trop) rapide des technologies médicales, la fin de vie, l’écologie…
Et tant d’autres, toujours évoqués et développés avec de la compassion, mais sans complaisance, avec un parler franc et modéré. Et, forcément, avec le recul du temps, mais pas seulement.
Toutes ces réflexions, d’une grande justesse, nous donnent à réfléchir pour mieux comprendre certaines circonstances et certains dysfonctionnements.
Autre sujet important et controversé de nos jours, sur lequel on revient encore et toujours sans avancer : le droit de choisir sa fin de vie, le droit de choisir de mourir quand tout n’est que douleur, sous forme, entre autres, de dernières volontés :
« Il m’a remis ce jour-là une note manuscrite précisant ses dernières volontés, me disant très simplement et fermement, sans aucune agressivité mais avec autorité, qu’il ne voulait pas souffrir ni être diminué et qu’en aucun cas il n’accepterait une quelconque chirurgie qui pourrait l’amputer, le réduire, l’abîmer ».
Une belle émotion aussi, parfois, éprouvée par le Docteur et son lecteur, comme ici : « À l’écoute de certains patients, il m’arrive d’être touché au cœur, sans pouvoir mettre de mots sur les raisons de ce trouble ». Il en existe pourtant des mots : empathie, sympathie (sentir avec), compassion, bienveillance, respect de l’humain, mais le Docteur Fron est bien trop modeste pour les utiliser…
Et puis, surprise ultime, inattendue, Le Bateau ivre. Oui, celui de Rimbaud, déclamė pour le docteur par une patiente de maison de retraite et dont je ne résiste pas à vous livrer les premiers vers :
« Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentais plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs…
Et pendant que j’y suis, la deuxième strophe :
“Mais, vrai j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeur enivrantes.
Ô que ma quille éclate, Ô que j’aille à la mer”.
Je dirai pour finir que Toute une vie pour eux est un livre à lire absolument. Agréablement écrit, il nous informe, nous amuse, nous émeut et nous met des évidences devant les yeux. Sans prétention acune. Notamment que les conditions d’aujourd’hui ne sont plus celles d’hier loin s’en faut, et demandent aux patients et aux médecins des facultés d’adaptation ; qu’il n’est pas aisé de concilier vie privée et vie professionnelle ; que l’exercice de la médecine générale est un métier difficile, un idéal qui comporte des responsabilités non limitées, donc des risques. Ce tout raconté par un médecin de famille qui considère ses patients comme ses “compagnons de route”…
Ainsi se termine son récit :
“La place du curseur entre responsabilité, liberté et sécurité est de plus en plus difficile à trouver. Nous voulons une médecine qui serait capable de nous protéger de tout. Jusqu’où sommes-nous prêts à être contrôlés dans notre vie quotidienne ? Si la traçabilité est un grand progrès, attention à ce qu’elle ne devienne pas l’essentiel de l’acte médical”.
Oui, que du bonheur de lecture avec ce coup de cœur inattendu… Merci ma popine de me l’avoir suggéré sur mon lit d’hôpital et Laetitia de me l’y avoir envoyé. Maintenant, vous n’êtes pas obligé de le lire dans un contexte hospitalier, je ne vous le souhaite pas. Le lire impérativement cet automne annonçant une nouvelle perçée des virus, oui…
DES MOTS SUR DES MAUX, je cite le docteur :
“Si le corps parle par des maux, il nous faut tenter de mettre des mots sur ce qui nous arrive. Ces mots qui nous traversent, qui nous font advenir. Dans ma pratique, le lien très ténu entre ces deux termes n’a pas tardé à se manifester ».
Sur l’exercice de la médecine de famille aujourd’hui et hier :
« Aujourd’hui ma fille, médecin gastro-entérologue , ne comprend pas que je puisse encore travailler soixante-cinq heures par semaine. Pour mes jeunes collègues qui s’installent comme généralistes , c’est surréaliste. À elle, à eux d’inventer un nouveau rapport au temps, au travail, en tenant compte de la spécificité que représente l’exercice de cette spécialité qu’est la médecine générale, dite libérale ».
Et sur la même comparaison, cette fois à propos de la télémédecine :
“En quarante années de pratique, j’ai vu évoluer la médecine au quotidien. Tout s’accélère. Les termes « usagers » et « consommateurs » s’imposent sans que nous y prenions garde. Faut-il s’y résoudre ? J’aime à penser que l’acte médical engage des êtres humains”.
Et, enfin, la peur persistant après la pandémie qui dévoile une prise de conscience par certains seulement :
“Plus forte’ pourquoi ? Parce que celle-là est un avertissement? La prochaine sera plus dure encore. Le massacre de la nature va continuer. Ils sont prêts à réinvestir, pour relancer la machine. A se précipiter à nouveau dans le mur. Nous sommes gouvernés par des idiots : des âpres au gain. Je suis découragé… Regardez la forêt !”. Etc.
Une réponse
Toujours le mot juste pour commenter un livre, Cathy la Serial Lectrice !
Je vous souhaite, à tous, de trouver un généraliste docteur Fron. Le mien, Docteur D’hooghe à Bruxelles, le vaut largement et j’appréhende son départ puisqu’il est pensionné (traduction belge de retraité). Ce fut une aide précieuse de le consulter, que ce soit pour moi, pour mon amie centenaire, Elise, malheureusement disparue qui disait de lui : « C’est un docteur qui écoute », pour mes fils à qui il expliquait calmement ce qui leur arrivait et même nos réfugiés pour lesquels sa patience n’avait pas de limite ». Une belle rencontre, riche d’humanité, d’empathie et de compréhension.