Philipp Meyer, né à Baltimore en 1974, a travaillé dans la finance avant de devenir écrivain. American Rust est son premier roman. Un premier roman ô combien prometteur puisqu’il a écrit depuis en 2014 Le Fils, qui a connu un succès phénoménal. Un livre, chef-d’œuvre absolu, qui fut pour moi l’équivalent du récent Lorsque le dernier arbre de Michael Christie : un coup de foudre, pas un coup de cœur, que j’ai recommandé des mois durant et que je continue de recommander… C’est grâce au succès de ce second roman que le premier a été traduit en français.
L’on pourrait résumer l’histoire en disant qu’elle met en scène deux jeunes copains, Isaac English et Billy Poe dont l’un commet un meurtre pour sauver la vie de l’autre qu’il croit menacée. C’est exactement ça et forcément bien plus que ça. Les conséquences vont être multiples et concerner toute la petite ville. Et l’on y entre sans frapper…
Après avoir été pendant un siècle la plus grosse région productrice d’acier, la Pennsylvanie de nos jours, après la crise de l’acier, c’est un peu comme notre Lorraine française à la même période. La sidérurgie a éteint ses hauts-fourneaux, les aciéries ont fermé l’une après l’autre et il n’en reste que rouille, misère et désespoir. Le décor est planté, il est noir et froid.
Zoom sur Buell, à soixante kilomètres de Pittsburgh, une petite ville (fictive) industrielle ravagée par la crise, quasiment à l’abandon malgré son passé prometteur. Jolie en son temps mais ne recelant plus qu’usines, gares de triage désaffectées, maisons et jardins à l’abandon. Toutes les boutiques sont fermées elles aussi. Seules lumières dans les nuits, quelques bars louches ni tout à fait ouverts ni tout à fait fermés, dans lesquels viennent boire et se lamenter les rares hommes toujours présents.
Les deux amis, Isaac et Billy ont physiquement vingt ans. Ce sont pourtant encore des gamins, que rien ne semble rapprocher. Leur amitié est aussi improbable que sincère et indestructible. Isaac est un surdoué des maths et un sous-doué de la vie, et Billy, bagarreur dans l’âme, un footeux raté qui a laissé passer son heure de gloire.
Aucun n’a saisi l’opportunité qu’ils ont eue de partir à l’université, sans véritable raison particulière, juste par négligence peut-être. Ils sont restés, c’est tout. Ou bien parce que ce n’était pas encore le vrai « bon » moment et qu’ils pouvaient attendre encore un peu…
Isaac pour s’occuper de son père paralysé après un accident du travail, Billy par manque de motivation et peut-être aussi pour ne pas laisser Grace, sa mère, seule.
Isaac finit par prendre sa décision : sans prévenir, il part pour l’université. Pour ce faire, il vole une grosse somme d’argent à son père et demande à Billy de le suivre, qui finit par accepter, seulement pour un petit bout de chemin.
Ils partent et voilà que tout déraille, presque immédiatement. Réfugiés pour se reposer dans une usine désaffectée, ils tombent sur un groupe de trois SDF violents qui squattaient l’endroit. Pour sauver la vie de Billy qu’un vagabond menace d’un couteau sur la gorge pendant qu’un deuxième agrippe son entrejambe, Isaac, sans même viser, envoie un projectile de fortune – un caillou ramassé sans chercher à savoir – sur celui qui se « contente » de regarder la scène, le plus grand. Celui-ci s’écroule, mort. Presque accidentellement, pas intentionnellement en tout cas. Billy, qui a déjà eu maille à partir avec la justice, est suspecté puis arrêté tandis qu’Isaac s’enfuit en laissant son sac à dos, caché à la hâte, mais sur place.
Voilà : on n’a lu que quelques pages et le scénario y tient tout entier. Le reste ce sont « les effets secondaires », le plus intéressant. C’est parti pour une longue chute, graduellement vertigineuse, vers une fin inéluctable.
A côté de ces deux personnages, d’autres, peu nombreux mais bien présents, vont subir eux aussi les conséquences de ce geste : Henry, le père d’Isaac, en fauteuil roulant et sa sœur Lee, qui a quitté Buell et s’est mariée, Grace, la mère de Billy peut-être la plus attachante, et le shérif chargé du dossier, Harris.
Comme dans Le Fils plus tard, chacun aura sa ‘voix au chapitre’, l’histoire avançant par l’alternance de leurs narrations, dans une chronologie parfaitement respectée.
Les personnages, essentiellement Isaac et Poe se parlent à eux-mêmes, dialoguent avec leur double quand ils en ont un, utilisant le je et le tu dans la même phrase. Isaac s’est même donné un surnom, Le Kid, dont il parle à la troisième personne et à qui il donne des conseils et des ordres, quand ce n’est pas le Kid qui le stimule… Outre un exercice de style réussi, nous y voyons le signe d’une grande solitude morale pour chacun d’eux, de quasi-schizophrénie même chez Isaac, dont les monologues à trois – je, tu et Le Kid – nous démolissent.
Le destin des personnages est en marche dès les premières pages et chacun suit son propre parcours, véritable descente aux enfers pour certains, racontée dans une scène très dure pour Billy. Au cours de « leur » narration, tous revoient les moments marquants de leur vie et ceux qui les ont amenés là où ils en sont.
A la fin, chacun voit son histoire se terminer (plus ou moins mal, plus ou moins bien). A mesure que se tournent les pages, l’on ressent l’inéluctabilité de ce qui va se passer et si l’on est tristement ébahis de ce qui survient, on est aussi de moins en moins surpris. Le déroulement est logique, les malheurs découlent naturellement les uns des autres, ce pour tous les personnages. Ils sont dans une seule et même galère pour des raisons très différentes et très semblables. Mais l’on ne peut s’empêcher de penser qu’avec un soupçon de malchance en moins, tout aurait pu être différent. Destin ou fatalité ?
Pour ce qui est du style, la belle, la très belle écriture, déjà, de Philipp Meyer avec ses envolées descriptives, les réflexions des personnages, son empathie pour eux et son si beau phrasé général. Et la construction parfaite, que l’on retrouve dans Le Fils, qui introduit un rythme particulier et rapide : des chapitres relativement courts, un personnage, un chapitre, un autre personnage, un autre chapitre dans une chronologie malgré tout continue, le rythme Philipp Meyer a déjà sa signature. Le livre est écrit dans un mélange de langage non pas « parlé » mais « pensé » par les personnages et de phrases érudites. Billy et Elliott soliloquent et c’est un véritable bonheur de les « entendre » s’autoréprimander, s’autocongratuler… On est dans le tragi-comique.
L’écriture d’un roman choral requiert une grande maîtrise narrative, mais ici c’est également la traduction que nous pouvons souligner, elle n’a pas dû être aisée avec les temps de conjugaison qui changent continuellement, ainsi que les pronoms sujets, à l’intérieur d’un même paragraphe. Les monologues des personnages se transforment en véritables dialogues, entre eux et leur double intérieur ; ils nous sont bien utiles pour connaître leurs points de vue car ils sont rarement ensemble, Elliott et Bill en tout cas.
Par ailleurs, Philipp Meyer est très attaché à la nature, à la botanique en particulier. Ce ne sont pas les jolies descriptions qui manquent. Au milieu des villes délabrées, des ruines métalliques, le long des chemins boueux pousse une végétation variée dont l’auteur connaît et note chaque plant par son nom : « micocouliers, solidages, symphorine-des-ruisseaux, carya ovata et chêne des marais »…
De quoi ravir les amateurs mais aussi montrer que la nature est plus forte que l’homme et son industrie et finit toujours par reprendre le dessus.
Ayant c’est bien connu horreur du vide, elle reprend le terrain perdu par l’industrie, pas seulement la flore, mais aussi la faune avec le retour des ours et des coyotes dans le pourtour des villes. Une sorte de renouveau après la fin d’un monde. Mais pour combien de temps encore cette omniprésence de la nature avec ce que l’homme lui fait subir ?
Mon regard sur le livre. J’ai lu Le Fils avant American Dust. Or le second roman de Philipp Meyer, même s’il a atteint de véritables sommets dans l’art de la description, la construction et le souffle épique, n’a fait que confirmer son talent exceptionnel avec une puissance narrative décuplée par le temps et la passion de l’écriture. American Dust a cette attractivité de la nouveauté d’un premier roman stupéfiant par sa plume et son humanité.
Les romans policiers, dits autrefois « romans de genre », ont beaucoup évolué ces dernières décennies et dès lors qu’ils placent l’humain et la psychologie des personnages au premier plan, et c’est le cas de celui-ci, ce ne sont plus des romans policiers à proprement parler. Il n’y a pas mieux en littérature pour nous faire découvrir un décor et son envers, une société et ses dessous, en somme l’absolue réalité.
Dans American Rust, il y a un meurtre, une enquête, une fuite et une poursuite, nous sommes bien dans un polar et celui-ci comporte de multiples situations dramatiques, notamment dans la prison avec sa hiérarchie et tout ce qu’elle implique, ainsi qu’une grande part de suspense.
Pourtant American Rust est bien davantage et l’on peut le considérer de différentes manières : comme un road-movie expiatoire d’abord pour l’un des jeunes, comme un roman social noir – chômage, misère sociale, désertification… et les compromissions de ceux qui sont restés.
Certains passages violents sont trippants. Vraiment. Les scènes qui ont lieu en prison, la fuite éperdue d’Isaac et son désir de rédemption final, la décision du shérif, celle du père d’Isaac… tout cela nous prend à la gorge et nous donne à réfléchir intensément. Qu’aurions-nous fait à leur place à tous ? Y avait-il mieux à faire avec ces cartes-là ? Les réflexions personnelles que se font les personnages nous font venir les larmes aux yeux et serrer les poings.
Par-delà toute cette noirceur, il règne une grande beauté, essentiellement liée au charisme des personnages, excepté les vrais méchants, pas si nombreux. Les deux garçons, à la fois si jeunes et si (peu) matures, sont bouleversants. On a envie d’être avec eux, de les soutenir, de les porter, de les aider pour qu’ils s’en sortent. Isaac, via ses doubles qui lui prodiguent des réflexions qu’il n’oserait formuler en tant qu’Isaac, pour ne pas devenir fou et/ou se laisser aller. Il s’autorise même à se nommer Watson avec ironie quand il est à bout.
Billy, pas si ballot qu’il y paraît, sait lui aussi faire vibrer la corde sensible du lecteur car s’il peut sembler moins sympa qu’Isaac, il est celui qui en bave le plus, avec pour seule idée en tête celle de sauver son ami. Tout en mourant d’envie de dire la vérité pour… la vérité. Sa philosophie lucide et sombre de la vie est à pleurer.
Les personnages, principaux ou non, sans exception, trouvent grâce à nos yeux pour tout ce qu’ils nous racontent. Tout comme aux yeux de l’auteur qui les aime et qui les choie.
Ainsi Grace, la mère de Billy, nous émeut quand elle revient loyalement sur son passé, essentiellement sur son histoire avec Billy et sa culpabilisation pour ce qui lui arrive. Sa relation amoureuse – le comble – avec le shérif Harris qui suit l’affaire, ballotté à son tour entre son amour de la vérité et de la justice, et celui qu’il éprouve pour Grace.
Tous sont malmenés comme des marionnettes par un destin mauvais, tenus de réagir sans aucun moyen d’action à des urgences qui s’enchaînent, de courir après la vie en soliloquant tristement.
Les sentiments ne sont pas absents, il y a au contraire beaucoup d’amour : filial, maternel, paternel, amoureux, comme dans la vraie vie. Et énormément d’amitié entre Isaac et Billy qui ne cessent de se perdre en tentant de sauver l’autre. Mais aucune relation ne semble pouvoir durer, pas même celle que Billy entretient depuis des années avec Lee, la sœur d’Isaac, dont le rôle n’est pas lui non plus négligeable.
Enfin, le mythe du rêve américain est mis à mal une fois encore par un auteur nord-américain, jeune de surcroît. Ce n’est pas la même Amérique que celle de Le Fils, mais les promesses ne sont pas tenues pour autant à la fin du XXe siècle, la société américaine a échoué et les grands espoirs ont fait place à la désespérance. N’oublions pas que la Pennsylvanie était le bastion de Donald Trump.
Les premiers romans réussis font toujours peur à celui ou celle qui les lit (et à celui ou celle qui les écrit !). La question se pose fatalement : comment faire mieux la seconde fois ? Eh bien, si vous enchainez le second roman de Philipp Meyer, Le Fils, paru en 2014 (Albin Michel) l’archétype du chef-d’œuvre, sur celui-ci, vous aurez la réponse ! Jamais deux sans trois parait-il… Vivement, vivement le troisième !
American Rust a été adapté en série télévisée de neuf épisodes qui vient d’arriver sur MyCanal avec, notamment Maura Tierney et Jeff Daniels. Je la regarderai, heureuse d’avoir lu le roman avant ! Vous trouverez facilement la bande-annonce sur Youtube. Mais que cela ne vous empêche pas de lire le livre ! C’est un peu le problème des séries : elles sont tellement réussies et proches du livre dont elles sont tirées qu’elles « dispensent » les spectateurs de le lire ! Quand l’auteur du livre participe à l’écriture du scénario de la série et c’est le cas ici, la fidélité à l’œuvre originale est garantie.
LES MOTS DE L’AUTEUR POUR LE DIRE
A l’origine de l’histoire, la mort de la sidérurgie à Pittsburgh et alentour :
« Au sud, c’était la forêt et les mines de charbon. Le charbon qui expliquait l’acier. Ils passèrent devant une autre usine désaffectée et sa cheminée. Il n’y avait pas que l’acier, il y avait des dizaines de petites industries dont dépendaient les aciéries et qui dépendaient d’elles – outillage, revêtements spéciaux, équipements miniers, la liste était longue. Tout ça formait un système complexe : quand les usines avaient fermé, c’est toute la vallée qui s’était effondrée. L’acier en était le cœur ».
Beaucoup de tristesse, de noirceur, de malchance et aussi un certain fatalisme comme le pense Lee, la sœur d’Isaac :
« Mais il n’y avait jamais eu de révolution, ni même rien d’approchant, cent cinquante mille personnes avaient perdu leur emploi et étaient parties sans broncher. De toute évidence, il y avait des responsables, des hommes de chair et d’os qui avaient pris la décision de mettre la moitié de la vallée au chômage, ceux-là mêmes qui avaient des résidences secondaires à Aspen, qui envoyaient leurs enfants à Yale, et dont les portefeuilles d’actions avaient grimpé quand les usines avaient fermé. (…) Mais personne n’avait eu le moindre geste protestataire… Il y avait là, dans cette propension à se considérer comme responsable de sa propre malchance, quelque chose de typiquement américain : une réticence à admettre que l’existence puisse être affectée par des forces sociales, et une tendance à ramener les problèmes plus généraux aux comportements individuels. Négatif peu ragoûtant du rêve américain ».
Des pensées à méditer un jour de grande gaité, dans la tête d’un jeune de vingt ans (un gamin ?), que nous lisons là avec une grande peine :
« Il n’existait pas de solution miracle. C’était lui ou Isaac. Pas moyen qu’ils s’en tirent tous les deux… D’une manière ou d’une autre, il allait devoir passer à la casserole – le couteau ou les aveux, à lui de choisir. (…) « La vérité c’est que des gens mouraient à chaque instant. Ou s’apprêtaient à mourir. Le seul vrai miracle, c’était l’impression humaine de pouvoir y échapper. Une erreur. C’était bien la seule certitude. Retour aux ténèbres, accomplissement d’un cycle. Accomplissement d’un cycle et source de réconfort. A quoi bon repousser le moment. C’était une spirale de honte, honte d’avoir tort, de croire à tort qu’on était le centre du monde alors qu’il n’y avait pas de différence entre un nouveau-né et un nom sur une tombe. Le premier n’était qu’une tombe en devenir. La naissance d’un destin. (…) Le bilan du grand livre des comptes aurait beau être en ta faveur, héros ou lâche, quelle importance, ça changerait pas la vérité de ta mort ».
Et du côté d’Isaac, la même ritournelle. A croire que les jeunes sont plus lucides que bien des adultes. Il y a du romantisme dans ces deux-là, et c’est sûrement la base de leur amitié tellement inattendue :
« Tu regardes le soleil et tu crois qu’il t’appartient. Mais ça fait quinze mille ans qu’il se couche derrière ces collines – depuis le dernier âge de glace. La dernière période glaciaire, se corrigea-t-il, pas l’âge de glace. Quand ces collines se sont formées. Au terme de la glaciation du Wisconsin. Et maintenant tu es là. Pour un passage furtif sur cette terre. Tu crois que ta mère sera toujours à tes côtés et pouf, la voilà partie. Cinq déjà et ça veut toujours pas rentrer. Disparue en un éclair. Comme toi-même tu disparaîtras. Tu ne survivras à rien de ce que tu vois là – pierres ciel soleil. (…) Y a que toi pour savoir que tu existes. On naît et on meurt le temps d’un battement de la Terre. D’où le fait que les gens croient en Dieu – pour ne pas être seul ».
Sur l’inéluctabilité de la vie, ce pourrait être LA phrase du livre :
« La vie avait un disjoncteur, installé dès la naissance, pour tout le monde ». C’était inévitable, première fois qu’il y pensait en ces termes, inévitable, première fois, la seule certitude – pas de raison d’en avoir peur, ça viendrait, imparable, comme le froid en hiver.
Sauf qu’il avait quand même peur ».
Une description, la nature vue par Philipp Meyer :
« Du reste, rares étaient les endroits dans la vallée qui n’offraient pas de vue agréable, même du temps des usines. Le relief était intéressant et la nature très verte, partout des petites maisons en terrasse à flanc de colline, des fabriques et des usines dans les rares zones de plaines le long de la rivière, on aurait dit ces images de villes médiévales dans les livres d’école – les gens vivaient ici et ils travaillaient là. Des vies entières visibles dans le paysage ».
Une autre pour le plaisir :
« Lee fut bientôt distraite par la beauté de la vallée : la berge opposée qui se dressait hors de l’eau, l’entrelacs d’arbres, et de vigne vierge où affleurait parfois tout juste une roche brun-rouge, le vert débridé qui recouvrait tout, les branches en quête de lumière s’étirant au-dessus de l’eau, le petit bateau blanc amarré sous leur protection ».
Le Fils, second roman
de Philipp Meyer.
Il est chroniqué dans ce blog et
existe en version poche.
Le manquer serait
ignorer un chef-d’œuvre.