SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

George Orwell, auteur britannique (1903, Inde–1950, Londres) pseudonyme d’Arthur Blair, c’est avant tout le créateur du Big Brother de 1984, œuvre dystopique publiée en 1949. Soit. Et ce n’est pas rien, aujourd’hui plus encore qu’hier.
Mais c’est aussi un écrivain au registre varié : articles et critiques littéraires, essais, nouvelles, romans, dont plusieurs ont été adaptés en BD et pour le cinéma ou la télévision, notamment le téléfilm de John Stephenson, 1999).

George Orwell
George Orwell, photo Wikipédia.

Son œuvre littéraire, comme celle de Jack London mais sur une moindre durée (il meurt avant cinquante ans), est  largement inspirée de son engagement viscéral contre les injustices sociales, la pauvreté des classes laborieuses et les totalitarismes politiques (Hitler, Staline)…
Comme Jack London toujours, il n’a pas hésité à devenir membre actif de syndicats (le SNJ pour le journalisme) et de partis politiques (le Parti travailliste indépendant).

Dans une ferme au Royaume-Uni, les animaux sont maltraités par le fermier et les humains en général. Ils subissent passivement leur sort jusqu’au jour où un vieux cochon, Sage l’Ancien, leur tient un discours révolutionnaire qui se termine par un slogan : “Tous les animaux sont égaux”.
Visant à leur faire prendre conscience de leur exploitation absolue. Il n’y mâche pas ses  mots :

“Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence ? Regardons les choses en face : nous avons une vie de labeur, une vie de misère, une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme.
Et dans l’instant que nous cessons d’être utiles, voilà qu’on nous égorge avec une cruauté inqualifiable. Passé notre première année sur cette terre, il n’y a pas un seul animal qui entrevoit ce que signifient des mots comme loisirs ou bonheur. Et quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité. 

Et doit-il en être tout uniment ainsi par un décret de la nature ? Notre pays est-il donc si pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui l’habitent une vie digne et décente ? Non, camarades, mille fois non ! Fertile est le sol de l’Angleterre et propice son climat. Il est possible de nourrir dans l’abondance un nombre d’animaux bien plus considérable que ceux qui vivent ici. Pourquoi en sommes-nous à végéter dans un état pitoyable ? Parce que tout le produit de ce travail, notre travail, ou presque, est volé par les humains, camarades, là se trouve la réponse à nos problèmes. Tout tient en un mot : l’homme. Car l’homme est notre seul véritable ennemi. Qu’on le supprime, et voici exilée la racine du mal. Plus à trimer sans relâche ! Plus de meurt-la-faim”.

À partir des enseignements de Sage l’ancien, trois autres cochons – le cochon est donné pour le plus intelligent des animaux –, incitent ceux de la ferme à se soulever, à fomenter une révolte. Le choix des responsables est hautement objectif : leur “chef”, Napoléon le bien-nommé, “un grand et imposant Berkshire” est assisté de Boule-de-Neige, plus vif mais au caractère moins fort, et de Brille-Babil, cochon dodu au verbiage pléthorique persuasif. Les animaux finissent par prendre le pouvoir, chassent le propriétaire et son personnel et établissent des règles – normalement égalitaires – concernant la gestion de la ferme par eux. Le triumvirat doit instruire et organiser les autres animaux et pour cela élabore un système philosophique sans faille qu’il appelle l’animalisme, dont il expose  les principes de base lors de réunions secrètes dans la grange.

La ferme des animaux
La ferme des animaux

Ces trois cochons étaient les têtes pensantes de la nouvelle société, ne travaillaient pas, ils distribuaient le travail et veillaient à sa bonne exécution. Sachant tous lire, les autres cochons se démarquent eux aussi et deviennent les supérieurs de tous les autres animaux.
Très vite, les animaux s’expriment et agissent comme les hommes. Pour communiquer entre eux, ils emploient la parole. Les deux chefs s’opposent de plus en plus souvent et l’on comprend clairement que l’un devra céder la place au plus fort. C’est Napoléon qui l’emporte et reste seul à la tête de la ferme, tous les autres devenant ses vassaux.

Ci-contre la version Folio classique, préfacée par Hervé Le Tellier.

Il est intéressant de noter l’usage à contre-courant de la lecture que fait Napoléon : étant donné que seuls les cochons savent lire, il est important de laisser les autres dans l’ignorance afin de pouvoir leur mentir en toute impunité. Les premiers temps, les animaux sont satisfaits de ce nouveau mode de fonctionnement qui leur paraît malgré tout égalitaire. Parmi eux, un seul est vraiment lucide, un brin cynique, depuis le début : Benjamin. L’âne ! Mais petit à petit les choses se gâtent et Napoléon, qui au début organisait des réunions tous les dimanches matins pour établir le programme de la semaine, finit par édicter purement et simplement ses directives sans consulter personne.

Alors, une sorte de résistance s’organise, menée par les poules dont les œufs sont vendus afin de se procurer du grain et du blé, dont les animaux finissent par manquer. Ils voient bien que les privilèges et les prérogatives des cochons sont  de plus en plus nombreux quand leurs rations diminuent et leur charge de travail augmente. Commençant à ressentir des injustices, ils envisagent de désobéir aux ordres, la violence n’est pas loin.

Vient l’heure de la propagande. Quand les choses ne vont pas bien, pour dominer le peuple, il faut le manipuler. De menés, les animaux sont commandés. Pour faire passer et propager à l’envi ses idées, Napoléon n’a pas trouvé mieux que la propagande, transmise sous forme de refrains chantés en boucle par les moutons, animaux donnés pour les plus “bêtes”. Le slogan révolutionnaire du début : “Tous les animaux sont égaux”, finira par devenir “Tous les animaux sont égaux mais certains animaux sont plus égaux que d’autres”. En quelque sorte la devise des dictatures humaines.

Après la rébellion, c’est la répression. Le totalitarisme se profile, Napoléon utilise ses chiens, des molosses qu’il a éduqués lui-même dès leur naissance, pour en faire ses gardiens, et qui sont les équivalents des gardes du corps des dictateurs.

Les choses empirent de jour en jour. Napoléon a besoin d’un bouc émissaire pour faire diversion. Il utilise Boule-de-Neige, parfait dans ce rôle, lui qui a combattu Napoléon au tout début de la prise de pouvoir et qui, apparemment, s’est enfui en lâche. Napoléon en profite pour le charger de tous les maux, de tous les méfaits qui surviennent. Il va plus loin en affirmant que Boule-de-Neige aurait été de mèche avec les humains, le propriétaire de la ferme en particulier.
La désinformation la réécriture des faits… On est en plein totalitarisme. Les animaux sont passés d’une dictature à une autre, plus terrible car plus sournoise.

Napoléon joue également de l’autocongratulation publique, de la manipulation par fabrication (ou destruction) de preuves tangibles, instaure des remises de médailles totalement véreuses, ainsi que des drapeaux et des devises qui le sont tout autant et changent constamment, et des discours truffés de mensonges et d’allusions perfides.

Je n’irai pas plus loin dans la narration de l’histoire qui va bien plus loin ; même si le suspense n’est pas le thème principal du livre, il faut permettre aux lecteurs de découvrir à quel point l’allégorie avec les humains est hallucinante. 

Si le sujet est aujourd’hui d’une grande actualité avec la guerre en Ukraine déclenchée par Poutine, descendant spirituel de Staline, avec la dictature chinoise et celle de bien d’autres pays, bientôt la nôtre qui sait, l’écriture classique au départ, revêt des accents de contemporanéité au fil de ses différentes traductions et de la destination de celles-ci : celles qui s’adressent aux collégiens et aux lycéens sont plus accessibles que les versions d’un réalisme classique des premières éditions.
Une constante : l’allégorie entre les hommes et les animaux passe toute seule. Mais il y a également du suspense, des sentiments et de l’émotion qui se glissent chez les animaux, et même un souffle romanesque. À ces titres, La Ferme des animaux est un livre aujourd’hui encore extrêmement moderne.

La ferme des animaux
La ferme des animaux

Un regard sur le livre. Uchronie, utopie (provisoire !), dystopie, fable, conte, allégorie, anticipation… La Ferme des animaux est tout cela à la fois. Si ces genres fleurissent dorénavant – la SF d’hier est devenue la littérature réaliste d’aujourd’hui –, George Orwell est un visionnaire : on est en 1945 lorsqu’il le publie, avant son autre chef-d’œuvre 1984.

Mais, bien plus qu’un roman exclusivement défini par un mot en “ie”, La Ferme des animaux nous embarque dans une fable, une satire animalière dans laquelle les animaux se comportent rigoureusement comme les humains. La fable animalière, par essence satirique, existe depuis la nuit des temps, celles de La Fontaine sont largement inspirées de celles d’Esope, écrivain de la Grèce antique. Par le truchement de l’humour mordant de la satire, la fable animalière est un moyen habile et efficace de faire la critique d’un comportement, d’une politique ou d’une morale, sous la forme d’un texte, d’un film ou d’un dessin. En mettant le doigt sur les travers de personnes (civiles, militaires ou politiques) ou sur leurs comportements, elle permet d’abord la remise en question puis la transformation quand elle est possible.

George Orwell déclare avoir conçu La Ferme des animaux comme une satire de la révolution russe. En Russie la guerre totale qui démarre avec la Révolution, installe les conditions de la révolution bolchévique. Lénine a guidé le peuple russe de 1917 à 1924. En décembre 1922 la Russie tsariste est devenue l’URSS, l’Union des républiques socialistes soviétiques. Le communisme stalinien se développe dans les années 20. C’est un régime totalitaire, une dictature qui utilise des moyens variés, allant de la propagande organisée à la terreur en passant par le mensonge, la manipulation, la violence, l’embrigadement pour obtenir l’obéissance et la soumission absolues d’un peuple tout entier.

Ces méthodes, nous les retrouvons toutes dans La Ferme des animaux. Les cochons ont imité et dépassé les humains dans leurs malfaisances. Ils se sont même acoquinés avec leurs anciens maîtres et festoient avec eux. Au point que nous lisons : “Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais il était impossible de dire lequel était lequel”. Les dictateurs s’entendent bien, on pourrait même dire qu’ils sont de connivence depuis la nuit des temps.
Avant de se battre dans une scène finale alcoolisée assez cocasse qui met en scène une bagarre entre les animaux et les humains. L’écrire n’est en rien dévoiler sa valeur.

Grâce à cette satire animalière, George Orwell déjoue le discours officiel de Staline et engage ses lecteurs à ne pas suivre comme des moutons ceux qui affirment leur vouloir leur bien. Oserais-je dire que les moutons sont comme le dit l’adage “les dindons de la farce” ? En changeant de lieu, d’époque, en créant des personnages inspirés du réel – ici des animaux, l’illusion est parfaite –, l’auteur, qui n’accuse rien ni personne nommément, peut s’assurer l’impunité en faisant passer à son lecteur un message important : ne pas se laisser manipuler et soumettre par des personnages qui éveillent des sentiments d’injustice, qui semblent bienveillants mais qui ne le sont pas. Ce qui n’a pas empêché George Orwell d’avoir des démêlés avec les censeurs.

La ferme des animaux
La ferme des animaux

Multi primé, multi traduit, multi adapté, multi édité, toujours cité juste avant ou juste après 1984, dystopie non animalière, La Ferme des animaux est aujourd’hui au programme du Brevet des collèges (classe de troisième) et des lycées, dans des traductions peut-être moins littéraires mais toujours intégrales, plus abordables par les collégiens et les lycéens, avec des explications, des comparaisons et des développements.
Cette présence est particulièrement opportune alors que la guerre (totale ?) est aux portes de l’Europe, alors que Poutine a amplement “remplacé” son modèle Staline et que les dictatures fleurissent dans tous les continents.

Ci contre une version « scolaire » parmi tant d’autres de La Ferme des animaux.

Alors, pour ces raisons, c’est une obligation morale pour tout(e) lecteur(trice) qui se respecte de lire ou de relire n’importe quelle version de La Ferme des animaux. Et d’enchaîner avec la lecture ou relecture de 1984, dystopie elle aussi d’une grande justesse prémonitoire à l’heure du Parti unique, de l’Intelligence Artificielle et de la surveillance totale un peu partout, notamment dans la Russie et la Chine aujourd’hui. Deux chefs-d’œuvre qui ont souffert d’une censure claire ou déguisée à leur sortie, et bien plus tard.
Enfin, ne dit-on pas que “le ridicule ne tue pas” ? Ici, les cochons, hautement ridicules, ne se privent pas de l’être, ridicules. Et derrière leurs groins se cachent les visages de nombreux dictateurs.

Un coup de cœur pour moi ? Non, un coup de poing ! Et un incontournable à presque tous les âges. Et j’allais l’oublier : le sujet est grave, très grave certes, mais dans la forme c’est souvent drôle et émouvant, ce qui ne gâche rien !

En forme  de question, une petite pensée amusante pour refermer cette chronique : « et si c’étaient les hommes qui mimaient les animaux ? Qu’en serait-il de la planète et de ses habitants ? « Avec en question subsidiaire : « les humains imitant les animaux feraient-ils mieux ou pire que les animaux les imitant ? » Franchement, je crois connaître la réponse. Mais on serait dans l’utopie…

Alors, à quoi ça sert de lire ? Ici, à constater une fois encore que TOUT EST DANS LES LIVRES ! Même s’ils ont septante ans !

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