Cherie Dimeline, peu connue en France pour le moment, est une jeune, très jeune romancière métis de la baie Georgienne, dans l’Ontario. Son enfance a été bercée au rythme des “contes et légendes” que lui racontaient sa grand-mère et les autres anciens de sa famille. Son look rock’n’roll va de pair avec son style vif, empathique, emporté, généreux, ses références nombreuses musicales même si toutes ne sont pas rock, avec le caractère de ses personnages féminins. Elle fait partie des Autochtones amérindiens, tous ou presque métis aujourd’hui, qui œuvrent autant que faire se peut à la préservation de leur culture, et surtout de leurs terres.
De nos jours, à Arcand, village de l’Ontario (Canada), Joan vit avec toute sa famille autochtone (trois générations) et son mari Victor. Quand commence l’histoire, il y a près d’un an que celui-ci a disparu après leur première vraie dispute au cours de laquelle il lui a conseillé de vendre une partie de ses terres ancestrales aux promoteurs. Un an, mais elle n’en est toujours pas revenue et continue d’arpenter encore en tous sens la région pour le retrouver. Elle sait qu’il ne l’a pas vraiment quittée pour toujours, et que quelqu’un ou quelque chose l’empêche de rentrer.
Le lendemain d’une cuite mémorable, alors qu’elle s’est donné encore quelques semaines de recherche avant de reprendre le travail avec sa famille – qui œuvre en équipe dans le bâtiment pour les promoteurs allemands, afin de garder leurs dernières terres et, si possible, d’en racheter quelques parcelles –, elle entre par hasard et par curiosité dans une grande tente, sur un parking de supermarché. C’est une tente d’évangélisation. Comprenant qu’elle n’a rien à y faire, elle ouvre la toile pour en ressortir et, avant d’avoir franchi le seuil, elle s’arrête net en entendant une voix qu’elle reconnaîtrait entre toutes : celle de Victor.
Mais l’homme qu’elle voit a les cheveux courts quand sa chevelure noire était connue de tous pour l’épaisseur de sa tresse. Pire, il est habillé en pasteur, et se présente comme tel à Joan. Son langage est lui aussi différent de celui de Victor, plus distingué, plus modéré, plus “poli”. Visiblement il ne la reconnaît pas.
Le responsable de la mission, un certain Thomas Heiser, vient en aide à Victor et appelle une ambulance.
Pas tout à fait remise de sa beuverie de la veille, Joan finit à l’hôpital. Elle y passe la nuit et quand elle en ressort le matin suivant, c’est pour apprendre de ses frères venus la chercher que leur grand-mère (“Mere” en langue autochtone) vient d’être tuée, apparemment par des animaux sauvages.
En parallèle, nous apprenons qu’un rougarou rôde dans la région et les rumeurs commencent à se répandre. Joan et son jeune neveu Zeus, désigné par la famille pour veiller sur elle et l’accompagner, reprennent la traque de la tente itinérante des porteurs de la bonne parole. Elle ne désespère pas de parvenir à reconquérir Victor en l’obligeant de toutes les façons possibles à le faire se souvenir d’elle ; elle croit qu’il a été soumis à un lavage de cerveau par le chef de la mission.
Tout le suspense de l’histoire sera de savoir si elle va y parvenir et si oui (ou si non) dans quelles conditions. Je ne vous en dirai pas plus. Ce livre très original bourré d’humour et d’amour (le bel amour, celui qui dure), vous tiendra en haleine jusqu’au bout.
Pour ce qui concerne le contenant, le livre, parfaitement traduit, est bien construit dans une chronologie ascendante ne contenant que peu de retours en arrière et sur un rythme enlevé. L’écriture est énergique, spontanée comme son héroïne avec des dialogues exaltés, intelligents, vifs, explicatifs, comme les personnages qui s’expriment, y compris les anciens et surtout les anciennes qui, telle Ajean, n’ont pas la langue dans leur poche. Les jolies descriptions ne manquent pas, les histoires de rougarous non plus. Sujet sur lequel j’étais plutôt frileuse quand ils sont apparus mais qui s’emboîtent finalement très bien dans le déroulement de l’histoire. Une belle surprise dans la manière inédite de raconter les choses.
Mon regard sur le livre. Un coup de cœur, oh oui. Cherie Dimedine a tout bon : les personnages, leur portrait psychologique et l’intensité de leurs sentiments – quand ils en ont car ici méchant(e) veut dire méchant(e) –, la narration et la plume poétiquement rock n’roll, les thèmes abordés… tout contribue à faire de Sur les terres du loup une excellente surprise, un roman qui sort des sentiers battus. Et pas facile à faire entrer dans un genre littéraire. Le mot »Thriller » qui figure sur la couverture est incomplet. Le considérer comme tel serait restrictif car l’essentiel ne consiste pas à savoir si l’élément A, Joan, va retrouver l’élément B disparu (Victor) qu’il recherche depuis la première page ; bien d’autres éléments pullulent dans les pages, presque autant que les lettres dans l’alphabet, et ils ne sont pas toujours sur deux pattes.
Côté personnages, les femmes – hormis deux véritables harpies de la mission catholique –, sont presque toutes chic et solidaires. Elles occupent le haut de l’affiche avec en premier lieu Joan, héroïne pétrie de force et de détermination pouvant montrer parfois des signes de fragilité. Tandis que chez les hommes nous trouvons également le meilleur : le beau Victor, mari fou d’amour et révérend fou de Dieu (malgré lui), et Zeus, le neveu de Joan en mal de mère. Et le pire du pire : Thomas Heiser, le vrai pourri de l’histoire, responsable de la Mission évangélique itinérante, œuvrant pour les promoteurs immobiliers et les magnats des mines, à la botte duquel rampe une myriade de flagorneurs-complices-hallucinés-fous-du-Christ.
Une belle et bigarrée galerie de personnages qui suscitent chez le lecteur émotion, dégoût, colère, admiration, rires et frissons.
Mais la grande originalité de ce roman, outre son écriture (et forcément sa traduction) unique, outre l’histoire et les personnages, c’est sa modernité. La communauté des Autochtones de l’Ontario évolue aujourd’hui même et il est amusant de regarder vivre ces populations “avec leur temps” : les jeunes et dans une moindre mesure les moins jeunes roulent au GPS en écoutant des musiques sur leurs iPods ; ils regardent Netflix, ils fréquentent les réseaux sociaux, notamment Face Book.
Ces Autochtones sont souvent appelés Métis dans le roman et dans la vie de leur communauté, ce qu’ils sont réellement pour la plupart : le temps passant, les métis d’aujourd’hui sont des descendants des métis d’hier, qui eux-mêmes… la colonisation remonte à plusieurs siècles, il a bien fallu s’adapter.
Seuls les vrais anciens sont un peu plus rétifs à ces technologies et continuent de respecter (et de faire respecter) quand c’est possible leurs traditions ancestrales culturelles et spirituelles. La scène du pow-wow auquel participe la famille de Zeus, en est une illustration.
Intéressant également de lire que la colonisation n’a pas terminé son « œuvre ». Aujourd’hui les Européens sont définitivement chez eux en Amérique, ils forment le “peuple américain” et se revendiquent en tant que nation fédérale. Tous les territoires ou presque leur appartiennent et les Indiens, devenus des sang-mêlé, sont contenus aux pourtours. Les Premières Nations font partie d’un passé révolu.
Cependant, il reste encore dans la baie Georgienne et ailleurs des terres à annexer ; il reste encore, à défaut d’or, beaucoup de richesses à faire sortir des sols… L’homme blanc ne cessera jamais d’exploiter celui dont il a décimé le peuple et réduit les terres à une peau de chagrin. Il n’a pas tout à fini de phagocyter les Autochtones avec le Christ.
Et pour cela il reste des âmes à convertir, des anciens à faire plier. La grand-mère de Joan, un peu chichiteuse sur les traditions selon celle-ci, refuse que ses petits-enfants travaillent en été aux mines et aux bâtiments des colons – qui doivent bien être logés –, alors que la jeunesse refuse d’être encore plus pauvre. Les jeunes jurent parfois d’un “Petit Jésus !” comme le “Doux Jésus !” de nos contrées (pour la version polie !). Beaucoup, pour ne pas dire la plupart, devenus catholiques, fêtent le Noël chrétien et font le signe de la croix pour éloigner le mal.
Pour en finir avec les derniers rebelles et pouvoir gérer “leurs” affaires tranquillement, des missions sont mandatées par les promoteurs-évangélistes qui circulent dans la région dans des tentes itinérantes.
Nous constatons que finalement tous les Autochtones, sang-mêlé ou non, résistent encore peu ou prou aujourd’hui. Et c’est bien ce que nous disent toutes les nouvelles voix nord-américaines de la littérature, et elles sont nombreuses. Cherie Dimedine en fait partie. Dotée d’un grand sens de l’humour, elle écrit d’une façon moderne (au point que je l’ai prise, avant d’aller chercher sa bio, pour une toute jeune trentenaire, y compris sur les photos)… Sans parler de l’aspect cinématographique de certaines scènes. J’attends son prochain roman avec impatience et ai commandé Pilleurs de rêves en papier dans une librairie canadienne de Bruxelles.
Enfin, le meilleur peut-être pour la fin, en tout cas le plus singulier, et en cela Sur les terres du loup se démarque d’autres romans contemporains de la même veine : la touche de fantastique avec la présence et le rôle des “rougarous”, qui a bien failli me faire lâcher le livre, gourde que je suis, alors que j’étais à fond dans ses pages et suivais Joan pas à pas. La littérature amérindienne regorge de fantômes vivants qui sont en réalité les esprits des disparus en visite dans leurs familles. Et je suis à fond avec eux quand ils se rencontrent. Alors, pourquoi pas des loups-garous ? Juste parce que notre Grand Méchant Loup, lui, n’existe pas ? Cela empêche-t-il les enfants de se blottir dans les bras de la maman qui raconte l’histoire ?
Ici, les loups-garous existent vraiment, en tout cas dans les croyances populaires et dans l’histoire. Ce ne sont pas seulement des figurants issus des esprits sensibles, des superstitions ancestrales ou des histoires racontées aux enfants ; les rougarous de l’histoire (dont un en particulier, qui justifie le titre français) sont des « vrais » lycanthropes, des hommes qui se transforment en loups et commettent des crimes. Nous assistons à deux (ou trois) transformations pas piquées des vers et j’avoue avoir frissonné en voyant qui était censé leur servir de repas.
Après, je rassure les rationalistes, le déroulement de l’histoire reste clair et pas besoin de faire bouillir nos neurones pour en comprendre la fin. Le rôle du rougarou nous ramène à nos frayeurs enfantines, accentue le suspense et nous tient en haleine même quand il n’est pas là. C’est un rôdeur. Et dans l’imaginaire autochtone, le rougarou est bien utile pour éviter aux enfants des déboires en les effrayant. Comme le Croquemitaine et le Père Fouettard de notre enfance.
Je dirai pour finir que ce roman est avant tout l’histoire d’un amour fort et durable, une course contre la montre addictive, mâtinés de considérations socio-historiques sur la vie au quotidien des Autochtones de la baie géorgienne propres à nous rafraîchir la mémoire sur les méfaits de l’évangélisation forcée et la rapacité des promoteurs, immobiliers ou industriels européens. Ici, ce sont des descendants de colons allemands.
Sa singularité de forme et de fond le rend inédit. Tant mieux pour ceux qui comme moi sont passionnés par ces thèmes et raffolent des personnages authentiques. Et qui hantent les librairies. Ils ne seront pas déçus.
A quoi ça sert de lire ? Ici, à réaliser qu’il ne faut jamais dire « Fantastique, je ne lirai pas de tes pages”…
DES MORCEAUX CHOISIS
La parole de l’ancienne :
“– Non, mon amour, répondit Mere, sereine, maintenant qu’elle avait eu gain de cause. On est censés faire ce qui est bon pour la communauté. C’est comme ça qu’on est assez Indiens. Le but des compagnies, c’est de tout prendre, tu sauras. Faut pas leur offrir ce qu’on a sur un plateau d’argent”.
Le méchant de service, cynique et calculateur :
“Puisqu’il avait bousillé le programme de la tournée de toute façon, il s’était dit qu’il profiterait de son passage à Arcand pour régler quelques détails. Les satanés Métis n’avaient pas coutume de leur faire des misères. D’habitude, dans ce genre de négociations, tout le monde se foutait des sang-mêlés. Mais cette fois ils étaient omniprésents et fourraient le nez un peu partout”.
…
“Et à présent, contre toute attente, il présidait sur la destinée d’un ministre chrétien ambulant. Ce n’était pas sorcier, remarquez. Les chrétiens étaient comme des chats domestiques. Il suffisait de les nourrir et de les laisser déambuler dans un espace clos pour qu’ils se croient libres. Thomas avait l’habitude du sale boulot”.
Et dans la bouche de Victor-le-révérend malgré lui :
“Ces terres nous ont été données par le Seigneur Lui-même, insista-t-il. Elles nous appartiennent, et c’est ici qu’il nous faut vivre et prospérer. Cette nature sauvage nous a été donnée pour honorer et célébrer la gloire de Dieu. C’est en Lui que réside la réponse à notre pauvreté : nous ne saurions être pauvres puisqu’Il nous aime. en contrepartie notre réussite et notre bien-être doivent servir Sa sainte lumière ».
Plus loin, à propos de Thomas Heiser :
“Dernièrement, l’Église l’accaparait plus qu’il l’aurait voulu. Malgré tout, c’était encore un de ses meilleurs coups. Agir comme expert-conseil était une entreprise risquée : les creux entre les clients, la réussite du dernier projet garantie de l’obtention du suivant, surtout quand il s’agissait des relations avec les Autochtones et du secteur de l’énergie. En introduisant la parole de Jésus dans les territoires où il projetait d’exploiter les ressources naturelles, il avait singulièrement amélioré ses chances. Une fois Dieu dans le décor, en particulier lorsqu’il s’incarnait dans le magnifique révérend Wolf – un des leurs –, les gens se souciaient moins de la protection de leurs terres ancestrales”.
Un employé des mines raciste qui drague Joan dans un bar lui sort, ignorant qu’elle est autochtone, sur l’intérêt d’un pasteur indien dans la manche des évangélistes :
“La seule menace contre un projet – et nos emplois, ce sont les Indiens. Ils ont tous les droits, on dirait. Ils passent leur vie à protester et à nous traîner devant les tribunaux. (…) Je te parle de ceux qui ont des territoires de piégeage et qui font des cérémonies. Ces Indiens traditionnels sont les plus récalcitrants. Ils retardent les projets pendant des années. Mais quand une mission débarque ? (Il claqua des doigts). Les Indiens sont trop occupés à prier pour protester. Les missions sont bonnes pour faire changer d’avis le monde. Evidemment, c’est jamais mauvais de convaincre un ou deux types qui ont du pouvoir – les chefs ou je sais pas quoi –, surtout ceux qui sont pas contre le fait d’encaisser un chèque de la compagnie et de prononcer des discours vantant le progrès ou des idées révolutionnaires pour eux, comme le travail. (…) Les tentes des missionnaires jouent un rôle clé dans les projets miniers – dans tous les types de projets, en fait. Les mines, mais aussi la forêt, les pipelines… C’est ce qu’on fait ici : on convertit un pipeline. C’est peut-être pour ça que ton homme va venir dans ce trou”.