Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Le pouvoir de Susan ⇜ Peter Høeg

Les cinq premières lignes : « Celui qui souhaite réserver la résidence honoraire de Carlsberg à Valby, une splendide villa de huit cent cinquante mètres carrés avec sous-sol et parc privé, et y habiter gratuitement jusqu’à la fin de ses jours, ferait bien de commencer par obtenir le prix Nobel de physique. Andrea Fink l’avait obtenu à un âge précoce… ».
EN DEUX MOTS. Ecrit dans un style dense très littéraire, Le pouvoir de Susan est une sorte d’ovni romanesque, à la lisière de tous les genres et très original. Pas facile à lire, il est cependant inlâchable grâce justement à ces multiples portes d’accès et à une vraisemblance qui aujourd’hui plus hier semble prémonitoire.
Sorti en janvier 2019 chez Actes Sud. Roman (thriller de survie-scientifico-dystopique. Et hautement politique). Traduit du danois par Frédéric Fourreau. 432 pages.
Peter Hoeg
Peter Høeg

L’auteur. Peter Høeg, né à Copenhague en 1957, après des études supérieures en littérature, a exercé de nombreux métiers dont ceux de marin et professeur de danse, avant de publier son premier roman, L’histoire des rêves danois, en 1988. Il rencontrera un véritable succès en 1992 avec Smilla et l’amour de la neige, qui sera adapté au cinéma. Suivront d’autres romans dont celui-ci, le dernier, Le pouvoir de Susan, sorti l’an dernier chez Actes Sud.


Au moment où l’histoire commence, Andrea Fink, prix Nobel de physique, se meurt dans son immense villa. À ses côtés, Susan Svendsen, son émule, tente de sauver sa famille du désastre, ses deux enfants adolescents surtout et lui demande son aide, disons plutôt un conseil vu l’état de son amie.

Enseignante en physique expérimentale convoitée, Susan possède un don, un (super ?) « pouvoir » dans le titre français, un « effet » dans la traduction littérale du titre danois. En sa présence, en toutes circonstances, qu’elle les connaisse ou pas, les personnes qui l’entourent lui racontent spontanément et avec sincérité ce qu’elles pensent, ce qu’elles font et ont fait dans leur vie. De bien comme de mal. Susan est, bien malgré elle, une sorte de confessionnal humain et les services de police danois ont fait maintes fois appel à ses « pouvoirs » pour faire avouer des coupables. Son mari et ses jumeaux sont eux aussi en possession du même don, surtout Harald, le garçon. Et comme toute vérité n’est pas forcément bonne à dire (et à entendre), ce pouvoir peut s’avérer utile, mais également gênant voire dangereux. Lors d’un récent voyage en Inde, il les a tous mis en danger et, pour des raisons différentes, ils risquent la prison.

Lors de la scène d’ouverture, au chevet de son amie mourante, un politicien lui propose un marché : sauver tous les membres de sa famille des griffes du pouvoir policier si elle retrouve les membres (très âgés) de « La commission pour le futur ». En utilisant son pouvoir, bien sûr, pour obtenir ses informations. Cette Commission est un groupuscule très élitiste d’intellectuels scientifiques et d’artistes brillants créé dans les années 70 et dont le pouvoir politique danois en place veut maintenant se débarrasser pour des raisons obscures.
Le démarrage est un peu long mais, une fois la situation de base installée, les enjeux mis en place, le rythme s’accélère.

À mesure que Susan avance dans son investigation, les morts commencent à tomber autour d'elle et l’atmosphère s’alourdit tandis que le péril ne fait que croître.
Impossible d’en dire davantage tant l’intrigue est dense et dispersée à la fois. La famille court en tous sens, ensemble et séparément, le danger est partout, jusqu’au dénouement, véritable spectacle digne d’une scène de film de Jules Verne mâtinée d’un extrait de Luc Besson. Voilà pour l’action. Mais Le pouvoir de Susan n’est pas seulement ça.

Le style est à la hauteur de l’histoireet de ses personnages. L’écriture, littéraire, drôle ou plutôt ironique, dense, longue parfois c’est vrai,reste lisible et attractive de bout en bout, avec un vocabulaire riche et étendu à de nombreux registres. Si le suspense en tant que tel n’est pas l’essentiel, l’auteur ne laisse aucun élément en suspens et les explicite en temps voulu. La seule chose que je pourrai reprocher à ce roman – avis strictement personnel –, c’est de faire la part un peu trop belle à la science (trop de physique-chimie !), par conséquent et à ses avancées et développements, qui ne sont guère mon fort et de fait totalement invérifiables. J’avoue les avoir trouvées élitistes par moments et lues presque toutes lentement mais intégralement, et en diagonale quand elles allaient au-delà d’une page. Nous baignons dans un milieu d’intellectuels, de privilégiés et, quand il est question du peuple, celui-ci est vu par le prisme par ces derniers. Il y a peu de « petites gens » aux manettes de l’action. Enfin, les allers et retours dans la vie de Susan sont trop fréquents. Pourtant, si cela l’alourdit un peu, cela n’affecte en rien l’intérêt général de ce roman dont l’écriture et sa traduction sont globalement remarquables. Heureusement, les chapitres, courts, nous permettent de respirer malgré la densité de la narration.

Mon regard sur le livre. Si Le pouvoir de Susanest un thriller, il ne se contente pas de figurer dans cette catégorie. C’est un véritable ovni littéraire qui relève de plusieurs genres, propose des centres d’intérêt pertinents, passionnants et contemporains et qui de ce fait part dans tous les sens pour le plus grand bonheur du lecteur. Outre une crise familiale perturbante (le couple est sur le point de divorcer et les enfants veulent s’émanciper de leurs parents), il est question de la survie communautaire après une catastrophe apocalyptique – j‘ai plus d’une fois pensé à L’année du lion de Deon Meyer, que j’ai lu récemment ; d’une satire des instances dirigeantes danoises acerbe soulignant les abus et la collusion des élites au pouvoir (politiques, médias, scientifiques même combat : la survie, le pouvoir et l’argent, pas forcément dans cet ordre ; l’individualisme à tout prix, la crise économique et la crise écologique, découlant l’une de l’autre ou l’autre de l’une ; la corruption passive ou active, les limites de l’expérimentation scientifique…
Des sujets il est vrai bien souvent rebattus en ces temps de multicrises mais qui posent des vraies questions et sont traités le plus souvent avec intelligence et pertinence. Les explications, aussi énormes soient-elles, finissent par devenir plausibles dans la bouche de Susan et de ses « alliés » véritables. Beaucoup de notions générales sont ainsi abordées : la responsabilité, la culpabilité, la sincérité et bien d’autres

Côté personnages, c’est là que le bât a blessé en ce qui me concerne : le charisme n’est pas de rigueur. Là encore, cela n’engage que moi. J’aime être émue aux larmes à cause ou grâce à un personnage, frémir quand il a peur et rire quand il s’esclaffe. L’émotion prime sur tout. Ça n’a pas été le cas ici. L’atmosphère est sans doute trop « aseptisée », l’élitisme de rigueur, les sentiments tus (ou absents), les méchants trop nuancés parfois et les « bons » pas assez. Et les personnages, même si l’auteur les a dotés d’une belle épaisseur psychologique et confrontés à des difficultés sans nom, ne nous émeuvent pas pour autant. Susan, le personnage principal, sort du lot : forte personnalité, surdouée, fière mais sachant se remettre en question, la mise en danger de sa famille représente aussi une occasion de faire le point sur l’échec conjugal. Deux ou trois petites choses me l’ont rendue sympathique : elle est végane et ne peut manger de viande sans visualiser avant même la première bouchée « le meurtre », elle déteste la période de Noël… sans pour autant que j’éprouve une grande empathie. Je l’ai trouvée, comme ses enfants, plutôt froids. Seul le mari (que Susan aime appeler « son éclipse solaire ») musicien fantaisiste totalement décalé de son état m’a amusée.

Après, un gros, gros intérêt pour moi lors de cette lecture a largement compensé mes quelques réticences. Sous forme d’aphorismes, des impressions d’ordre général sur les rapports humains (parents-enfants essentiellement) sont énoncées par Susan, côtoyant (et les contrebalançant ?) les longs passages vantant les mérites et les limites de la science – ah, la physique quantique, l’expression est revenue un nombre incalculable de fois et je n’en ai toujours pas compris le sens, Susan en parle comme si tout le monde savait de quoi il retourne –, ou condamnant les magouilles entre privilégiés de tous bords, apportent un souffle réconfortant au lecteur lambda. Ces réflexions sont justes, censées et, pour le coup, concernent toutes les classes sociables. Elles humanisent beaucoup le personnage de Susan qui n’est plus seulement pour nous une tête pensante et survoltée mais une mère de famille prête à tout pour sauver ses enfants en sachant pertinemment qu’ils ne lui rendront pas forcément. Ainsi nous dit-elle :

« Dès l’instant où ils viennent au monde, les enfants commencent à s’éloigner de leurs parents. Ils se tournent vers le mamelon, mais quelque part, dans un coin de leur système nerveux, ils se préparent déjà à s’envoler de leurs propres ailes ».

« Un processus s’était engagé. Un phénomène brutal que les psychologues sauraient sans doute expliquer, mais dont le résultat est qu’il arrive un jour où une maman a serré son fils dans ses bras pour la dernière fois. Et qui contient les clairs indices que l’amour n’est qu’une illusion darwiniste ayant pour but de garantir que les parents et les autres animaux prennent soin de leurs petits ».
Après, c’est juste une question d’âge. Mais c’est indéniable.

« Thit et Harald ont seulement seize ans. Peut-être que je nourrissais le rêve de les protéger, de leur donner une vie meilleure que la mienne. Ce rêve est une illusion. Avec une chance insolente, on peut peut-être protéger ses enfants contre les abus et la violence. Mais on ne peut leur épargner le véritable problème. Parce que le véritable problème, c’est l’existence en elle-même ». Deux vérités générales en même temps : protéger ses enfants et la vie ». Est-il une mère, une seule, qui ne désire pas une vie meilleure que la sienne pour ses enfants ?

Et, toujours sur le même thème, un dernier constat : « Peut-être n’est-ce pas du monde extérieur qu’il faudrait protéger nos enfants. Peut-être que les forces obscures qu’ils portent en eux sont encore plus terribles. Il n’est probablement pas possible de les protéger contre l’un ou l’autre.

Combien de parents souscriront-ils à l’une, à deux de ces assertions, ou aux trois ?

Enfin, sur le thème central du roman, la crise écologique : « Le premier avertissement est arrivé au milieu des années 70. Les biologistes européens ont alerté pour la première fois les autorités et l’opinion publique sur les risques de la pollution. Depuis, la situation s’est aggravée de façon exponentielle. Des scénarios apocalyptiques voient le jour, les écosystèmes s’effondrent. Il n’est pas un seul journaliste de bon sens qui ne le sache, pas un seul homme politique, pas un chercheur. Mais personne ne le dit, personne n’écoute. Il n’y a pas un seul média qui puisse donner une image réaliste des faits, pas un parti qui puisse proposer des solutions, parce que les politiciens sont incapables de convaincre la population et parce que s’ils essayaient on ne les élirait pas… ». Qu’en est-il plus de cinquante ans plus tard : qu’avons-nous fait, que faisons-nous, qu’allons-nous faire, et quand ?


Je dirai pour finir que Le pouvoir de Susan a été pour moi une lecture en demi-teinte. Trop long à mon goût : les explications et les raisonnements scientifiques, les considérations politiques et complotistes, obligent les personnages, pris dans la tourmente, à ne faire que courir d’un danger à l’autre et, faute de temps, ne pouvoir exprimer les émotions et les sentiments qui les animent, ce qui semble manquer.
Mais le roman est inclassable, atypique comme Susan, son héroïne à l’intelligence est hors normes qui mêle habilement explications scientifiques, réflexions philosophiques et aphorismes. C’est cela qui lui confère son grand intérêt et oblige le lecteur à le dévorer. Avec, bien évidemment, son aspect prémonitoire, notamment les scènes de fin, remarquablement racontées et qui tiennent à la fois de la science-fiction et d’un grand réalisme (en tout cas visuel). C’est pourquoi je vous le recommande vivement.

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