Sorti en mars 2019 chez JC Lattès. Roman. 178 pages
L’auteure. Delphine de Vigan, romancière française née en 1966 à Boulogne-Billancourt, publie son premier roman, Jours sans Faim, en 2001, sous un pseudonyme. Suivront Un soir de décembre et Les Jolis garçons en 2005, No et moi en 2008, adapté au cinéma, Les heures souterraines en 2009, Rien ne s’oppose à la nuit en 2011, qui a obtenu plusieurs prix littéraires, D’après une histoire vraie en 2017, dont le Prix Renaudot et le Goncourt des lycéens, Les loyautés en 2018 et celui-ci Les gratitudes. Elle est également scénariste et réalisatrice.
EN DEUX MOTS
Un livre court, resserré dans le temps, mais dense et fort. Malgré un sujet difficile : la perte de la mémoire et de l’autonomie en fin de vie, et un final quasi-inéluctable, le goût qui nous en reste est sucré-salé. Delphine de Vigan nous livre une histoire écrite avec son cœur, remplie d’humanité et de générosité innées. D’humour, aussi, beaucoup…
LA phrase du livre : « Vieillir, c’est apprendre à perdre. Encaisser, chaque semaine ou presque, un nouveau déficit, une nouvelle altération, un nouveau dommage…».
Les cinq premières lignes : « Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois par jour vous disiez merci ? Merci pour le sel, pour la porte, pour le renseignement. Merci pour la monnaie, pour la baguette, pour le paquet de cigarettes. Des merci de politesse, de convenance sociale, automatiques, mécaniques. Presque vides ».
S’il fallait résumer l’histoire en quelques mots, je dirais que Michka Seld , ancienne journaliste-correctrice d’un grand « magasin », âgée de nombreuses décennies, se rend compte du jour au lendemain qu’elle est en train de perdre son autonomie. Ses jambes ne répondent plus à son cerveau ; les mots la fuient, elle les cherche en vain car elle les connaît, elle les a sur le bout de la langue ; sa mémoire s’envole avec eux. Elle souffre d’un début d’aphasie.
Marie, la trentaine jeune, sa voisine et – presque – fille adoptive, a veillé sur elle jusque-là. Aimée, aimante et dévouée. Quand elle comprend que Michka ne peut plus rester seule et refuse d’aller vivre avec elle pour ne pas encombrer sa propre vie, elle se résout à l’inacceptable : la faire entrer dans une maison de retraite, un EPHAD. Ce qui, d’emblée, s’avère un parcours du combattant car les places y sont « chères ». Et rares. Avec, pour commencer, un pseudo-questionnaire d’embauche. Alors, tandis que la vie se rétrécit, se limite à des « petits » moments matériels répétés et ponctuels, le temps lui aussi s’amenuise. L’établissement est un lieu où l’on ne fait qu’attendre : « ici, attendre est une occupation à plein temps », nous dit un personnage. Chacun de nous sait forcément ce qu’il y a au bout de l’attente et peut se demander pourquoi attendre sans rien faire de son temps.
A l’EPHAD, Michka est prise en charge par Jérôme, un jeune orthophoniste empathique qui a trouvé évident de s’occuper exclusivement des problèmes de mémoire des personnes âgées. Grâce à des exercices spécifiques, il aide Michka à retrouver quelques-uns de ces mots auxquels elle tient tant, à garder le peu de vivacité qui lui reste. En l’écoutant, en lui parlant (un peu seulement) de lui et en lui procurant des petits plaisirs quand c’est possible : la faire danser par exemple.
Nous les suivons tous trois, Michka, Marie et Jérôme, dans leur avancée respective. Avec, cerise sur le gâteau, une surprise à la fin.
Pour ce qui concerne la forme, Les gratitudes est un roman choral. Il fallait bien une polyphonie pour rendre plus vivante et savoureuse encore s’il en était besoin, la langue de Michka. Plus unique. Ses trouvailles pour remplacer les mots envolés sont drôles, jouissives pour certaines, plausibles aussi, et jamais ne nuisent à la compréhension du texte. Les deux autres personnages, véritables narrateurs, l’accompagnent en portant la tristesse de l’histoire. Ecrit d’une plume douce et légère et construit en chapitres courts, sans jamais (ou presque) un mot plus haut que l’autre même quand les circonstances s’y prêtent, l’ensemble du roman nous laisse une sensation de tristesse mêlée de tendresse pour Michka, les yeux mouillés mais un petit sourire aux lèvres. Enfin, en dépit de sa faible pagination, Les gratitudes est un roman dense, riche, au sujet actuel et débordant d’humanité. C’est tout l’art de Delphine de Vigan d’écrire avec douceur et légèreté sur des sujets graves. D’écrire avec le cœur.
Mon avis sur le livre. J’ai « laissé » Delphine de Vigan aux prises avec « Elle » dans D’après une histoire vraie, que j’avais beaucoup aimé pour son intrigue maîtrisée, la qualité de son écriture et la part autobiographique. Pourquoi ? Trop de pages à lire et pas assez de temps, entre autres raisons. Je viens de revenir à elle avec son dernier roman Les gratitudes dont la lecture m’a beaucoup remuée. Et je me suis promis de lire ceux que j’ai manqués entretemps.
Trois personnages seulement dans Les gratitudes. Et si
tous trois appellent attirent notre empathie, c’est Michka qui occupe l’espace.
La belle personne qu’elle « a été » toute sa vie résonne encore
malgré son aphasie dans les conversations, cohérentes ou non – qu’elle a avec
Marie et avec Jérôme. Elle s’efface en posant des questions à Jérôme sur sa
propre vie, elle s’intéresse toujours de près à celle de Marie. En nous la
présentant si attendrissante, primesautière et profonde, Delphine de Vigan
réussit à nous faire sourire – rire même – avec ses trouvailles. Car les mots
qui lui échappent, elle les remplace par d’autres aux sonorités voisines,
inversant des syllabes, les consonnes. Ou en les inventant franchement. Ce qui
est parfois très drôle et détend l’atmosphère sans que jamais nous perdions le
fil de la conversation, même quand l’aphasie est à son paroxysme. A noter que
parfois, Michka s’explique longuement et clairement : la narration de sa
propre adoption pendant la guerre est presque un « sans-faute » comme
celle qui relate le début de ses relations avec Marie enfant. Marie qui redonne
aujourd’hui à Michka l’aide et l’affection que celle-ci lui a prodiguées. Et
qui s’entend joliment répondre après avoir dit à Michka « tu vois que
tu as des mots » : « Ah oui, c’est vrai. En cas
d’émergence ». !
Les deux autres personnes ne manquent pas d’intérêt et leur psychologie est particulièrement
bien dessinée. Marie n’a pas eu une enfance facile et c’est grâce à Michka,
seconde mère ou plutôt « mère adoptive » dans les faits qu’elle a pu
devenir la personne obligeante, dévouée et cultivée qu’elle est maintenant.
Quant à Jérôme, l’orthophoniste qui a choisi de travailler exclusivement avec
les personnes âgées, il sert en quelque sorte de porte-parole à l’auteure qui à
travers ses propos nous transmet la considération, le respect et la sympathie
qu’elle-même éprouve pour nos aînés.
Au passage, Delphine de Vigan évoque ce qui est aujourd’hui devenu un véritable problème de société avec le vieillissement de la population et égratigne assez sévèrement les maisons de retraite : difficultés d’y trouver une place, obligation de la « mériter » en répondant à un questionnaire digne d’un entretien d’embauche puis, une fois admis, de se montrer « rentable » pour l’EPHAD et, surtout, de ne pas avoir d’exigences. La directrice autoritaire et acariâtre ne donne pas envie de faire partie des pensionnaires. Nous la lisons dire à Michka : « Vous occupez une chambre individuelle, vous mangez de bon appétit, vous participez au ciné-club, vous profitez du jardin, inutile de vous dire que vous coûtez cher à notre établissement, madame Seld, très cher. Mais qu’est-ce que vous nous apportez ? Hein ? Cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes de rentabilité, vous en conviendrez, et cela ne peut pas durer, je suis désolée de vous l’apprendre, car le fait est que vous ne rapportez rien. Je pèse mes mots : RIEN ! ».
La vieillesse, ou plutôt « le mal vieillir » selon l’expression à présent consacrée, n’est pas un sujet facile. Ses incidences sur la santé avec la dégradation des facultés physiques et mentales, les troubles de la mémoire en particulier (Alzheimer, sûrement en cause mais jamais nommé) le sont encore moins. Sans parler de l’entrée en EPHAD « le moment venu ». Pourtant Delphine de Vigan s’y colle avec la bienveillance, la douceur et la générosité qui la caractérisent. Et avec une grande pudeur. Elle déborde largement le thème du vieillissement, une histoire privée se tisse entre les personnages qui apprennent à se connaître mieux ou se connaître tout court.
Delphine de Vigan nous prête à réfléchir à la qualité de la fin de vie qui suit un vieillissement inéluctable, et à réaliser que ce sujet sociétal nous concerne tous. En Michka, chacune et chacun, immanquablement, se reconnaît, pourra se reconnaître ou se reconnaîtra un jour. Et, à travers les personnages de Marie, remplie d’amour et de reconnaissance pour Michka, et celui de Jérôme, témoin externe impuissant, Delphine de Vigan le fait avec beaucoup de bienveillance et d’humanité.
J’ai beaucoup été touchée par ce roman, dont la lecture fut un coup de cœur, essentiellement par le ton de son auteure qui, sans jamais nous donner la moindre leçon, nous suggère simplement de remercier les gens qui nous aiment autrement que par pure politesse. Et de les respecter, de les aimer en retour jusqu’à la fin. Avant de ne plus pouvoir le faire. Elle nous demande, avec sa propre pudeur, de passer sur la nôtre. Et, sans aucune politesse, nous pouvons la remercier de le faire.
LES MOTS POUR LE DIRE
Sur les méfaits de l’âge, qui sont la défaite du corps, mais pas seulement :« Un jour, ne plus pouvoir courir, marcher, se pencher, se baisser, soulever, tendre, plier, se tourner, de ce côté, puis de l’autre, ni en avant, ni en arrière, plus le matin, plus le soir, plus du tout, s’accommoder sans cesse. Perdre la mémoire, perdre ses repères, perdre ses mots. Perdre l’équilibre, la vue, la notion du temps, perdre le sommeil, perdre l’ouïe, perdre la boule ».
Sur l’attention bienveillante que Thomas porte aux
« vieux » qu’il appelle par leur prénom, non par leur patronyme, et
la parfaite connaissance qu’il en a grâce une observation perpétuelle, ne
relevant chez eux que leurs qualités : l’acuité de leur attention aux
autres, leurs luttes, leurs souvenirs les plus vivaces remontant toujours à
l’enfance car les autres ont souvent disparu avant tout le reste : leurs
douleurs, leur ennui, leur peur de la mort : « Je chéris le
tremblement de leurs voix. Cette fragilité. Cette douceur ; je chéris
leurs mots travestis, approximatifs, égarés, et leurs silences ».
Sur les mots que l’on a perdus et que l’on remplace par d’autres pour dire
malgré tout les choses : un pêle-mêle de mots « fabriqués » par
le cerveau de Michka, parfois plus beaux que nature et même
« censés ». Ainsi au milieu de tant d’autres « un dé à
moudre » – « fossible » : « follichant » –
« ça me grève » – « une graine à la vanille » – « une
de ces frouilles » – « d’abord » (pour « d’accord ») –
« une robe des champs » – « pâlichotte » – « un flot
contigu » – « les synorimes » – « montrer patte
flanche » – « de long en charge – « un coupe-fil (pour un
« coup de fil ») – « la femme de méninge » – « des
choufflettes »…
Et forcément pour finir, sur l’importance des mots et de leur perte, dans la bouche de Jérôme : « Je les vois comme si j’y étais, ces étendues vides, arides, ces chemins dévastés, qui surgissent au milieu de ses phrases quand elle tente de parler. Paysages désolés, privés de lumière, d’une platitude inquiétante, et rien, plus rien à quoi s’accrocher. Perspectives de fin du monde. Elle commence une phrase et déjà les mots lui manquent, elle bascule, comme on tombe dans un trou. Il n’y a plus ni balises ni repères, car aucun sentier ne saurait franchir ces terres infertiles. Les mots ont disparu, et aucune image ne permet de les contourner (..). Plus rien ne peut se partager. Le fil de l’échange se rompt. C’est le silence qui l’emporte. Et plus rien ne la retient ».