SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

L’auteur. Premier roman oblige, je n’ai pas trouvé grand-chose sur la grande toile de la biographie de Shawn Vestal. Juste qu’il est éditorialiste et reporter de métier et qu’avant ce premier roman il a publié des nouvelles dans des revues littéraires avant de les réunir dans un recueil, Godforsaken Idaho, non traduites en français. Il vit dans l’état de Washington.

L’histoire. 1974. Short Creek, aujourd’hui Colorado City, dans l’Arizona, à la frontière de l’Utah, pays où vit la communauté mormone américaine, est devenue depuis la « capitale » des fondamentalistes mormons. Loretta, 15 ans, fille unique, y vit et s’y ennuie avec ses parents. Pas de sorties, pas de télévision ni de cinéma, pas de jeux, pas de belles coiffures et tenues à la mode, pas de livres ni de revues. Des longues tresses en guise de coiffure, une robe en coton brut arrivant aux chevilles, un travail harassant, des prières en famille… Des Saintes Écritures étudiées et ressassées « à longueur de dimanches ». Loretta a soif d’autre chose, de tout ce qu’elle n’a pas.

Dans les années 70, l’Amérique profane vit sa période « Peace and love » et les jeunes s’habillent de pantalons pattes d’eph et de chemises à fleurs, les filles se maquillent, portent des jupes fluides, des débardeurs largement échancrés et des sandales de cuir. Et du rouge à lèvres Tussy.

Mais dans l’Amérique profonde et mormone, on a beau être une adolescente, pas question d’en faire une crise. Alors, pour échapper à sa vie austère, Loretta rêve d’une autre en feuilletant des magazines de mode, de maquillage et de belles voitures. Depuis l’âge de treize ans, la nuit, avec son amie Tonaya, elle fait le mur et traîne avec des garçons pas toujours recommandables. Parmi eux, Bradshaw, voyou coureur de tous jupons, frimeur et roublard qui n’a qu’une idée en tête, faire enfin l’amour avec Loretta, dont il est tombé peu à peu réellement amoureux. Elle rêve et projette de partir avec lui, faute de mieux. Même si elle ne l’aime pas, elle est fascinée par sa vie et par son culot.

Mais les choses tournent mal. Un matin, alors qu’elle pénètre dans sa chambre après sa virée nocturne avec Bradshaw, elle trouve son père assis sur son lit, qui l’attend. Après l’avoir copieusement rossée et traitée de traînée, il lui fait dire par sa mère qu’il va la marier de force à Dean Harder, un mormon fondamentaliste et polygame qui a trente ans de plus qu’elle et sept enfants avec Ruth, sa première femme. Il dirige le commerce d’alimentation de la communauté. Elle va devenir une épouse-sœur. Dans un premier temps, elle se résigne faute de choix, mais son rêve de partir est toujours vivace et l’aide à tenir, à tout supporter, même les rapports sexuels avec son mari. Simplement, Bradshaw, qui a réussi à se faire embaucher comme livreur par Dean Harder, lui a demandé d’attendre un peu.

Lorsque la famille revient dans l’Idaho, Loretta fait la connaissance de Jason, le neveu de Dean Harder. Issu de la communauté mormone « classique » pour ne pas dire « normale », il mène une vie plus libre au sein d’une famille plus libérale qui, si elle l’oblige à respecter les règles de base communautaires, lui laisse des moments de liberté qui lui permettent d’avoir des passions « profanes » : Led Zeppelin, Le Seigneur des anneaux de Tolkien et surtout le cascadeur renommé Evel Knievel pour lequel il éprouve une véritable vénération. Ce qui ne l’empêche pas de rêver lui aussi d’évasion et de liberté et de quitter sa famille à la fin du lycée pour choisir une autre vie que celle qu’on a tracée pour lui.

C’est finalement avec lui et son copain Boyd que Loretta s’enfuit pour un road-trip rocambolesque qui ne manque pas de piquant et dans lequel elle ira jusqu’au bout pour conquérir la liberté. Le reste, je laisse au lecteur le soin de le découvrir…

L’écriture oscille toujours entre l’humour et le drame. L’humour à travers les tentatives des jeunes pour s’émanciper à tout prix de leur jeunesse et de leur vie médiocre, le drame qui menace à chaque instant de les engloutir. Le roman est écrit à fleur de peau, comme le sont Loretta, Jason et Boyd. Les dialogues sont savoureux, les jeunes s’exprimant avec audace et sans retenue, les religieux ne prononçant que des paroles factices.
Dans le troisième tiers du roman, l’histoire se raconte en une sorte de mode choral, jamais à la première personne cependant, comme si aucun personnage n’était véritablement principal ou secondaire. Le point de vue de chacun, les jeunes comme les anciens, forcément différent, est important et intéressant et permet de comprendre la psychologie des personnages, ainsi que le déroulement de l’histoire.
Quant aux lieux dans lesquels se déroule l’histoire, ils sont décrits avec des termes qui font ressortir toute la beauté aride du désert du Colorado, la laideur des villes qui l’entourent et toute la frustration qu’ils peuvent procurer à ceux qui les habitent, pour cette aridité aussi… Un beau et juste parallèle.

Mon avis sur le livre. La galerie de personnages est large et chacun d’eux nous est dépeint d’une manière fouillée, pas forcément sous leurs meilleurs jours. Et chaleureuse pour les jeunes, dont le portrait est particulièrement soigné. Loretta, Jason et son meilleur copain Boyd, Amérindien à la fois déboussolé et plus pragmatique que les deux autres, sont tous trois pétris de contradictions. Impertinents retenus, naïfs à leurs heures, comme les enfants qu’ils sont encore : Jason croit « que les hommes sont censés sauver les femmes. Ni plus, ni moins. C’est leur boulot », et adultes avant l’âge, prisonniers de leur jeunesse et de leur vie insatisfaisante, ils nous émeuvent, nous font rire, sourire et pleurer dans leurs tentatives d’être libres et heureux. En cela, le roman raconte une sorte de chemin initiatique, d’hymne à la liberté de vivre et de penser, même et surtout si la fuite en avant devient le seul et unique moyen de connaître autre chose et de passer à l’âge adulte.

Les personnages secondaires ne sont pas oubliés. Même les moins sympathiques sont décrits dans leurs faiblesses et leurs – rares – atouts, leur milieu et leur culture ancestrale basée sur une religion absolutiste leur concédant des excuses. Ainsi Ruth, la femme de Dean, séparée de ses parents durant sa jeunesse, Bradshaw, dragueur impénitent et profiteur qui saura pourtant une fois se monter sous un jour plus favorable, les parents de Jason et son grand-père, et Evel Knietel le cascadeur casse-cou brûlant sa vie par les deux bouts jusqu’au bout… Tous retiennent notre intérêt à un moment de l’histoire… Ce qui ne nous empêche pas d’en aimer certains plus que d’autres bien sûr et même d’en détester quelques-uns. Mais Shawn Vestal jamais ne les juge, il les présente et les met en scène en toute objectivité grâce, à coup sûr, à une longue observation de leur communauté, laissant au lecteur le soin de se faire sa propre opinion. Excepté peut-être le chef de tribu, Dean Harder.

Ce qu’il juge en revanche, ce sont les excès commis au nom d’un Christ pas toujours rédempteur, une religion tombée dans l’excès à la fois dans les pratiques, dans les mœurs et dans l’immoralité (et l’hypocrisie) érigée en vertu. Ainsi Dean Harder, archétype du mormon fondamentaliste, est un homme dur, austère, autoritaire. Et pieux. Il dirige sa famille et son entreprise d’une main de fer – les mormons fondamentalistes vivent en autarcie et reversent obligatoirement tout ou partie de leurs revenus à l’Église. Ce qu’il finit par trouver excessif car il est au fond aussi matérialiste que tous les profanes qu’il condamne. Il s’arrange pour subtiliser des bénéfices en achetant des pièces d’or, l’or n’étant pas réquisitionné.

Nous apprenons ainsi énormément de choses sur le mode et les conditions de vie des mormons « purs et durs », sur leurs croyances, sur la soumission des femmes qui croient le plus souvent par devoir et pratiquent les rites religieux souvent parce qu’elles n’ont pas le choix, puis par habitude. Branche marginale et très excessive de l’église officielle mormone déjà austère, cette communauté pratique la polygamie, le mariage « arrangé » – modestement baptisé « mariage plural », censé porter « une glorieuse semence jusqu’au Seigneur » et fonder « une famille céleste éternelle » –, les châtiments corporels, le travail des adolescents, voire des enfants et l’obligation de prier et d’étudier les Saintes Écritures dans les textes.

L’auteur décrit également, dans une moindre mesure, la frange « officielle » de l’église mormone, moins dure et moins exigeante envers ses ouailles, en évoquant, en particulier la famille de Jason, qui vit dans l’Idaho.

Autre intérêt du roman, sa dimension historique riche et fidèle. L’histoire est basée sur des faits réels et certains événements relatés ont eu lieu, dont l’intervention en 1953 des autorités de l’Arizona, sous la houlette du gouverneur John Pyle, dans la communauté mormone fondamentaliste de Short Creek. Les auteurs du raid ont séparé les enfants de leurs parents pour les placer dans des familles d’accueil. Cette intervention fait l’objet d’un flashback dans la première partie du roman, Ruth, la femme de Dean Harper ayant été concernée quand elle était enfant.

Autre présence historique avérée : le cascadeur Evel Knietel, idole de Jason, véritable casse-cou risque-tout dont les exploits et les nombreux déboires et blessures nous sont racontés en des chapitres brefs, eux aussi dans un style sucré-salé, intercalés entre ceux qui relatent l’histoire dans un ordre – presque – chronologique.

Pour finir, je dirai que Gooybye Loretta, remarquablement écrit, traduit, construit et documenté, est un roman au sujet inédit dans la littérature actuelle. Ses personnages, touchants et sympathiques à différents titres, nous entraînent dans leur course à la liberté. Il m’a ouvert les yeux sur une religion et des événements dont je ne connaissais que peu de chose et sur laquelle je me suis longuement renseignée depuis. Sans jamais juger et trancher et en étoffant le romanesque d’éléments historiques réels, Shawn Vestal met le doigt sur les dangers et les dérives d’une religion absolutiste. Partout dans le monde bien évidemment. Et nous donne forcément à réfléchir sur le monde d’aujourd’hui, pas seulement dans l’Ouest américain chez les mormons… Une réussite à tous points de vue. Et encore une belle découverte pour la collection Terres d’Amérique et un coup de cœur pour moi. C’est tout cela le mérite de la littérature : nous distraire, nous émouvoir, nous donner à réfléchir et à comprendre, nous apprendre tous azimuts et nous faire voyager tous horizons. Entre autres.

EXTRAITS

Sur la soumission et le rôle des femmes mormones dans l’éducation des enfants :

« Sa mère et elle n’ont pas leur mot à dire. Aucune n’a de rôle à jouer, si ce n’est celui d’obéir ».

« Ruth considère la vie comme une épreuve et estime que sa tâche est de mener les enfants au Ciel, de leur apprendre à ignorer le plaisir pour ne chercher que le salut »… « Tu dois bannir cette part de toi-même qui serait tentée d’élever un enfant dans la faiblesse en le choyant. Quand tu encourages la douceur sur terre, tu mets leur âme en péril. C’est la partie la plus difficile de l’amour divin : être sévère avec tes enfants ».

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