L’auteur. Henning Mankell… 2015. J’ai pleuré des larmes salées en apprenant sa mort et son livre « testament » Sable mouvant a été sur ma table de chevet pendant des mois, ouvert et lu/relu tous les jours. J’aimais l’homme, ses idées, sa bienveillance, son commissaire (son double ?) Wallander, ses interrogations et ses romans, littérature noire ou non, romans pour la jeunesse. Ses actions pour l’Afrique du Sud – notamment la création d’une troupe de théâtre au Mozambique -, où il a vécu en alternance avec la Suède.
Je croyais avoir tout lu ou presque de lui (me reste une enquête de Wallander, je crois, un roman, et quelques romans-jeunesse. Alors quand je suis tombée sur celui-ci je n’en ai pas cru mes yeux et ai d’abord pensé que l’éditeur nous faisait le coup du roman posthume… Ce qui est vrai mais à moitié seulement, car Le dynamiteur est en réalité son premier roman, écrit en 1973, et préfacé par l’auteur lui-même en 1997. Je l’ai lu avec une grande émotion.
Comme l’annonce le titre, l’histoire, qui commence en 1911, est celle d’un dynamiteur. En Suède comme dans toute l’Europe et partout dans le monde, l’expansion industrielle nécessite des meilleures voies de communications, notamment des chemins de fer plus étendus. Pour construire les voies, il faut creuser des tunnels en faisant exploser la montagne à la dynamite. C’est ce que fait Oskar Johansson sous les ordres du contremaître Norström.
Mais la dynamite par définition, ça explose. Et parfois c’est elle qui choisit. C’est ce qui se produit à l’ouverture du récit. Un jour de travail comme un autre, la dynamite fait exploser la montagne et celui qui tient le fil, le dynamiteur.
Oskar est en morceaux, il lui manque une main et demie (la seconde n’a plus que deux doigts), un œil et un morceau de sexe. Tout le monde le croit mort mais il survit contre toute attente. Pour, après un an de souffrances constantes et insupportables, des mois d’hôpital avec x greffes et opérations, être à nouveau debout et prêt – mentalement toujours –, à tutoyer la dynamite dans la mine. Parce qu’il fait faim en Suède sans travail, et parce qu’Oskar est un travailleur dans l’âme. Il n’aime pas son travail, il aime travailler. L’auteur : « Oskar Johannes Johansson a été travailleur toute sa vie. Comme son père et son grand-père ».
Pourtant Oskar se marie, avec Elvira, la sœur d’Elly, sa petite amie d’avant l’accident. Le couple a trois enfants, un garçon et deux filles. Ils s’installent en ville dans un petit appartement. Leur mariage est sans nuage et sans dispute aucune. Ils sont d’accord sur tout.
Oskar prend sa retraite en 1954. Il a travaillé aussi longtemps que possible tout en luttant activement avec sa femme pour une société plus juste et une amélioration des conditions de travail, militant dans des organisations syndicales et politiques, participant notamment aux premiers balbutiements du parti socialiste suédois.
À la mort d’Emma, Oskar s’exile tous les étés sur un îlot désertique sans nom, dans un ancien sauna militaire désaffecté. C’est là que se rend le narrateur – dont on ne connaîtra ni l’origine ni ses liens avec Oskar, seulement son intérêt pour son parcours –, quelques jours par an pour recueillir ses souvenirs et écrire son histoire. Oskar a 68 ans.
Et ces notes rédigées (ou pas), désordonnées, constituent Le dynamiteur, premier et court roman d’Henning Mankell, qui contient bon nombre de ses thèmes de prédilection, de ses interrogations et de ses convictions.
En ce qui concerne l’écriture, je dois dire franchement que c’est à ce niveau que le bât a blessé, mais si peu et à bon escient. Le premier roman d’Henning Mankell est un peu une promesse tenue sur la durée d’une vie d’écrivain.
Si comme dit le proverbe, « c’est en forgeant qu’on devient forgeron », c’est aussi en écrivant qu’on devient écrivain. Henning Mankell a 25 ans quand il écrit Le dynamiteur. Il sait déjà qu’il écrira, il l’a toujours su, comme il a su qu’il fera du caritatif en Afrique. Et la première enquête de Wallander, Coup de couteau, publiée dans un recueil de cinq nouvelles, date de 1969 (en Suède), bien avant les romans consacrés à son inspecteur, sortis dans le désordre en français, ce qui est fort dommage car Wallander est un personnage si attachant qu’on aime le suivre dans sa vie privée autant que dans ses enquêtes.
À une question de François Busnel venu l’interviewer chez lui sur le « style Wallander » (quelle chance pour eux deux, cette rencontre !), il répondait : « Il faut trouver son propre langage. » « Et comment le trouve-t-on ? », continuait François Busnel. « C’est simple : en lisant et en écrivant ». (…)
Et plus tard, à propos de sa série Wallander, il confie sa conception du roman policier, qui doit servir à : « parler de la société et qu’elle se reflète dans le miroir du crime. C’est cela, mon style et aussi mon ambition ». Il précise également qu’il a voulu faire de Wallander un personnage dans lequel tout lecteur pouvait se reconnaître, un personnage quasi réel avec ses joies, ses peines, ses problèmes familiaux, professionnels et de maladie, même.
J’ajouterai : et doté de la compassion et la bienveillance de son créateur. Ses romans non policiers comporteront eux aussi un personnage humain, comme fait de chair et de sang. Ici, avec Oskar le dynamiteur, le pari est déjà tenu. Oskar possède toutes les qualités qu’apprécie l’auteur, une immense modestie naturelle en plus. Oskar nous semble si vrai, si proche, qu’on a l’impression que l’auteur l’a connu à la fin de sa vie, que c’est lui le narrateur. Et qu’il est l’un des nôtres.
Pour en revenir au Dynamiteur, il est plus écrit comme un récit que purement romanesque. C’est d’ailleurs le terme récit qu’utilise le narrateur pour évoquer l’histoire d’Oskar, narrateur dont on peut se demander s’il n’est pas Henning Mankell lui-même. À moins qu’il n’y ait deux narrateurs : le narrateur qui ne porte pas d’autre nom mais parle avec le « je » sujet, et le narrateur Henning Mankell qui ne parle que d’Oskar et des siens. J’avoue ne pas y avoir toujours retrouvé mon suédois. Mais en réalité, c’est peut-être l’auteur lui-même qui se joue de nous et réalise une prouesse en utilisant deux « narrateurs » parce qu’il y a deux Oskar et qu’aucun des deux ne parle de lui. Par ailleurs, l’histoire est écrite sous forme de fragments décousus qui, rassemblés et reconstitués par le narrateur, se déroulent dans une chronologie distendue, difficile à suivre. L’accident d’Oskar a comme fracturé le temps et la narration tourne autour de lui, avant et après cette date fatidique. Cela peut c’est vrai sembler manquer de structure au départ : des idées posées là en vrac, des bribes de conversations à bâtons rompus, des passages sous forme de plans même, non rédigés parfois, et d’énumérations… Henning Mankell nous dit : « Le récit. De petites perles qui, ensemble, forment un chapelet. Notes et souvenirs. Oskar Johansson, un être double.
L’un réel, ancien dynamiteur qui vivait dans un ancien sauna, l’été. L’autre, Oskar Johansson, qui devient partie d’un récit. Mais tous les deux sont morts d’une hémorragie cérébrale ».
Alors, cafouillis volontaire ? Manque de maîtrise du récit, maladresse de style ? Jeunesse de l’auteur ? Peu importe. Le sens est là. Le personnage « terne » mais lumineux d’Oskar, sa vision de travailleur infatigable sur la société suédoise de l’époque, peu différente de celle des autres pays européens.
Mon regard sur le livre. Avant toute chose, le personnage d’Oskar est particulièrement attachant. C’est à tous points de vue une bonne personne. Peu de défauts à vrai dire : Oskar est un homme simple mais qui réfléchit. Modeste, aimant, courageux, travailleur, solidaire, fidèle en amour et en amitié, qui hurle de douleur mais ne se plaint jamais aux autres. Un homme d’une grande dignité.
C’est un premier roman (tous les grands écrivains en écrivent un !) mais celui-ci était longtemps inédit alors qu’il contient beaucoup des standards de son auteur. Celui-ci, bienveillant de nature, jette déjà un regard aimant sur le genre humain, essentiellement sur les petites gens. Nous y faisons la connaissance du « père » de Wallander.
C’est aussi un livre sur la douleur physique, dont on parle peu en littérature, même dans les romans se déroulant en temps de guerre. Comme si exprimer la douleur physique par la voix de celui (surtout celui, car un homme qui se plaint est une poule mouillée…) ou celle qui la subit était un rien tabou, comme s’il suffisait de dire qu’il ou elle souffre dans chair sans s’étendre davantage. Oskar ne se plaint pas quand il endure les conséquences de son accident, un véritable martyr physique pourtant qu’il vit au jour le jour sans toujours pouvoir se retenir de hurler. Au hasard :
« Oskar ne dort pas. Il reste étendu à écouter sa douleur. (…) Chaque mouvement, chaque torsion du corps, lui cause d’insoutenables douleurs qui lui arrachent des cris. Au début, il essayait par tous les moyens de les contenir. Il se mordait la langue, bandait tous les muscles de son corps pour refouler les cris qui bouillonnaient dans sa poitrine, mais il ne parvenait jamais à les empêcher de s’échapper par la bouche. (…) La nuit n’est pas séparée du jour et le jour n’est pas séparé de la nuit. Tout se mêle, le temps, les pensées et les images qui papillonnent dans sa tête ».
Nombre de sujets sociétaux sont abordés par l’auteur (via son personnage). Certains sont peu aboutis, voire juste brièvement abordés. Le jeune Henning Mankell est déjà très documenté sur la situation socio-politique et historique suédoise mais également mondiale : naissance des partis d’opposition de gauche, montée du nazisme, essais nucléaires… Des thèmes touchant l’humain aussi : la vieillesse, la douleur physique, l’amour qui dure, la simplicité, la solidarité, l’amitié.
Voilà. Une chronique bien longue pour un roman bien court, concis et rempli de petits riens rassemblés en un tout qui raconte une vie. En guise de conclusion, je dirais que Le dynamiteur est à lire par tous les amoureux(ses) de Wallander et de son créateur, le si « beau » Henning Mankell. Comme un hommage rendu à un romancier parti trop tôt. Juste parce que c’est son premier roman, juste parce que c’est lui qui nous a émus aux larmes avec ses chaussures italiennes et avec Sable mouvant. Cet homme qui en parlant – si peu – de lui, parle beaucoup de nous. Une chose est certaine : si la forme de ce roman laisse à désirer – c’est à voir – nous y trouvons déjà les thèmes chers à l’auteur et j’y vois la preuve flagrante qu’il faut écrire et écrire avant… d’écrire !
L’AFFICHE DE LA PYRAMIDE SOCIALE DU SYSTEME CAPITALISTE (INTERNATIONAL)
Basée sur un dessin communiste de Nicolas Lokhoff (1901), elle a été fidèlement redessinée par un caricaturiste américain et imprimée pour la première fois aux USA en 1910. Elle représente la stratification sociale par classe sociale et les inégalités socio-économiques du capitalisme (Source Wikipédia).
Pour Oskar (et son créateur forcément), elle symbolise également les inégalités sociales. C’est une affiche de propagande du monde ouvrier, « une des plus connues, largement diffusées et traduites, mais certainement la meilleure analyse par l’image du système capitaliste qui ait été édité ».
Il faut la regarder longuement et très attentivement pour en « apprécier » le symbolisme et la justesse. Oskar l’a fait et je l’ai découverte grâce à lui. Au sommet, un sac d’argent. En dessous, trois personnages en habit symbolisant des Chefs d’Etat, dont un roi. Sous eux, trois ecclésiastes (orthodoxe, catholique et protestant). Puis, au milieu de la pyramide, des militaires aux couleurs de l’armée américaine, armés de fusils, et deux canons pointés vers l’extérieur. À l’avant-dernier étage, une tablée de bourgeois qui festoient, trinquant, riant ou dormant sur la table circulaire. Enfin, tout en bas de cette pyramide, la populace qui, bras tendus et corps voûtés, la soutient pour ne pas qu’elle s’effondre. Trois personnages brandissent un drapeau rouge sur la gauche et un enfant est étendu par terre à droite, mort ou endormi.
Je vais essayer de savoir si cette affiche incroyable a été exploitée par les révolutionnaires de tous poils après sa parution.
Quoi qu’il en soit, elle correspond à la vision que se font Oskar et Elvira du monde ouvrier auquel ils appartiennent de génération en génération, des promesses, tenues et à tenir, du parti socialiste auquel ils se sont inscrits, même s’il n’a rien « d’extraordinaire » comme le dit Oskar : « Si j’étais jeune, je referais le même choix. Je croirais en tout cas la même chose. Le socialisme, ça n’a rien d’extraordinaire. C’est une évidence, une fois qu’on a compris comment va le monde. C’est alors que tout le reste paraît faux et bizarre. Peut-on imaginer plus follement illogique et déraisonnable que le capitalisme ? Moi pas ». Et c’est pour cette raison que l’affiche ci-dessus est restée accrochée dans leur cuisine bien en vue, des décennies durant.
QUELQUES PAROLES, aussi éparses ici que dans les pages
Tout d’abord, ce qui pourrait être LA phrase du livre même si le sujet n’en est pas l’essentiel (la résilience envers et contre tout) et qui constitue un sacré aphorisme sur la douleur (physique) : « La douleur : on ne la supporte jamais, mais on peut s’y habituer ».
Sur les relations entre les dynamiteurs : « J’ai pourtant presque toujours travaillé avec les mêmes types pendant plusieurs années, mais je ne me rappelle pas le nom d’un seul d’entre eux. Norström, bien sûr, mais personne d’autre. C’était comme ça. Nous étions anonymes les uns pour les autres.
Nous étions des dynamiteurs, voilà tout. Un tas de dynamiteurs. Si quelqu’un avait un nom, c’était un surnom ».
Un bel amour, ça sauve de tout et peut faire d’une vie de douleur un paradis de bonheur : « Elvira et moi, nous ne nous disputions jamais, je ne crois pas que nous ayons eu un seul mot dur l’un pour l’autre de toute notre vie commune. (…) Elvira et moi étions toujours d’accord. Nous n’avions pas besoin de discuter. Nous voulions la même chose. Mais ça n’a rien d’extraordinaire ».