Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Le Cricket Club des talibans ⇜ Timori N. Murari

Les cinq premières lignes : “Il ne m’avait pas oubliée. L'un de ses sbires apporta la missive à la maison. – Rukhsana, fille de Gulab, doit se présenter à 11 heures au ministère pour la Promotion de la vertu et la Répression du vice… Pas d’autre explication .J ’étais sommée de comparaître d’ici à quelques heures, en ce dimanche 7 mai 2000.
J’avais tellement prié au cours des quatre dernières années pour qu’il ne se souvienne plus de moi”
.

LA PHRASE DU LIVRE, un décret taliban : "La place des femmes est à la maison ou dans la tombe".

LA DEUXIÈME PHRASE DU LIVRE, une parole de l’héroïne Rukhsana : “Au moins, dans la jungle, il y a des lois. Et les animaux ne portent pas de fusil ou de lance-roquettes”.
EN DEUX MOTS. Tous les “fondamentaux” du régime taliban en l’année 2000... Et en 2022. L’Histoire avance à reculons au pays des cerfs-volants.
Sorti en septembre 2017 dans la collection Folio de Gallimard. Traduit de l’anglais (Inde) par Josette Chicheportiche. Titre original : The Taliban Cricket Club. Roman. 457 pages.

Photo de Timori N. Murari
Timori N. Murari

L’auteur. Timeri N. Murari est un romancier indien vivant à Madras. Ses livres sont traduits en une vingtaine de langues. En France, ils sont publiés aux éditions Gallimard (Pas si pourri que ça), et au Mercure de France (Les arrangements de l’amour, notamment). Le Cricket Club des talibans est son dernière opus publié en français.

L’histoire. L’an 2000. À la fin du second millénaire, l’Afghanistan, après de nombreuses guerres intestines toutes fondées sur l’islamisme radical, se voit repasser sous le joug des plus durs, les talibans. Pour les Afghans et surtout les Afghanes, c’est la fin de la liberté. Même les plus radicaux des islamistes précédents n’avaient pas osé tout interdire à la population. 

Dans ce contexte de terreur, la narratrice Rukhsana, 24 ans, vit à Kaboul, la ville des cerfs-volants, des couleurs et de la musique, transformée par les talibans en immense terrain vague, avec sa mère atteinte d’un cancer en phase terminale et son jeune frère de 17 ans, Jahan, qui les protège de son mieux toutes les deux. Son père et ses grands-parents sont morts récemment.

Journaliste, elle a été “remise en place” (frappée) et menacée du pire par les talibans pour avoir publié dans le Kabul Daily plusieurs textes considérés comme subversifs parmi lesquels un article sur l’exécution d’une femme dans le stade de Kaboul. Elle continua néanmoins d’écrire sous pseudonyme, en interviewant des petites gens victimes du régime, essentiellement des femmes) afin de relayer à l’extérieur du pays ce qui s’y passait. Avec d’autres journalistes rebelles, elle envoie des bribes d'informations aux rédactions étrangères. “Nous formions une petite tribu de rebelles qui écrivaient en cachette”, nous dit-elle. A leurs risques et périls car la presse est sous le contrôle des talibans comme tous les médias, enfin le peu qu’il en reste...

Alors, quand elle reçoit la convocation du chef suprême des talibans, Zorak Wahidi, ministre pour La Promotion de la vertu et la Répression du vice, elle n’est qu’à moitié étonnée et d’autant plus terrorisée.
Arrivée au ministère, elle constate qu’elle n’est pas seule et que plusieurs journalistes sont présents, dont Yazir, son ancien rédacteur en chef.

À leur grande stupéfaction, les journalistes sont chargés de publier un écho sur la création d’un club de cricket afghan, ouvert à tous les non talibans.

En effet, l’Afghanistan, les talibans et leur régime se sont vite retrouvés au ban du monde entier.
Pour tenter de donner une image plus libérale et prouver que les Afghans non talibans peuvent se divertir par le biais des matchs sportifs, Zorak Wahidi précise qu’un tournoi aura lieu trois semaines plus tard, qui permettra à l'équipe afghane gagnante d’aller s’entraîner au Pakistan voisin, avec des professionnels de ce sport.

Soulagée dans un premier temps, Rukhsana est retenue seule à la fin de la réunion, pour un aparté avec le chef taliban (et son frère), qui la terrorise en lui montrant à travers le grillage de sa burqa l’article qu’elle a écrit sur l’exécution d’une mère de cinq enfants, signifiant qu’à ses yeux, pseudo ou pas pas pseudo il sait parfaitement qu’elle en est l’autrice...Après une autre rencontre allant dans le même sens où le frère du chef lui annonce que ce dernier a des vues sur elle et compte demander une alliance à sa famille,  Rukhsana comprend qu’il lui faut fuir le pays au plus vite. 

Ce tournoi de cricket peut lui en donner l’occasion. Car pour une fois le hasard fait bien les choses : Rukhsana sait jouer au cricket : pendant ses études à l’université de Dehli, elle faisait partie de l’équipe de l’université et se débrouillait plutôt bien à ce sport dit “de garçons”, qu’elle appréciait. Elle a rapporté dans une malle tout l’équipement. 
Monter une équipe de joueurs, l'entraîner et l’emmener au succès n’est pas un problème : elle a son frère, déjà, mais aussi beaucoup de cousins eux aussi prêts à fuir les talibans pour faire des études et “avoir une vraie vie”, qui en Amérique, qui en Australie.
Un problème de taille : Rukhsana est une fille. Qu’à cela ne tienne… 

L’histoire s’installe dans le suspense et y restera jusqu’au bout. Les revers de fortune, les risques à prendre, le danger permanent font du roman un véritable tourne-pages à la fin.   Rukhsana et son équipe réussiront-ils à contrer leurs adversaires, les talibans, à s’entraîner, à gagner le tournoi et à sortir du pays ? Un véritable compte à rebours est lancé puisque tout doit se passer juste après la finale du tournoi, jour du retour du chef taliban du Pakistan. Au plus tard. Pour Rukhsana et son équipe-famille il faudra jouer (et gagner) sur tous les plans : former une équipe capable de remporter un tournoi sans jamais avoir même vu une batte auparavant, échapper à la surveillance constante des sbires de Wahidi et ne pas se faire “repérer”. Il faudra en toutes circonstances se montrer plus rusé qu’eux, leur tenir tête en connaissant et mesurant les risques…

Du point de vue de l’écriture, il faut souligner l’aisance avec laquelle l’auteur se glisse (à la première personne) dans la peau d’une femme et en même temps dans celles de toutes les autres pour lesquelles il éprouve une empathie évidente, admirant leur courage et leur solidarité. Il raisonne et réagit en femme, ce qui vous semblera amusant quand vous lirez les péripéties de Rukhsana…

La narratrice, 24 ans, est journaliste et par conséquent très observatrice. Elle décrit posément, clairement et sans concession aucune tout ce qu’elle voit avant de le commenter longuement, avec rage et tristesse, en aparté. Elle nous immerge totalement à Kaboul, horrifiés de ce que nous voyons à travers ses yeux. A noter qu’elle conserve bon gré mal gré son sens de l’humour et que l’auteur s’est sacrément documenté sur son sujet avant d’écrire le roman.
Seul et petit bémol : quelques longueurs et une écriture un peu appuyée parfois, notamment pour  l’entraînement et les matchs. Je dois reconnaître que, pas davantage que le hockey sur glace ou la boxe, le cricket est ma tasse de thé. Mais les passages qui y sont consacrés font partie intégrante du suspense, je les ai lus sans en rater une ligne. 

CINQUANTE ANS DE L’AFGHANISTAN EN QUELQUES DATES

Rukhsana reprend brièvement les événements marquants de l’histoire afghane de ces dernières décennies. “Les Soviétiques ont envahi l’Afghanistan en 1979 pour soutenir le gouvernement communiste du président Najibullah. Pendant la guerre entre les Russes et les moudjahidines, nos combattants de la liberté, nous étions armés par les Etats-Unis. En 1987, les Soviétiques se retirèrent et, quand le général Dostom, le principal allié du président Najibullah, fit défection pour former une Alliance du Nord basée à Mazâr-e Charif, Najibullah démissionna. La guerre éclata alors entre l’Alliance du Nord et divers chefs de guerre, tous cherchant à prendre le pouvoir. Les talibans, un groupe d’islamistes religieux armés, recrutés par le mollah Omar parmi les étudiants mécontents des madrasas – universités théologiques musulmanes –, devinrent une troisième force dans la guerre de 1994. Installés à Kandahar, et soutenus par l’armée pakistanaise, ils se déplaçèrent peu à peu vers le nord pour combattre l’Alliance du Nord. En 1996, les talibans s’emparèrent de Kaboul et l’Alliance du Nord se retira à Mazâr-e Charif“.
Depuis, l’Afghanistan est installé dans une guerre civile destructrice. L’histoire se déroule en 2000, les talibans sont refoulés en 2001. Nous sommes en 2022. L’armée américaine a quitté le pays et les talibans sont revenus en force, d'abord à Kaboul, puis dans tout le pays. Avec leur régime et malgré leurs promesses de changement et de liberté pour les femmes… L’Histoire est un éternel recommencement. Dans le monde entier…

Mon regard sur le livre. Tous les “fondamentaux” du régime taliban sont présents dans ce roman bien documenté. Le ministère pour la Promotion de la vertu et la Répression du vice. Si les prérogatives de ce ministère n’étaient pas si sinistres, son intitulé prêterait à s’esclaffer. La burqa, dont le port est obligatoire pour toutes les femmes sous peine de châtiments corporels, voire d’exécution sommaire : le corps voilé de la tête aux pieds et le visage grillagé, les femmes ont du mal à voir, à se tenir debout et à marcher…
La police religieuse, les combattants talibans, jeunes et armés de Kalachnikov…
Les mines, présentes en tous lieux, mettent chacune et chacun en danger de mort…
Mais aussi L’absence d’école pour les filles, le Coran enseigné de force aux garçons, la prière obligatoire cinq fois par jour..
Pour ces derniers, bien moins contraignant que la burqa des femmes, le port obligatoire de la barbe (longue) et du turban, histoire de les dépersonnaliser également…
L’interdiction des loisirs de tout genre, les vidéos en particulier, considérés comme foncièrement néfastes pour les jeunes et dont les écrans sont brûlés, les câbles arrachés et utilisés pour frapper les “opposants”, soit potentiellement tout le monde…
Pour les femmes, les mariages arrangés par leur famille (père ou frères) quand ce n’est pas par les talibans eux-mêmes. L’amour en tant que sentiment est totalement absent de ces “alliances” forcées, les femmes ne sont que des reproductrices…
La faim, la misère, la corruption, la suspicion, la terreur…
Et toutes les trahisons, les dénonciations qui peuvent en découler…
La barbarie.

Nous avons ce régime totalitaire sous les yeux, nous suivons, Rukhsana dans ce qu’elle nous montre des exactions commises par les sbires du grand chef local, et dans ses tentatives désespérées pour déjouer les tours des talibans. Nous hallucinons de ce retour de vingt ans en arrière. Certaines scènes de persécutions sont très difficiles à lire.

Dans ce contexte particulier, les sports collectifs tel le cricket sont fédérateurs et donnent une autre idée du pays où ils sont pratiqués. C’est sur cet aspect que jouent les talibans. Que les joueurs trouvent du plaisir à jouer ne leur plait pas particulièrement, l’enjeu est uniquement l’image du régime. Cependant, le sport, surtout quand il se joue en équipe, est – pour toutes les populations opprimées – bien plus qu’un passe-temps, un simple dérivatif  : le hockey sur glace aidait les enfants amérindiens à survivre dans les orphelinats. Les jeunes en dérive sont souvent attirés par la compétition sportive qui leur donne une autre vision d’eux-mêmes.
Alors, très vite à Kaboul le cricket ravit les jeunes qui vont pouvoir s’y adonner. S’il devient en sus une chance de pouvoir s’évader en gagnant un tournoi, l’enjeu en vaut la chandelle, aussi difficile (voire impossible) soit le chemin à parcourir.

Par ailleurs, et pour notre plus grand plaisir, l’amour réussit à s’infiltrer dans les pages. Une love story inattendue qui a commencé avant le début de l’histoire mais que nous ne découvrons qu’au tiers du roman. Elle est la bienvenue et fait souffler la joie et l’espérance dans l’histoire. Même si je trouve qu'elle n'est pas très bien rendue et m’a semblé parfois un peu bluette – le sentiment amoureux est un des plus difficiles à rendre en littérature –, ça fait un bien fou de voir des gens s’aimer au temps des talibans ! La love story met aussi en lumière une difficulté supplémentaire pour les femmes : ne pas pouvoir épouser l’homme aimé mais l’homme désigné par les hommes de leur famille. L’amour et le sport, deux éléments qui contribuent fortement au suspense général et nous aident à supporter la dureté de l’ensemble.

Enfin, l’auteur rend un bel et juste hommage aux femmes de ce pays, martyrisées plus encore que les hommes, en insistant sur leur solidarité et leur entraide au péril de leur vie parfois. L’héroïne Rukhsana est une si belle personne que nous la suivons pas à pas dans tout son parcours courageux pour la survie. Elle vaut à elle seule la lecture du roman et son profil psychologique soigné, tout comme ceux d’autres personnages, donne à penser que tôt ou tard l’Afghanistan sortira de la férule des chefs (des “étudiants” en religions !!!) de la théocratie talibane… Un jour viendra.

Alors, pour son sujet, pour le courage de Rukhsana et de sa famille – son frère, sa mère mourante qui veut à tout prix qu’elle parte sans attendre son départ, ses cousins et toutes les femmes qui les aident, pour les amoureux transis et pour le portrait sans concession d’un pays détruit au nom de dieu, ce livre est un grand coup de cœur. J’allais oublier le principal : pour son actualité brûlante ! Il est en poche, il supportera le sable et le soleil de la plage. Allez-y, mettez-le dans la valise des vacances, il peut parfaitement figurer parmi d’autres plus légers (mais pas idiots !). A lire en premier peut-être, pour ne pas rester sur une note plombante (bien que la fin ne le soit pas, plombante ou plombée !)

UN SEUL PASSAGE, sur la théocratie islamique des talibans :
“Ils avaient inventé un nouvel Émirat islamique d’Afghanistan en se fondant sur leur inquiétante interprétation du livre saint. Tout le monde devait se comporter de la même manière. Nous n’avions plus le droit de penser pour nous-mêmes et devions être tous semblables : les femmes sous la même burqa, indiscernables les unes des autres, les hommes avec la même barbe et la même tenue. Nous ne pouvions plus exprimer quelque individualité que ce soit dans nos actions, nous ne pouvions plus parler librement sans être punis. Les talibans nous dépouillaient de nos personnalités, comme on tond les moutons. Peu à peu, les gens oubliaient qui ils étaient pour ne vivre que sous le régime de la peur”.

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