Sorti en février 2018 chez Julliard. 158 pages. Roman.
EN DEUX MOTS
La danse comme ultime expression du désespoir : une « maladie » contagieuse au Moyen Age. Et aujourd’hui encore, même si elle n’est plus considérée comme une maladie. Un roman qui érige un pont entre la fin du Moyen Age et notre réalité. Drolatique, surprenant, historique et contemporain. Du Jean Teulé pure souche. On en redemande !
Les cinq premières lignes.
« Strasbourg, 12 juillet 1518. Rue du Jeu-des-Enfants, une femme sort d’une maison avec le sien dans les bras. Elle est blonde, constellée de taches de rousseur sur le nez et les pommettes sans doute dues au soleil encore brûlant aujourd’hui à l’approche de midi. Retenu au creux d’un coude gauche, le nourrisson ébloui, de trois mois, grimace. La jeune mère très mince, contre le front du petit, étend les doigts de sa main droite en visière pour le protéger de la lumière ».
L’auteur. On ne présente plus Jean Teulé, homme « à tout faire » de la culture. Sa gouaille, sa malice, sa culture et sa carrière autodidactes et ses romans historico-déjantés. Venu de la BD, à laquelle il s’est consacré pendant plus de dix en travaillant à partir de photos, ce qui conférait à ses dessins un caractère très réaliste, puis de la télévision, en participant notamment à L’assiette anglaise de Bernard Rapp et à Nulle part ailleurs sur Canal +, il a commencé tard à écrire des romans. À partir de 1990 il se consacre entièrement à l’écriture romanesque et publie au moins un roman tous les deux ans. Presque tous ses romans sont historiques ou basés sur des faits réels et certains ont été adaptés au théâtre, Darling et Mangez-le si vous voulez entre autres ou en bande dessinée (Le Montespan, Charly 9), ou même au cinéma pour Fleur de tonnerre.
ALORS ON DANSE (Chanson de Stromae, juin 2010)
Qui dit proches te dit deuils
car les problèmes
ne viennent pas seuls
Qui dit crise te dit monde
dit famine dit tiers-monde
Qui dit fatigue dit réveille
encore sourd de la veille
Alors on sort
pour oublier tous les problèmes
Alors on danse
Et lalalalalalala…
Et la tu t’dis que c’est fini
car pire que ça ce serait la mort.
Quand tu crois enfin que tu t’en sors
Quand il y en a plus,
et ben il y en a encore
Alors on danse, alors on danse,
Alors on danse, alors on danse,
Alors on danse
Et Lalalalalala
L’Église catholique et ses représentants officiels, l’évêque en tête, est omnipotente. Le Pape Léon X ose même, pour financer la reconstruction de la Basilique Saint-Pierre de Rome, un nouvel impôt : une « levée de fonds » : en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes, les « indulgences » – mal nommées puisque c’étaient les pauvres qui donnaient en toutes occasions à l’Église et non l’inverse –, les donateurs catholiques verraient leur temps de Purgatoire ou d’enfer diminuer ! La clémence d’un dieu clément à ses ouailles… Hormis la vie propre, tout était taxé d’une manière ou d’une autre par les religieux, sous l’égide de l’épiscopat et sous peine de damnation éternelle en cas de refus.
Tandis que le peuple crève littéralement de faim après une période de canicule sèche, les monastères et les couvents débordent de victuailles en tout genre, que les moines et autres prélats ont volées au peuple sous formes de taxes et d’impôts divers et variés. À l’été, ce n’est plus la misère mais la famine qui mine le peuple strasbourgeois et le plonge dans le désespoir le plus profond.
Devant cette nouvelle catastrophe qui s’empare d’une ville meurtrie depuis des mois par d’autres épidémies, son Ammeister (le maire, élu civil de la ville), Andreas Drachenfels, personnage bouffi de trop de nourriture, qui « balade d’un mur à l’autre une bedaine arrondie » et « de gros genoux rhumatismaux », est très vite débordé. Il tente de savoir quelle est l’origine de cette hystérie collective et de faire plier l’évêque (élu du diocèse de la ville) Guillaume de Honstein pour qu’il distribue des vivres aux pauvres. Celui-ci refuse, bien évidemment, arguant que cette danse satanique est la punition divine infligée à ceux qui ne donnent pas assez à l’Église : « Le Paradis s’achète, quand on y met le prix ! ».
De danses artistiques en rondes sautillantes, de sarabandes endiablées en frénésie dansante, Jean Teulé nous mène jusqu’à l’épilogue qui préfigure à la fois l’avancée d’une nouvelle conception du catholicisme : le protestantisme de Martin Luther qui condamne, entre autres abus cléricaux, la vente d’indulgences, et le renforcement de l’emprise des instances catholiques pures et dures sur un peuple qui ne sait plus que croire. Ni sur quel pied danser…
Le style. L’écriture du roman est fidèle à celle de son auteur et colle parfaitement aux faits relatés. Avec un méli-mélo voulu de termes de l’époque moyenâgeuse et d’expressions contemporaines, parfois fleuries, jamais vulgaires dans le contexte. On aime ou on n’aime pas. Moi j’aime ce mélange plus salé que sucré, impertinent toujours, car il ressemble à Jean Teulé le personnage : généreux, direct, truculent, bon enfant, drôle et profond.
Après, il y met sa touche personnelle et cela donne une leçon d’Histoire digeste et accessible à tous. Tout le contraire d’un cours rébarbatif bourré de dates et de noms propres à apprendre par cœur. À partir d’un événement isolé mais marquant ou même d’un épisode passé sous silence, il remet en scène et en mémoire tout un pan de l’Histoire de France avec force détails, véridiques et romanesques. Grâce à lui, le lecteur apprend ou révise des épisodes historiques marquants, connus ou non. Ici, outre la danse de la mort, nous assistons à l’avènement du protestantisme avec les théories luthériennes qui viennent semer le désordre dans une église catholique immuable dans ses croyances et dans ses diktats.
Jean Teulé n’est pas tendre avec la religion catholique. Avec le style satirique qui le caractérise, il fustige l’Église toute puissante (bien plus puissante que les instances civiles) ainsi que ses représentants et la façon éhontée dont ils exploitent un peuple déjà pauvre et affamé en jouant de sa foi, de sa crédulité et de sa peur de la damnation éternelle. On pense aux trésors, aux tableaux, aux statues que contiennent les églises et les cathédrales, on pense aux ors et aux caisses du Vatican, à toutes ces richesses dignes de figurer dans les plus grands châteaux, au train de vie des moines, des évêques, des prélats et autres « chanoines monopolisateurs », et l’on se pose des questions légitimes sur la manière dont ils ont été financés ou acquis. Le Christ avait fait vœu de pauvreté, nous dit-on pourtant à longueur d’Evangiles ; il faut croire que ses représentants, non… Aujourd’hui comme hier. L’homme d’église, Guillaume de Honstein, est décrit comme un homme dur, âpre au gain et fanatique. Il ne vit pas dans ou pour la foi chrétienne, il en profite et s’enrichit grâce à elle, tout comme ceux qui l’entourent, « tous loups insatiables déguisés en berger ». Et dans le cas présent, tous d’origine noble de surcroît. L’on assiste bien à une lutte des classes, mais à une lutte des classes privilégiées : le clergé contre la bourgeoisie, dont forcément le bas peuple subit les conséquences…
Pour finir, je citerai Jean Teulé lui-même et mettrai cet article dans la rubrique Coups de cœur : « Quand j’écris un roman historique, je fais semblant d’écrire un roman historique, mais en fait je parle d’aujourd’hui ». (Jean Teulé à La Grande Librairie, sur France V, le 1er février 2018). Avant de citer l’exemple d’une femme dansant seule dans une maison en ruines à Alep remplie de cadavres…
Alors on danse…