Arrive un vagabond a obtenu le Grand Prix des Lectrices de Elle en 2013. Très bonne presse. Et le titre m’a attirée. L’auteur a confié en interview à Libération qu’il s’était inspiré d’une histoire vraie, qui avait eu lieu en Grèce.
L’auteur, né en 1948 en Virginie, vit à New York. Il a (seulement) deux romans à son actif avant celui-ci : Une femme simple et honnête, sorti en 2009, et Féroces, en 2010. La Chute des princes sorti en 2014, m’inspire moins car il se déroule dans un monde que je déteste : le milieu des traders. Mais s’il me tombe entre les mains il y restera bien évidemment…
L’histoire. Brownsburg, petite ville tranquille de Virginie, été 1948.
Charlie Beagle, 39 ans, arrive un soir d’été dans un pick-up. Avec, pour tout bagage, deux valises : l’une remplie de couteaux de boucher et l’autre de billets de banque. Pour les couteaux, pas de souci, il est boucher de son état. Pour l’argent, ses économies peut-être… L’auteur fait de lui un portrait très minimaliste : il est solitaire, pacifiste et aimant la nature. De son passé, on ne connaîtra jamais rien – quand bien même notre curiosité est aiguisée dès le départ : cet homme qui débarque ainsi, sans crier gare et finit par s’installer dans cette minuscule ville de Virginie n’est-il pas venu y enterrer de sombres secrets ? Ou s’y cacher ?
Cependant, sa discrétion et sa gentillesse attirent très vite la sympathie des habitants et le boucher, Will, ne tarde pas à l’engager. Son épouse, Alma, le prend sous son aile et Sam, leur petit garçon de cinq ans, se lie d’amitié (réciproque) avec lui.
Le personnage féminin est Sylvan. Elle est belle à se damner, (mal) mariée (plutôt «achetée» à ses parents par son mari) et s’habille et se pare comme les stars d’Hollywood qu’elle vénère. Une sorte d’Emma Bovary américaine, vivant de rêves et de fantasmes. On en sait un peu plus sur son passé dramatique et sa famille et cela nous la rend sympathique. Mais elle aussi nous échappe et reste entourée de zones d’ambiguïté qui la poussent souvent à agir de manière inattendue et tragique.
Enfin, un troisième personnage au moins aussi important que le couple : Sam, fils unique adoré par ses parents, joyeux et innocent, qui va s’enticher de Charlie, et réciproquement. Pour souligner l’importance de ce personnage, l’auteur en fait le narrateur de l’histoire. C’est lui, devenu adulte, qui raconte ce drame de l’amour et de l’enfance blessée.
Et un jour, Sylvan Glass pousse la porte de la boucherie et entre. Charlie tombe amoureux au premier regard. Elle ne tarde pas à succomber elle aussi à la passion. Le couple va devoir se cacher pour se voir et se servira de Sam, le petit garçon, comme alibi à leurs rencontres. Et c’est là que tout commence vraiment. Sam assistera à tout sans tout vraiment comprendre et deviendra «complice» malgré lui de l’adultère et de ses conséquences dramatiques. Garant obligé de ce lourd secret, il perdra l’innocence et l’inconscience de l’enfance et le reste de sa vie sera marqué. Une histoire dans l’histoire, au moins aussi importante que celle de Charlie et Sylvan. Car ce petit garçon ne sortira pas indemne de cette tragédie et l’auteur nous le dit :
L’enfance est l’endroit le plus dangereux qui soit. Si on devait y rester toujours, on ne vivrait pas très vieux. Personne n’en sort indemne. Vrai, vrai, vrai.
Dès les premières pages j’ai été emportée dans l’aventure. Pas de surprise au niveau de l’orientation de l’histoire. Dès la page 2, l’auteur nous dit : «C’était une ville dans laquelle on n’avait jamais commis de crime». On comprend ce qu’il y a à comprendre. Et on commence à attendre… Au début, au début seulement.
Car d’emblée on est pris dans cette histoire simple qui se déroule dans une petite ville simple remplie de gens simples et où il fait bon vivre. Mais très vite, on sent bien que derrière les apparences, derrière la banalité se cachent des petits secrets, des non-dits, des mesquineries. Ainsi, à Brownsburg, les règles sont bien établies et acceptées par tous : c’est la religion qui donne le la et les habitants vivent dans la crainte d’un Dieu dont la clémence a des limites et qui sait se montrer intraitable et menacer de l’enfer tout contrevenant aux codes religieux.
On est dans les années 50, dans l’Amérique profonde de l’après-guerre, plus puritaine que jamais. Les blancs et les noirs se côtoient sans se mélanger, et les étrangers ne sont pas forcément bien accueillis. Le climat est tendu, d’une tension constante, imperceptible au début mais qui ira crescendo jusqu’à l’explosion finale.
En réalité, comme dans la vraie vie, personne n’est tout noir et personne n’est tout blanc et cela ajoute à l’intérêt du roman. Dès l’apparition de la belle, la passion est là, réciproque mais ravageuse, la tragédie est en route et on le sait. Ce que l’on ne sait pas, par contre, c’est quel tour elle va prendre, qui va perpétuer le crime dont on nous parle dès les premières pages et qui va en être victime.
Du coup, avec tous ces trompe-l’œil, le lecteur un peu perdu se voit contraint de se laisser porter par l’histoire. Pour son plus grand plaisir. Et même si à la fin le dénouement peut paraître inéluctable, il ne répond pas aux «attentes» du lecteur et aux prémisses du roman. Le suspense aura duré jusqu’au bout. Et le final nous laisse pantois, groggys.
La trame sociale n’a pas été oubliée et au passage, Robert Goolrick égratigne l’air de rien une société dont les bases reposent, au-delà des apparences, sur la ségrégation raciale, le puritanisme outré et la condition des femmes bafouée.
Le style. A la fois simple et lyrique, il suit la narration en collant parfaitement à son rythme et à son histoire. Les mots sont simples, le rythme harmonieux, les scènes d’amour admirablement bien rendues, avec une volupté palpable, les descriptions de paysage nombreuses et fort belles, contrastant avec le drame que vivent les personnages. Un véritable enchantement.
Au final, tout le bien que j’avais entendu s’est avéré amplement justifié ! Il reste de ce très beau livre une impression de grande tristesse et de nostalgie. Les personnages sont attachants et leur impossibilité à résister à leur passion leur donne beaucoup plus d’épaisseur qu’ils en ont dans le portrait minimaliste du départ. Leur histoire d’amour a des accents de tragédie, tout comme le destin brisé du petit garçon pourtant si heureux au début du livre.
Ce roman m’a bouleversée, passionnée, attristée. Et le final est déchirant, même si je ne m’attendais pas à un dénouement heureux. Le suspense ne faiblit jamais et la fin nous assène le coup de grâce. Une grande maîtrise de l’auteur, presque cinématographique. La tension croissante et constante nous fait tourner les pages avec une certaine frénésie alors qu’on aimerait aussi s’arrêter sur l’écriture intense, claire et subtile.
Mais le véritable intérêt du roman ne réside pas dans l’entretien du suspense. Il est dans la narration, avec des mots simples, humains, posés au fil des pages d’une histoire poétique, romantique et, partant, tragique. Bouleversante. On n’est pas loin de la tragédie grecque.
Je vais faire vite à lire les deux précédents romans de Robert Goolrick, Féroces et Une femme simple et honnête en priant pour les aimer autant. Dommage qu’il ait commencé si tard à écrire. C’est vraiment un grand romancier. Pourvu qu’il rattrape le temps perdu !
Juste pour le plaisir, J’y ai noté un passage dans lequel la passion est rendue d’une façon bouleversante :
Il entendait son nom partout. Dans les bruissements de feuillage devant la fenêtre de sa chambre à coucher. Dans les ondulations à la surface des ruisseaux qui couraient sur les terres. Dans le chuintement de ses pneus sur l’asphalte. Il en sentait la douceur sur sa peau, la fraîcheur dans l’air qu’il respirait, la bénédiction dans le contact des draps qui s’enroulaient autour de son corps la nuit. Sylvan. Il n’avait jamais partagé ne serait-ce qu’une conversation avec elle, il n’avait entendu sa voix enfantine qu’une seule fois. Et il se retrouvait incapable de penser à quoi que ce soit d’autre. Chaque fois qu’elle traversait son esprit, c’était comme si Charlie recevait un violent coup de poing dans le ventre». La passion, pas l’amour.
Vivent les livres et ceux qui les écrivent !