Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Alabama 1963 ⇜ Ludovic Manchette et Christian Niemiec

LES CINQ PREMIÈRES LIGNES : “La chaleur écrasante semblait avoir endormi la clairière : ses hautes herbes jaunies, son immense chêne perdu au beau milieu, les corbeaux perchés là-haut, et la petite-fille couchée en bas, quelques mètres plus loin.”
EN DEUX MOTS. Dans une Amérique qui tente de se déségrégationner, un polar vif, addictif dont il est impossible de deviner la fin. Avec un binôme impensable à la tête de l’enquête : un ancien flic devenu détective privé, alcoolique de son état, et une femme de ménage noire qui n’a ni la langue dans sa poche ni la cervelle au repos…
Sorti en 2020 au cherche midi, puis en version poche chez Pocket (version lue). (Premier) roman policier. 350 pages.

Sorti en 2020 au cherche midi, puis en version poche chez Pocket (version lue). (Premier) roman policier. 350 pages.

Ludovic Manchette et Christian Niemec Le Telegramme
Christian Niemiec et Ludovic Manchette. Photo Le Télégramme.

Ludovic Manchette et Christian Niemiec, traducteurs à quatre mains de séries et de films en français, se sont essayé à l’écriture directe (et à l’américaine) avec ce premier roman Alabama 1963, qui a rencontré un succès immédiat et reçu de nombreux prix littéraires. Forts de cet essai transformé, ils ont publié cette année, toujours ensemble, toujours à l'américaine et toujours au cherche midi, leur second roman, America(s). Pour notre plus grand plaisir sans doute (je ne l’ai pas encore lu)…

1963, Birmingham (Alabama, état du sud-est des Etats-Unis). Surnommé Le Pays des plantations de coton, l’Alabama doit son nom à la tribu indienne des Alabama. Montgomery est sa capitale mais Birmingham en est la plus grande ville. 

Au moment où commence l’histoire, une petite fille est retrouvée morte dans les bois. Elle s’appelle Dee Dee Rodgers, elle a onze ans. Elle est noire et son corps n’est découvert que plusieurs jours plus tard.
La police freinant des deux pieds pour avancer dans une enquête concernant une enfant noire, les parents de Dee Dee demandent à Bud Larkin, un détective privé noyé dans l’alcool, d’abord réticent mais qui finit par accepter devant leur insistance, de retrouver l’assassin de leur petite fille. Adela, qui travaille depuis quelques jours chez le détective, l’aide dans ses recherches. Elle tente aussi de lui redonner goût à la vie et d’oublier son passé. 

D’autres petites filles noires disparaissent et peu de policiers s’affairent à retrouver le coupable. Bud Larkin, lui, enquête, de plus en plus en plus en colère et motivé pour réussir.
Au contact d'Adela, sa femme de ménage, il boit moins ; se fait aider de quelques amis policiers et emmène Adela avec lui pour visiter les familles noires dont les filles sont tuées.

L’enquête s’avère particulièrement longue et difficile et ce n’est que plusieurs mois après la mort de la première petite fille Dee Dee qu’elle sera bouclée de manière très inattendue.
Un dénouement que je n’avais pas vu venir, qui m’a scotchée et qui vous scotchera à coup sûr vous aussi. Une belle réussite côté suspense, bien posé, bien entretenu, bien bouclé.

Alabama 1963 est écrit sous la forme d’un journal presque quotidien. Le style pêche peut-être un peu, c’est vrai, surtout au début. Je trouvais l’écriture trop appuyée et les réparties plutôt “faciles” avec des clichés rebattus eux aussi : flics pourris et racistes, Noir(e)s soumis(e)s, Blancs suprématistes… Et au fil des pages j’ai pris du plaisir à regarder évoluer les personnages et à suivre l’enquête. Ce que je trouvais facile j’ai fini parler trouver “drôle” dans le contexte de l’histoire et celui, complexe, d’une Amérique – celle de 1963 qui voit les prémices de la ségrégation – prise entre deux feux brûlants : celui des membres du Ku Klux Klan, les suprémacistes blancs fanatiques toujours actifs et haineux, et celui des Noirs qui tentent de voir une embellie possible dans les discours de John Kennedy.

J’ai bien aimé les dialogues entre Bud et Adela, pleins d’humour, et apprécié à leur juste non-valeur les conversations entre les policiers. Certains passages sont franchement drôles et nous rions en dépit de la noirceur du sujet. Les réparties des femmes noires sont parfois cocasses, notamment celles d’Adela et sa bande de copines à la laverie, qui retournent les poncifs perpétuellement entendus sur les Noirs contre les Blancs.

Mon regard sur le livre s’est éclairci à mesure que je tournais les pages. Pour finir totalement embarquée dans celles-ci par la bande d’Adela et par Bud le solitaire. Les personnages sont bien croqués, notamment Adela et Bud Larkin. Adela Cobb, jeune veuve de 35 ans, est domestique chez les riches blancs cinq jours et demi par semaine. Elle a trois enfants, dont une fille adolescente, Bernice. Lazarus, le frère se son mari, s’est installé chez elle après l’agression raciste qui l’a estropié à vie. Bud est un ancien policier viré de la police pour avoir accidentellement tué un collègue et ami. Il est devenu détective privé mais passe le plus clair de son temps à “manger du whisky et de la bière” et à dormir.

Autour d’eux gravitent des personnages secondaires “savoureux” eux aussi.
Du côté blanc, outre des policiers (en nombre) peu sympathiques, presque tous et pour le moins racistes, et des femmes riches odieuses dont certaines renvoient leurs servantes noires pour des peccadilles, un mot, un regard même, une maladresse de trop ; et d’autres, tout aussi blanches de peau, qui nous sont sympathiques, comme la généreuse et excentrique Gloria (malade, âgée et un brin clairvoyante) et la non moins excentrique et généreuse Shirley qui embauche Adela pour travailler chez elle parce que c’est la norme mais fait tout le travail à sa place parce que c’est sa norme !

Du côté noir, Adela remporte la palme de l’empathie. Droite, travailleuse, drôle, elle est également pleine d’un bon sens subtil et d'une belle sensibilité. Tout en elle force le respect.
Les personnages, hormis les mauvaises personnes, sont liés par des sentiments forts qui couvrent tout le registre affectif : l’amour sous toutes ses formes (conjugal, filial, parental et même envers les animaux) et l’amitié, souvent improbable entre des personnes que rien ne semble pouvoir accorder. 

Pour ce qui est de  l’intrigue, le suspense, maîtrisé à merveille, occupe une grande place avec moultes fausses pistes et rebondissements et une investigation serrée et difficile. La fin, je l’ai dit plus haut, en laissera plus d’un sur le carreau. Porteuse de tristesse et d’espoir, bouleversante même à plus d’un titre, elle m’a fait oublier les petits défauts stylistiques du roman et ses quelques longueurs pour apprécier ce qu’il est réellement : une belle et triste histoire remarquablement bien menée grâce à des personnages attachants.
Addictif pour l’enquête, passionnant pour les personnages et le contexte historique (le titre situe à dessein précisément l’histoire dans l’espace et dans le temps), Alabama 1963 est un roman coup de cœur dont nous tournons les pages à grande vitesse tout en savourant les propos des personnages.

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