Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

L’Assassin des ruines ⇜ Cay Rademacher

LES CINQ PREMIERES LIGNES : « Lundi 20 janvier 1947. Encore à moitié endormi, l’inspecteur principal Franck Stave cherche sa femme en tâtonnant, quand il se rappelle qu’elle a péri dans un incendie trois ans et demi plus tôt. Il serre le poing, repousse la couverture du lit. Un air glacial chasse les derniers voiles du cauchemar ».
EN DEUX MOTS Un personnage principal attachant, une véritable investigation, un « décor » de ruines et une époque sinistre peu abordée en littérature, ce polar au style classique est original à bien des titres.
Sorti en juillet 2019 aux Editions du Masque. Traduit de l’allemand par Georges Sturm. Titre original ! Der Trümmermörder. Roman policier. 453 pages.
Cay Rademacher portrant
L’Assassin des ruines ⇜ Cay Rademacher 2

Né en 1965 en Allemagne, Cay Rademacher a fait des études d’histoire et de philosophie à Cologne et à Washington. Il a été journaliste (Geo, Die Zeit) avant de devenir écrivain à part entière. Il écrit de nombreux romans historiques, dont certains sont largement traduits dans le monde, notamment la Trilogie hambourgeoise dont L’assassin des ruines est le premier opus et qui met en scène le même policier Franck Stave. Après avoir vécu dans cette ville ravagée puis occupée par les Britanniques à partir de 1943, il s’est installé en Provence avec sa famille où il commence une nouvelle série avec pour enquêteur un capitaine de gendarmerie, Roger Blanc.

En janvier 1947, tout n’est que ruines et désolation dans la ville de Hambourg, la deuxième ville allemande, bombardée par les Britanniques et les Américains en juillet 1943 lors de l’Opération Gomorrhe : des raids incessants du 25 juillet au 3 août 1943, puis des bombardements réguliers jusqu’en 1945, période à laquelle les Britanniques sont venus occuper les quartiers résidentiels, les « prestigieux boulevards » qu’ils avaient épargnés des bombes à dessein.

Lorsque l’histoire commence Hambourg est donc un immense champ de ruines. Plus d’eau courante, d’électricité, de charbon, de chauffage, de trains, de carburant. Excepté dans la partie réquisitionnée par l’occupant. L’hiver est le plus froid qu’aient connu les Hambourgeois, le plus froid du siècle, se dit-on. La température ne dépassant pas les moins vingt degrés, tout est gelé même le lac de la ville et l’Elbe dont l’embouchure est à cent kilomètres au nord-est de Hambourg. À l’intérieur, du givre et de la glace sur les vitres des appartements encore habités. Tout le monde se méfie de tout le monde, les dénonciations vont bon train, tous les nazis n’ont pas été arrêtés par une police elle-même gangrenée par la gestapo, et ceux qui restent sont logés à la même enseigne que leurs victimes, condamnés à se terrer et à traîner dans les rues à la recherche de nourriture et d’un abri dans les décombres. La famine n’est pas loin, les survivants sont… en survie ; seul le marché noir est au mieux de sa forme. Et les rats, qui sont à la fête.

C’est dans ce contexte historique sinistre et glacial que l’inspecteur principal Franck Stave est cueilli chez lui presque au réveil par un jeune policier venu lui annoncer un crime. Une jeune fille retrouvée étranglée dans les ruines, totalement nue. Et rien qui puisse permettre de l’identifier. L’enquête lui est confiée.

Pour l’assister, le nouveau directeur de la police judiciaire lui adjoint un jeune lieutenant des forces d’occupation, le lieutenant James C. MacDonald et un inspecteur allemand de la brigade des mœurs, Lothar Masckhe, jeune lui aussi. La pression de la direction de la police et des militaires anglais est immédiate : le crime doit être élucidé avant que la population, sous tension permanente, ne panique davantage.

Un deuxième cadavre, puis un troisième et un quatrième sont découverts, tous étranglés et nus, cachés dans les décombres. Et aucun n’est identifié.

Pour l’inspecteur principal la tension monte, d’autant qu’aux deux tiers du roman une seconde enquête, « interne » celle-ci, vient se greffer à la première et compliquer ses recherches. Décuplant l’intérêt et le suspense pour le lecteur mais obligeant le policier et ses collègues à ne reculer devant rien pour coincer le criminel, quitte à se mettre en danger, et ce jusqu’à la fin. Je n'en dirai guère plus, pas même si l’assassin des ruines, qui n’est pas arrêté dans la réalité, l’est ou non dans le livre.

Le roman est très bien écrit (et traduit). L’écriture, quasiment classique, est sobre, élégante avec un vocabulaire riche et des dialogues qui sonnent juste. Malgré ou grâce à l’investigation longue et difficile, les rapports d’un policier à l’autre et le suivi des « chefs », le plaisir de lecture est constant et on ne décroche pas. Et les descriptions des ruines de cette si belle ville sont impressionnantes de réalisme visuel. On s’y croirait, et ça fait froid dans le dos…

Mon regard sur le livre. J’ai beaucoup, beaucoup aimé ce roman – basé sur un fait divers avéré – de Cay Rademacher, auteur allemand que je ne connaissais pas. Son personnage, son intrigue, son suspense et ses retournements de situation, la ville de Hambourg…
Le personnage principal tout d’abord. Frank Stave est un homme attachant. Revenu de tout car meurtri par la guerre il est resté digne et n’a jamais tenté de profiter de son statut de policier. Il n’a strictement rien, comme tout le monde. Sa femme Margarethe est morte en 1943 dans un incendie, son fils Karl, 17 ans a disparu sur le front de l’est en 1945 et il est depuis sans nouvelles.
Il ne lui reste que son travail et l’infime espoir de retrouver son fils vivant. Sérieux dans son travail, tourmenté dans sa vie personnelle, il est aussi épris de justice qu’incorruptible et sait faire preuve d’autodérision et d’objectivité, même en des temps si difficiles. Il fait partie de ces flics qui ont été écartés de la police au cours des années noires, soupçonné d’être social-démocrate. Après une « dénazification » de la police – difficile et bien trop partielle après bientôt deux ans – il a retrouvé son travail d’inspecteur. Un travail plus dur qu’avant la guerre, celle-ci ayant ouvert la voie à toutes sortes de crimes auparavant inexistants, en tout cas moins fréquents (vengeances, dépouillements, crimes de déments ou de nazis cachés…). On se battait pour un boulet de charbon ou une racine de pomme de terre ou juste par soupçon.

la guerre, toujours la guerre

Par ailleurs, la ville de Hambourg martyrisée m’a littéralement interdite. Elle est bien davantage que le cadre – apocalyptique – d’une enquête policière, elle est le symbole de la mort, alors qu’un monde secret survit dans ses entrailles. L’auteur s’arrête dans chaque quartier qu’il traverse pour le dépeindre dans toute son horreur, constatant avec peine que ce sont les quartiers populaires de l’est les plus touchés. Les Anglais savaient qu’ils occuperaient l’Allemagne longtemps après l’avoir détruite. Les grandes villes allemandes ont été bombardées selon le principe de la guerre totale, au motif de détruire les infrastructures industrielles de l’Allemagne, pour assurer la tranquillité des Alliés durant la préparation du débarquement de Normandie en juin 1944.

Au fil de ma lecture, je suis allée vérifier les images si bien décrites par l’auteur, ainsi que certains monuments avant la guerre. J’y ai vu une ville animée, colorée, à l’architecture variée.

Deux ans ou presque après la fin de la guerre, elle est toujours du gris sinistre de la dévastation, vaste champ de ruines servant de tombe à des dizaines de milliers d’habitants toujours pas retrouvés. Et remplie de rôdeurs rasant les murs tête baissée et col relevé pour éviter le regard des autres et le froid sibérien. Le froid qui dure plonge Hambourg dans un entre-deux qui interdit le déblaiement, sans lequel la reconstruction de la ville ne peut commencer.

Conséquence évidente, le marché noir est florissant, organisé, régulier. Il se tient au nez et à la barbe des policiers. Tout ou presque tout s’achète, se vend ou se troque, y compris les cartes d’alimentation qui, pourtant, ouvrent bien souvent l’accès à des boutiques vides. Bien qu’il soit interdit et passible de sanctions lourdes, les patrouilles de police et de militaires britanniques et leurs rafles ne font que le ralentir.

J’ai bien aimé aussi la manière dont est menée l’enquête. C’est une investigation « à la papa », époque oblige, avec des moyens « de fortune ». Nonobstant les conditions matérielles dans lesquelles elle se déroule – froid polaire, services municipaux et administratifs hors services, occupation du pays, méfiance et incertitude générales, peur d’un serial killer, les policiers n’ont pas grand-chose pour les aider. Pas d’ordinateurs, encore moins d’ADN et de fichiers croisés. Un appareil photo noir et blanc, une salle d’autopsie, de rares dossiers n’ayant par miracle pas disparu et le bon vieux portrait-robot permettant de ronéotyper des affichettes... Le téléphone, fixe, est réservé à l’élite britannique et l’électricité extrêmement limitée. Pas de voitures non plus pour traverser la ville en tous sens.

Toutes ces carences donnent lieu à des confrontations de résultats entre les trois enquêteurs, ainsi qu’à leurs réflexions et observations qui nous permettent de comprendre à quel point l’enquête est difficile, donc longue pour eux, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Un temps pas si lointain mais déjà oublié des lecteurs de polars d’aujourd’hui. Et ignoré des plus jeunes, forcément. Un policier « classique » que j’hésitais à lire et que j’ai commencé par curiosité historique (époque, lieu…) et dont l’enquête policière et ses rebondissements m’ont finalement intéressée et même donné l’envie de voir comment s’en sortiront l’inspecteur Stave et la ville de Hambourg dans les prochains tomes. Quelques indices nous sont donnés à ce propos dans les dernières pages. Affaires à suivre… à moins que je ne commence par une aventure du gendarme de Provence, Roger Blanc.

Pour toutes ces raisons je ne saurais que vous en recommander la lecture, d’autant que les policiers se déroulant juste après la guerre dans une ville morte (allemande de surcroît) ne sont pas légion. Une belle découverte et, parce que pour une fois aussi le narrateur n’est pas dans le camp des vainqueurs, un coup de cœur.

ALORS, A QUOI ÇA SERT DE LIRE ? Ici, à être doublement surpris. D’avoir apprécié un policier de facture « classique » et d’avoir aimé son contexte historique (et géographique !).

QUELQUES EXTRAITS

Un hommage au courage des femmes, teinté de jalousie chez certains hommes :
« Cette sérénité toute récente vient certainement du fait que, depuis la guerre, les femmes sont devenues des soutiens de famille : marché noir, achats clandestins de produits d’alimentation dans les campagnes proches, sacs à dos remplis de nourritures illicites, travaux pénibles comme le déblaiement des ruines
les femmes ont su organiser tout le nécessaire aussi bien que les hommes. Au minimum aussi bien. Mais elles en payent le prix fort, et pas seulement par la fatigue, le surmenage. Bien des mariages n'ont pas tenu quand les hommes sont rentrés après des années de guerre : ils n'ont pas supporté que leurs épouses se débrouillent mieux qu'eux dans ce monde étranger de ruines et de marchés clandestins ».

Un homme bien, policier de surcroît :
« Stave quant à lui ne ressent aucune haine des occupants, même si c’est bien une bombe anglaise qui lui a ravi Margarethe. Confusément, il se sent honteux des crimes des nazis, et c’est pourquoi, même si l’idée lui paraît perverse, il se sent libéré d’un poids face aux dévastations de la ville et à sa vie anéantie. Une perte et des privations comme punition méritée. On est devant des temps nouveaux. Peut-être ».

Hambourg ville morte :
« Le terrain ressemble à un curieux désert de remblais de briques et de décombres d’une hauteur de trois à dix mètres, des tas de gravats d’où jaillissaient des monceaux d’ustensiles hors d’usage, des tuyaux de descente écrasés, des gouttières déformées, des enchevêtrements de câbles et de chevrons éclatés. Des sentiers se sont formés spontanément en peu de temps, par piétinements répétés ».
Plus loin :
« Un paysage de désolation, où deux murs éventrés se dressent comme les décors d’un film muet expressionniste dans la lumière jaune et douteuse des phares. Stave ne serait pas étonné de voir se découper quelque part sur un mur la silhouette de chauve-souris du
Nosferatu de Murnau et ses longs doigts en forme de serres se refermer sur lu
i ».

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