Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

My Absolute Darling ⇜ Gabriel Tallent

Les cinq premières lignes : « La vieille maison est tapie sur la colline, avec sa peinture blanche écaillée, ses baies vitrées, ses frêles balustrades en bois envahies de sumac vénéneux et de rosiers grimpants. Leurs tiges puissantes ont délogé les bardeaux qui s’entremêlent désormais parmi les joncs. L’allée de graviers est jonchée de douilles vides tachées de vert-de-gris. »
EN DEUX MOTS. Un livre bouleversant et révoltant par son overdose de violence… Mais c’est l’héroïne forte et lumineuse qui en fait un livre fort et inoubliable. Difficile d’en commencer un autre juste après.
Sorti en mars 2018 chez Gallmeister. (Premier) roman. Traduit de l’anglais (américain) par Laura Derajinski. 464 pages, puis en poche dans la collection Totem de Gallmeister. 480 pages.

Gabriel Tallent est un jeune auteur américain qui a fait une entrée fracassante dans le monde littéraire avec ce livre sorti en 2018 en France chez Gallmeister(un an plus tôt aux Etats-Unis). Il lui a fallu huit ans pour écrire ce livre qui n’a laissé personne insensible : on l’a qualifié de “puissant, sidérant, dérangeant, ambitieux, inoubliable”, de “chef-d’œuvre”… Il est tout cela. Le titre pour une fois n’a pas été traduit, et on le comprend : Mon amour absolu.
Mieux qu’une biographie inspirée de Wikipédia, une vidéo de la rencontre entre François Busnel (La Grande Librairie) et Gabriel Tallent chez lui, en Californie de l’est, dans le parc naturel de Joshua Tree à l'entrée du désert de Modave. Nul mieux que lui pour parler de son environnement, de son roman et forcément de son héroïne qui lui ont valu (coûté ?) huit ans de travail. Nous comprenons comment il faut être un homme doux et humain pour écrire des choses si terribles…

A sa sortie en France il ne remporte pas moins de six prix, dont celui du Meilleur livre de l’année du magazine America (François Busnel). Plus les quatre “T” de Télérama, le maximum. Je l’avais acheté à sa sortie en poche, puis oublié dans une pile à lire.

Personnellement, je n’aime pas les livres trop noirs et trop violents. Je l’ai commencé, pourtant, tout de suite happée par son héroïne et ce monde sauvage dans lequel elle évolue… 

Dès les premières lignes, l’auteur nous plante le décor du drame qui va se dérouler en ces lieux. Tout y est : la maison mal entretenue qu’on imagine isolée, la végétation omniprésente, invasive, vénéneuse, les armes car des douilles il n’y en a pas que dans les allées… on tire aussi dans la maison ! 

Suivent immédiatement les deux principaux personnages : le père Martin, sa fille Turtle, qu’il surnomme aussi Croquette dans les bons jours… son véritable prénom est Julia. Ces deux-là vivent seuls, le papy vit dans un mobil home, pas très loin. Martin est un homme robuste, autoritaire, intelligent, cultivé, au fait des problèmes contemporains.

« Nettoie-moi ce bordel, dit-il à Turtle qui se lève et débarrasse la table des canettes de bière, des douilles vides, des cendriers et des divers livres : Les Principes de la connaissance humaine, Être et temps, et Les Philosophes présocratiques de Barnes. »
Il est extrêmement violent, manipulateur, paradoxal, ambigu, irresponsable… Bon je m’emporte, mais si vous le lisez, vous verrez que vous adorerez le détester ! Quand il a vraiment dépassé les limites, et il est doué pour cela, tout ce qu’il trouve à dire à sa fille c’est « j’ai merdé » ou « j’ai déconné ». Détestable je vous dis !

Turtle est une adolescente de quatorze ans, grande et maigrichonne mais qui possède une force de caractère hors du commun. Elle connait si bien les armes à feu qu’on pourrait croire qu’elle a su s’en servir avant d’apprendre à marcher ! Elle les démonte, les remonte comme d’autres enfants reconstitueraient un puzzle. Par contre au collège Turtle, trop hors normes dans sa vie perturbée – oh combien, c’est si difficile pour elle d’analyser la relation que lui impose son père, aimé et détesté à la fois – ne peut s’intéresser, se concentrer.

Ce qu’elle adore c’est partir dans la nature.
« Je l’ai déjà vue parcourir cinquante kilomètres en un jour, à travers la campagne. Elle est à moitié Héléna Macfarlane, à moitié chat sauvage, elle est infatigable… Tu peux la ligoter et l’emporter dans la broussaille, la laisser là, et si tu reviens un jour, tu découvriras qu’elle a appris à vivre avec les loups et qu’elle a fondé un royaume. » Dixit le père.
Elle part dans la nature hostile, parfois, trouve toujours la façon de se sortir d’une situation délicate. Je n’ai jamais fréquenté l’école des scouts mais à mon avis ils ne lui sont jamais arrivés à la cheville.

D’un côté il y a la mer (attention, pas les plages des gens qui se dorent au soleil, celle qui vous happe comme fétu de paille et vous recrache dévasté)… Celle où les coquillages sont tranchants comme des rasoirs…
De l’autre des bois vite inextricables ; l’atmosphère y est glauque, oppressante. L’auteur connait parfaitement la flore et la faune de cette Californie du Nord déchiquetée par les vents, cette terre où il a grandi. Il les utilise avec maestria pour tisser une toile de fond ouvragée, pleine de symbolisme, à son histoire : les sumacs sont invasifs, leur feuillage et leur sève toxiques, les ronces parviflorus rampantes, les fougères aux rhizomes noueux, les séquoias… Dans la faune, il ne manque pas un mille-pattes, une salamandre, mais il y a vraiment plus dangereux : les scorpions (si vous allez jusque-là vous n’oublierez pas ce passage !), les araignées… tout de même d’une bonne taille puisqu’elles peuvent engloutir une innocente souris ! Les araignées sont vraiment omniprésentes jusque dans leur maison :
« Les robinets en cuivre et les tuyaux sont fixés dans des trous sommaires perforés dans les planches de séquoia, des ouvertures irrégulières transformées en repaires d’arachnides regorgeant de poches d’œufs pareilles à des boules de coton, et de silhouettes d’araignées hantées par une gigantesque veuve noire… »

J’ai ressenti un véritable tournant dans l’histoire, celui où je me suis demandé si j’allais continuer ma lecture, la violence allant crescendo ; violence des mots, violence physique, violence des armes. Dans la première partie l’auteur effleure à peine la relation incestueuse installée par le père. Puis Turtle devient pubère, elle a rencontré dans un de ses vagabondages un lycéen, Jacob, un garçon bien. Martin aussitôt lui assène qu’elle est son ABSOLUTE DARLING, à lui, rien qu’à lui, qu’il ne la laissera jamais lui échapper.

Pourquoi j’ai continué ? Parce que je me suis attachée à Turtle et, bien sûr, je voulais absolument savoir si elle allait échapper et comment à ce père dévastateur. J’ai pour ma part enseigné à des élèves en difficulté, des cas sociaux, j’en ai eu victimes eux aussi de leur père incestueux, je revois leur visage quelques jours avant la sortie de prison du prédateur.
Et également parce que j’admire les qualités littéraires de l’auteur (psychologie approfondie des personnages, la toile de fond évoquée plus haut).

J’ai reposé ce livre, bouleversée, révoltée par son overdose de violence… Mais trois jours plus tard, c’est l’héroïne forte et lumineuse qui m'apparaît comme la force du livre et qui en fait un livre inoubliable (on a des difficultés à en commencer un autre).

Alors, pas vraiment un coup de cœur car trop violent mais je suis époustouflée par la naissance dans la douleur de cet écrivain ! Un huis-clos de huit ans avec de tels personnages…
« Elle l’aime. Quand il est comme ça, quand elle voit à quel point il fait des efforts pour elle, même la souffrance de Martin a de la valeur à ses yeux. Elle ne supporte pas l’idée qu’il puisse être déçu, et si elle le pouvait, elle l’envelopperait de tout son amour. Elle pose la bière parmi les champignons. Elle veut le lui dire, mais elle n’en a pas les tripes. »
Voilà, je ne pouvais pas terminer sans citer ce court passage qui montre à quel point l’adolescente aime son père malgré tout… l’amour à mort .

Commentaire(s):

  1. Vrai, huit ans pour écrire un tel roman, c'est long et c’est court. Mais le résultat est là, les lecteurs en sortent tous abasourdis, sonnés presque. Tout cela me donne bien envie de le lire à mon tour, d’autant que je connais le goût de Swallow Bird pour les lectures non violentes et que si elle l’a lu, j’en suis “capable”.. Cela dit, je suis arachnophobe, une vraie arachnophobe, du genre qui a trouvé à l’âge de huit ans sous son oreiller blanc une énorme "veuve" noire ! En plastique grossier mais impossible à oublier. L’auteur de cette blagounette d’Halloween est tombé sur une chochotte. Alors je vais me motiver pour affronter la gobeuse de grenouilles. Une chance : je sais “lire les yeux fermés" les passages périlleux…

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