Pas grand-chose à glaner sur ce jeune auteur américain qui vit dans l’Ohio, l’Etat où se déroule Lady Chevy. Avant ce premier roman, il a écrit des nouvelles. Nul doute, Lady Chevy ne sera pas son dernier roman.
Comment commencer la chronique d’un tel roman ? Par le lieu, par les personnages, par l’histoire ? Commencer par le commencement, c’est plus facile à dire qu’à faire ici tant les trois éléments sont interdépendants, y compris dans le Prologue, qui n’est en rien un rappel de passé lointain expliquant le présent.
Je vais faire comme si c’était plus facile de commencer par ce que je vais déclarer être le « commencement » : le lieu où se déroulent les événements. Pas besoin d’être aruspice pour penser que cette histoire-là ne pourrait se dérouler ailleurs, y compris avec ces personnages-là. Une évidence qui va me permettre d’avancer de manière « structurée » après plusieurs jours de réflexion.
Nous sommes à Barnesville, petite ville de cinq mille âmes (réelle) de l’Etat de l’Ohio, non loin de Columbus. L’Ohio (au nord-est des Etats-Unis), est entouré de la Pennsylvanie, du Maryland et de la Virginie occidentale à l’est, du Kentucky au sud, de l’Indiana et du Michigan au nord. Ce beau pays bordé par les Appalaches a d’abord connu la désertification consécutive aux fermetures des usines. Depuis plusieurs décennies, elle voit sa terre martyrisée par les grosses sociétés de l’industrie pétrolière afin d’extraire de ses entrailles du gaz de schiste. Le cadre de l’histoire est celui-ci. L’époque, c’est aujourd’hui encore et pour longtemps.
Dans tout l’Etat et débordant sur les autres, le gaz de schiste fait des ravages. En cause : la fracturation hydraulique nécessaire pour l’extraire.
Plutôt que résumer l’exploitation des ressources de la terre jusqu’à ce qu’elle se rebelle par de terribles catastrophes et pollutions air-sol-eau, je vous propose un extrait très succinct (et un lien si vous voulez lire l’intégralité, ce que je vous recommande) du rapport de Justin Nobel, journaliste scientifique, pour Rollingstone.com – qui ne m’en voudra certes pas de le partager – de ce rapport d’avril 2018.
En fin de chronique vous trouverez quelques extraits de cet article, le minimum pour comprendre le roman car l’un concerne Barnesville. Mais l’Ohio n’est pas le seul Etat concerné par ce mode d’extraction.
Revenons à l’histoire de Lady Chevy. A Barnesville, les exploitants agricoles ont été contraints de « louer » tout ou partie de leurs terres à la société Demont, extractrice de gaz de schiste, avec la promesse de les enrichir sans nuisances. Le temps passant, il a fallu installer davantage de puits et de tours, puis forer de plus en plus profond, utiliser la fracturation hydraulique. Ce quoiqu’il en coûte aux habitants et à leur environnement.
Parmi les familles touchées par ce fléau, les Wirkner, dont Amy la fille aînée est l’héroïne et la narratrice principale du roman. Son petit frère Stonewall, le petit garçon du Prologue, est encore un bébé. Malformé et sujet à des crises d’épilepsie, il répond en tous points à la description de deux enfants d’une famille de l’ouest de la Pennsylvanie toute proche qu’en fait le docteur Nolan, coauteure du rapport de Rollingtstone.com : « Leurs deux plus jeunes enfants, âgés de neuf et de onze ans, ont commencé à avoir des tics où leurs muscles se transformaient en spasmes, ces spasmes persistaient même quand ils étaient endormis. »
Amy est intimement persuadée que la maladie de son frère est due à la fracturation hydraulique et en veut pour ça au monde entier, pas seulement au groupe industriel, mais à ses parents, à sa famille qui n’a pas su le protéger en cédant l’exploitation de ses terres.
Tout juste majeure, Amy est une jeune fille obèse. Son physique a une grande importance dans l’histoire. C’est la raison pour laquelle elle a été surnommée « Lady Chevy » par les jeunes de son lycée. Elle a peu d’amis, excepté Paul McCormick, dont elle est amoureuse et Sadie Schafer. Ils formaient un trio solide, unis par leur enfance perturbée.
Elle nous dit : « Mon enfance m’a endurcie, a fait de moi une louve solitaire. Dix-huit ans, et je n’ai jamais eu de petit copain. Aucun mec ne m’a jamais proposé de sortir avec lui. Zéro lettre d’amour. Je me suis toujours sentie moche et indigne d’être aimée. Mais je n’éprouve plus le moindre ressentiment envers aucun d’entre eux, même quand en souriant, d’un ton amical, chaleureux, ils m’appellent Chevy. J’ai appris à rire avec eux, à me cacher derrière de la timidité et une résolution acharnée. Et à l’intérieur, tout au fond de moi, j’ai une boule de colère rouge sombre qui me tient chaud ».
Et sur l’origine de son surnom : « On m’appelle Chevy parce que j’ai le derrière très large, comme une Chevrolet. Ce nom remonte au début du collège. Les garçons de la campagne sont très intelligents et délicats ».
Amy est lucide, elle sait qu’elle ne pourra compter sur personne pour se faire une place dans la vie. Ses parents n’ont pas le sou, sa mère est alcoolique, autoritaire et son père, lui aussi alcoolique, lui est totalement soumis. Tous deux sont instables. Elle éprouve pour eux un mélange d’amour et de mépris, mais en veut davantage à sa mère, qui délaisse son bébé malade.
En son for intérieur, elle a décidé que rien ni personne ne pourra l’empêcher de réaliser ce qui n’est absolument pas un rêve mais une ambition : quitter cette ville. Intelligente et travailleuse, elle a d’excellents résultats scolaires. Elle vise l’université de Columbus, pas moins, puis devenir vétérinaire, aidée et soutenue par le vétérinaire de la ville chez qui elle a fait un stage. Pour ce faire, elle a besoin d’une bourse de la ville et d’un peu d’argent de sa paroisse, l’église presbytérienne qu’elle fréquente (dans ce but) le dimanche avec ses parents.
Alors, quand son ami Paul, dont le père est en train de mourir de son travail à la mine, vient la chercher un soir pour l’aider (en principe par sa seule présence) à commettre un acte de sabotage sur un derrick, elle finit par accepter malgré sa réticence.
Et cela tourne mal, très mal. Il y a mort d’homme. Amy finit par être interrogée par la police.
Mais elle est prête à tout pour arriver à ses fins, y compris à commettre des actes irréparables et condamnables.
Tout au long des pages, Amy remonte le temps, jusqu’à ce qui pour elle marque le début de la fin : la location du terrain de son père à la société de forage, qui leur a menti en leur garantissant l’absence totale de pollution des eaux (donc des sols) et de l’air.
La fin nous surprend ou pas. Un événement totalement inattendu voire déroutant se produit dans les dernières pages, que vous découvrirez avec surprise. Il change la donne pour tous les personnages. J’avoue avoir eu du mal à apprécier ou non le dénouement.
Pour ce qui concerne l’écriture, l’histoire est racontée par deux narrateurs. Une narratrice, Amy, qui s’exprime à la première personne, sauf lors des – très rares – occasions pendant lesquelles, comme sortie de son corps, elle a sensation de s’observer agir et penser. Une sorte de dédoublement passager qui lui permet d’exprimer la face non obscure de sa personnalité, ou au contraire sa face noire. Notamment pour exprimer quelques remords ou de brefs élans de tendresse envers les personnes qu’elle aime véritablement : ses deux amis d’enfance, son oncle Tom et le Dr Rogers, vétérinaire qui croit en elle. Et bien sûr son petit frère Stonewall, malade du gaz de schiste. Son langage est à son image : cru, parfois très cru dans son réalisme, cynique voire sardonique, contrasté, laconique (ou violent) dans ses dialogues, extrême dans ses pensées, toujours abrasif. Les chapitres qui lui consacrés, de loin les plus longs, sont numérotés. Certains passages sont difficiles à lire tant les mots sont durs
Le second narrateur est l’auteur qui s’intéresse, en des chapitres tous intitulés « H », au second personnage le plus important : un officier nommé Hastings lui aussi très ambigu, glacial et dérangeant. Il s’exprime sur un ton ampoulé, intellectuel et moralisateur.
John Woods adapte son écriture, notamment les dialogues, à ses personnages, ce qui n’a pas dû être facile pour le traducteur qui a fait preuve d’un grand talent tout au long des pages.
Un tout petit bémol cependant ; certaines scènes dont un tremblement de terre et un incendie se terminent un peu trop vite et de manière inattendue.
Mon regard sur le roman. Il m’a fallu plusieurs jours pour me remettre de cette lecture, à la fois dérangeante et nécessaire. Dérangeants, les personnages le sont, Amy en tête, mais aussi bien d’autres, les circonstances et la région le sont… Alors, s’agit-il d’un énième roman sur le déclin et la décadence américaine post-11 septembre et du rôle de Donald Trump sur une Amérique rurale, puritaine et raciste ? Eh bien non, il y a mille choses à découvrir dans ce roman dense, riche et inattendu.
Voyons tout d’abord Amy, le personnage principal. Hors normes à tous points de vue, elle tient l’histoire et ses personnages presque à elle seule. A seulement dix-huit ans, elle est d’une grande maturité et d’une ambiguïté plus grande encore. Malheureuse pour de nombreuses raisons – son physique, la maladie de Stonewall, la situation familiale et la faiblesse de ses parents, la dévastation de son pays –, et par-dessus tout sa grande solitude. Et lorsque ses deux amis Paul et Sadie sont, assez tôt, exclus de son entourage, elle ne peut se confier à personne sur ce qu’elle pense, ou fait. C’est un personnage torturé, tout en elle est contradictoire. Elle a honte de ses origines suprémacistes blanches (son grand-père maternel est un ancien membre actif du Ku-Klux-Klan), mais dessine des initiales nazies dans les toilettes du lycée ; elle aime ses parents tout en les méprisant profondément ; elle aime ses deux amis mais commet l’irréparable envers eux… Elle est capable de dire à quiconque le meilleur et le pire dans la même phrase, comme ici, sur sa mère : « Je respire son odeur chaude et réconfortante. Je pourrais me noyer dans la tristesse, les aveux, la douceur du soulagement. La mordre et l’égorger ».
En définitive, elle ne parle ou n’agit jamais ni totalement à son corps défendant. Obéissant à une sorte de fatalité dont l’engrenage seul lui dicte la conduite à tenir pour arriver à ses fins, elle a des pensées mauvaises mais n’est pas foncièrement mauvaise, et en d’autres circonstances elle ne se serait pas comportée pas de la sorte. L’origine du mal n’est pas de son fait, elle n’a rien provoqué, mais elle doit continuer jusqu’au bout, arranger les choses – à sa manière – avant qu’il ne soit trop tard. Alors, si sa souffrance peut nous aider parfois à la « comprendre », la détestation prend le dessus tout aussitôt en l’entendant penser. Elle ne lâche rien, on la juge pour ses actes et son ignorance presque totale du remords. Parce qu’elle ne laisse personne se mettre en travers de sa route, elle est d’une froideur insensée, dans ses pensées mais surtout dans ses actes, calculés, mesurés, qui ne vont que dans une seule et même direction.
Par ailleurs, il est difficile de ne pas la « jauger » à l’aune de son grand-père maternel et de son oncle Tom ; cela crée un malaise certain. On la déteste, on la plaint, mais on ne l’aime pas. Si empathie il y a, elle est négative.
Extrêmement dérangeant aussi, le second narrateur : Brett Hastings. Philosophe à l’origine, marié à une superbe femme dont la réputation n’est pas florissante et père d’une petite fille de huit ans qu’il adore et veut protéger des hommes (comme lui ?), il a pour d’obscures raisons mis ses facultés intellectuelles au service de la police. Avec un petit supplément d’âme : entouré de policiers corrompus, dont le shérif Wharton lui-même et détestant leur collusion avec les industriels pollueurs, il réagit à sa manière. Un peu comme Dexter, le personnage principal de la série éponyme, mais en moins organisé, il se fait justicier la nuit, en toute discrétion – et en toute impunité : il repère les hommes impunis pour leurs crimes et les élimine purement et simplement. Il a en commun deux choses avec Amy : un but à atteindre (pour Amy son départ à l’université, pour Hastings le nettoyage que la police oublie de faire). Et une absence totale de scrupules. Ces deux-là sont faits pour s’entendre…
L’histoire alterne entre ces deux personnages, qui sont les acteurs de deux suspenses différents, dédoublant l’intérêt du lecteur, et tout aussi captivants. Car si l’histoire d’Amy trace un chemin rectiligne avec des actes difficiles mais « assumés », celui d’Hastings est bien plus tortueux et inattendu. Peu à peu le lecteur est installé à la fois dans un thriller psychologique intense et un vrai polar avec enquête, suspects, investigation et interrogatoires serrés (et inutiles)…
Par ailleurs, l’aspect social est important dans le roman. Dans cette région des Appalaches que l’on découvre si souvent, à raison, malmenée dans les romans des jeunes voix américaines (Ron Rash, David Joy pour ne citer qu’eux), les populations les plus pauvres vivent forcément dans les zones les plus sensibles aux effets du dérèglement climatique et de sa « préparation », son accélération par les plus riches.
Parmi eux, LES REDNECKS (littéralement Cous rouges).
Suprémacistes blancs, souvent nostalgiques du Grand Reich… ils vivent dans ces parties oubliées. Dans les Appalaches, dans la triste réalité socio-économique d’une Amérique rurale archaïque, loin des grandes villes côtières, délaissée voire oubliée par les gouvernements successifs – d’où les nombreux « pro-Trumpistes » au passé pas toujours glorieux, avec même un survivaliste. Devenues de véritables friches industrielles dans les années 80, y fleurissent depuis la fermeture des usines les derricks des foreuses de gaz de schiste, avec des jeunes sans avenir livrés à eux-mêmes et aux drogues.
Tous incarnent cette jeunesse meurtrie et désabusée qui, depuis les attentats du 11 Septembre, n’a connu que la guerre, la récession, la montée du populisme et l’échec définitif du rêve américain. Ainsi lisons-nous : « Ça fait des années que les aciéries ont été délocalisées en Chine. Il y a maintenant des légions entières de laissés-pour-compte à la recherche de travail dans le moindre recoin de la région. Ils tondent les pelouses, ramassent les ordures, lavent les vitres, repeignent les façades des maisons. Mais surtout ils traînent dehors, picolent, se terrent au sous-sol chez leur mère pour regarder des films de guerre, ces hommes mûrs au couple brisé, avec des enfants qu’ils ne voient que rarement. (…) Les plus chanceux travaillent à la mine, comme le père de Paul. Ils sortent de terre telle une sous-espèce humaine… ». Tout ce qu’Amy rejette.
le gaz de schiste : son extraction, ses désastres
Comme annoncé au début de cette chronique, voici un extrait du rapport scientifique publié sur Rollingstone.com concernant la fracturation hydraulique dans cette région.
Les dangers de la fracturation hydraulique confirmés
par un rapport scientifique de 261 pages – Le Vrai d’UFO’s ;o)
« S’appuyant sur des enquêtes, des évaluations gouvernementales et plus de 1.200 articles de recherche évalués par des pairs, l’étude conclut que la fracturation – le fluide chargé de produits chimiques dans les couches rocheuses profondes pour libérer le pétrole et le gaz – empoisonne l’air, contamine l’eau et met en péril la santé des Américains à travers le pays ».
« (…) La fracturation fait partie d’un processus d’extraction compliqué avec une toile d’araignée d’infrastructure qui s’étend à plusieurs kilomètres du puits. Les résidents vivant près d’un site actif respirent de l’air contenant des substances cancérigènes, dont le benzène et le formaldéhyde, et les recherches ont montré un risque accru d’asthme, une diminution de la santé infantile et des effets inquiétants sur le développement du fœtus ».
« (…) Les sites de fracturation ont pris feu – d’autres ont explosé, comme ce fut le cas le mois dernier à Belmont County, Ohio – incendiant des produits chimiques dont les composants dangereux peuvent surprendre les chefs de pompiers locaux. Les communautés ont longtemps craint que le processus de fracturation puisse contaminer les aquifères souterrains avec des produits chimiques dangereux. (…) La recherche au Texas et en Pennsylvanie a maintenant confirmé que c’était le cas.
« (…) Ensuite, il y a la question des déchets qui remontent dans un puits fracturé. Bien que l’industrie l’appelle « saumure» ou «eau produite», ce matériau contient des produits chimiques cancérigènes, peut être inflammable et, dans une grande partie du pays, contient également des éléments radioactifs provenant des profondeurs du sol. Parfois, ce déchet toxique est utilisé pour fracturer de nouveaux puits. Souvent, il est transporté par des camions qui doivent se faufiler autour de routes locales étroites vers des sites appelés puits d’injection, où ce lisier dangereux est injecté profondément dans la terre, un processus qui a été à plusieurs reprises lié aux tremblements de terre. En 2016, à Barnesville, en Ohio, un camion a déversé environ 5 000 gallons d’eaux usées de fracturation lorsqu’il s’est écrasé près d’un cours d’eau qui mène à l’un des principaux réservoirs du village ».
Les dangers de la fracturation hydraulique confirmés par un rapport scientifique de 261 pages
Voilà. C’est long, oui, pourtant cela ne représente qu’une toute petite partie du rapport et je vous conseille ardemment de visionner tout ce que contient le lien, quitte à le faire à la fin de votre lecture ou bien plus tard quand vous aurez un moment : articles, photos, vidéos, autres liens actifs… et vous vous demanderez comme moi comment c’est possible. Et surtout comment revenir en arrière arrivés à ce stade.
En ce qui me concerne, même si certains personnages pour le moins équivoques, qui tuent à l’aveugle et pour le plaisir de tuer, évoquent comme j’ai pu le lire ceux de Le Diable tout le temps, de Donald-Ray Pollock, Amy Wirkner ne m’y fait pas penser (si ce n’est par la violence de certaines scènes) car elle avance avec un mobile, un vrai : son avenir personnel. Et elle est « capable » d’aimer une (seule) personne : son petit frère. Reste que ce roman est une sacrée claque.
Je dirai pour finir que Lady Chevy n’est pas à lire pour l’empathie avec un ou plusieurs personnages puisqu’aucun ne la provoque, à part peut-être le vétérinaire mais il est peu présent dans l’histoire et Paul McCormick, l’ami d’Amy, lui aussi peu présent mais pour d’autres raisons. Certains suscitent par contre de la pitié, tel le père d’Amy, totalement perdu car dominé par son épouse, une femme aux origines « fortes ».
Ce roman est intéressant, essentiel même, pour le portrait d’un noir absolu qu’il brosse de l’Ohio, région belle mais à fuir aujourd’hui car condamnée par la volonté du profit des gros industriels de l’énergie. Le gaz de schiste succède au Ku Klux Klan et à la désindustrialisation. Une jeunesse désespérée et désespérante dans un pays lui aussi perdu par la main de l’homme.
Depuis que j’ai terminé cette chronique, la Russie a envahi l’Ukraine. La Russie est la principale source d’énergie de la France et de l’Europe, essentiellement l’Allemagne. Nous allons devoir, Nous devons nous passer du gaz et du pétrole russes. Conséquence inéluctable : le gaz de schiste des Appalaches (et d’ailleurs) a encore de beaux jours devant lui ! L’Histoire est un éternel recommencement. Lorsque l’homme aura détruit la planète et ses habitants, il en restera bien un pour détruire l’humanité. Et même s’il en reste un seul, il la détruira… Lorsque le dernier homme…
Voilà un livre que l’on ne peut oublier, que l’on quitte le cœur battant et les yeux écarquillés. Un livre dans lequel la fiction est plus forte que la réalité et qui nous prouve une fois encore, s’il en était besoin, qu’une seule chose ne change et ne changera jamais : la soif de pouvoir quel qu’il soit.
ALORS, A QUOI CA SERT DE LIRE ? Ici, à constater une fois encore que tout est dans les livres et à réaliser que les écrivains, notamment les romanciers sont des lanceurs d’alertes. C’est un des si nombreux pouvoirs de la littérature…
Enfin un grand bravo et un grand merci à Francis Geffard pour ces découvertes hors du commun qui nous donnent sans cesse à réfléchir, à revoir ou approfondir nos connaissances. Et à réaliser chaque fois, quel(le) que soit le ou la nouvel(le) auteur(e) que le présent de l’Humanité, et conséquemment son futur, est impacté à cent pour cent par son passé.
ROLLINGSTONE VERSION PAPIER
Amusant. Une lecture en appelant une autre, je suis tombée lors de mes recherches sur la fracturation hydraulique, sur le site de Rollingstone.com, sur cette belle couverture jaune (ci-dessous) qui m’a de suite tapé dans l’œil et précipitée à la Maison de la Presse. François Busnel invité d’honneur – comme rédac’chef ! – d’un numéro spécial USA. D’autant plus intéressée que RollingStone faisait partie d’un groupe de presse pour lequel j’ai travaillé pendant de nombreuses années.
Oui l’Amérique ça peut sembler banal mais pas quand il s’agit de l’Amérique racontée par Jim Harrison, l’auteur de Dalva, l’héroïne féminine emblématique de l’émancipation de la femme amérindienne, décrit dans l’Edito de François Busnel (à lire absolument) comme « un grizzli à la trogne de cyclope et à la sagesse de vieil Indien ». Et pas banal non plus quand il s’agit de l’Amérique racontée pendant tout le règne de Donald Trump dans la revue si emblématique America, dont je suis certaine que François Busnel et son équipe ne se sont pas remis de son arrêt. Une collection que je protège du soleil et que je me contente de caresser du plumeau pour la dépoussiérer.
Ce numéro spécial est spécial. Formidable aussi, comme tous les autres RollingStones, mais le sujet me passionne. Quant à François Busnel on ne le présente plus, même s’il coûte cher aux lecteurs qui le suivent. C’est simple, il donne envie de TOUT lire et de foncer à la librairie la plus proche le jeudi matin ! Après, vive les clubs de lecture et les échanges…
QUELQUES PASSAGES TRÈS PARLANTS
- Sur l’origine de « la ville » : « Barnesville est la localité la plus en altitude de l’Ohio. C’est un lieu perdu et oublié, à deux heures de route de tout. Les habitations ressemblent à des maisons de pierre sorties d’un conte pour enfants, avec jardins ombragés et toits pentus, isolés par une épaisse couche de pierre, du genre de celles que se construisent les petits cochons pour décourager les loups. Des demeures victoriennes se dressent avec leurs sombres tourelles et leurs fenêtres en ogives. (…) « La ’’ville’’ a son propre rythme, son
Et plus loin, des mot qui en disent long sur les mentalités des suprématistes blancs, avec l’absolue certitude de cette même famille – dont le grand-père est l’ex-Grand-Dragon du KKK –, que l’Amérique est blanche, définitivement blanche en tout cas dans leur esprit :
« Les années 1970 ont été une période horrible ; ils étaient les seuls à comprendre ce qui s’annonçait. Le pire est à venir, un siècle nouveau, le nôtre, où les Blancs ne représenteront plus que quatre pour cent de la population mondiale. Il m’encourage à réfléchir à tout ça. Me dit que notre extinction préméditée. Promet que nous, nous ne disparaîtrons pas sans bruit. Pour les habitants plus progressistes, religieux ou vaguement à gauche, maman et sa famille sont les monstres de la vallée de l’Ohio. Pour les autres, ils sont les objets d’une admiration et d’une adoration secrète ». - Sur l’importance de l’eau non polluée, de l’eau court, dans la bouche d’un père à sa fille :
« Les gens veulent croire à une alternative, ma puce, ils veulent croire que le monde peut être différent de ce qu’il est. Les écologistes parlent de substituabilité. Le soja qui remplace la viande. L’éolien et le solaire qui remplacent le charbon et le pétrole. Il y a cette croyance sous-jacente selon laquelle la technologie peut nous sauver. Mais il n’existe aucun substitut à l’eau. Aucun. Après trois jours sans eau, tu te retrouves en proie aux pires souffrances que tu puisses imaginera. Ton corps dépérit. Ton cerveau se rabougrit, se détache des parois de ton crâne. Et puis tu meurs ». - Sur la peur des suprémacistes blancs les rednecks, des propos qui nous rappellent ceux de l’extrême droite française et sa théorie fumeuse du « grand remplacement ». La mère d’Amy dit à celle-ci :
« Les nègres veillent sur les nègres. Et ce qu’ils veulent, c’est que tu craches sur ta peau blanche, sur ta maman blanche, sur ton papa blanc, sur tes grands-parents blancs et sur tous tes ancêtres. C’est ça qu’ils veulent. Eux ont le droit d’être fers d’être noirs. Mais toi, nous, on n’a pas le droit d’être fiers d’être blancs. On doit baisser les yeux, ouvrir bien grand la bouche et avaler toutes leurs conneries, pendant qu’ils volent la planète entière. Tous ces nègres n’ont jamais construit quoi que ce soit d’important. Regarde un peu comment c’est en Afrique. Tu veux que ton pays ressemble à l’Afrique ?». - Toujours sur l’Amérique et le grand remplacement des Blancs par les Noirs, mais cette fois-ci sur son histoire peu glorieuse pour les habitants actuels, « racontée » par l’oncle d’Amy, Tom, personnage lui aussi torturé :
« L’Amérique doit sa place dans l’Histoire à sa conquête génocidaire, à l’asservissement d’autres races et à une quinzaine de centimètres de terre riche et saine en surface. Nous n’étions au départ qu’une poignée de colonies sur la côte Est, et nous avons relié le Pacifique au gré des massacres, bâtissant ainsi notre empire continental. Et maintenant cet empire est en train de s’écrouler parce que nous sommes éloignés de la réalité. Nous l’avons fuie. Nos idéaux ont fini par rattraper notre hypocrisie. Et plus personne ne saurait enrayer cet effondrement ».
Une réponse
John Woods nous donne à voir l’un des multiples visages de l’Amérique profonde, probablement le plus sombre, celui d’une communauté repliée sur elle-même où se mêlent dans le désordre religion, suprémacisme blanc, néonazisme et syndrome post-traumatique lié à la guerre en Irak sur fond de catastrophe écologique imminente. Ce roman nous tient par les tripes, malgré une héroïne difficilement aimable, qui ne trouve grâce à mes yeux que pour l’amour qu’elle porte à son petit frère et dont les actes ne sont dictés que par sa volonté de ne pas compromettre son projet d’avenir : quitter la région et étudier pour devenir vétérinaire. Il serait facile de lui prédire une longue carrière de meurtrière, mais le roman se termine à mon avis sur une note d’espoir :
« Les ténèbres parlent, fredonnent mon nom, mais je ne les écoute pas.
Je sors dans la lumière. »
Amoureux de littérature américaine, ruez-vous chez votre libraire !