SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

L’auteure. Née en 1978, Mary Lynn Bracht est une auteure américaine d’origine sud-coréenne. Après avoir passé son enfance et sa jeunesse dans une communauté de femmes sud-coréennes au Texas, elle fait des études universitaires (M.A. en écriture créative) et vit à Londres. Filles de la mer est son premier roman.

EN DEUX MOTS
Un premier roman qui relate avec rigueur et empathie une période historique peu glorieuse du Japon, méconnue voire inconnue du grand public. Et une piqûre de rappel pour les autres, les férus d’histoire. Une fois encore, guerres et occupation riment pour les femmes avec humiliations, abominations.

Les cinq premières lignes (hors Prologue) : « Ile de Jeju, été 1943. Hana a seize ans et ne connaît rien d’autre qu’une vie sous l’occupation. Le Japon a annexé la Corée en 1910, et Hana parle couramment le japonais, a appris à l’école l’histoire et la culture japonaises et n’a pas le droit de parler, de lire ou d’écrire dans sa langue maternelle, le coréen. Elle est dans son propre pays une citoyenne de seconde zone à qui ne sont laissés que des droits de seconde zone, mais cela n’entache en rien sa fierté d’être coréenne ».

L’histoire est sombre. A l’été 1943, le Japon occupe encore la Corée, dont elle a fait un protectorat en 1905, avant de l’annexer en 1910. Sur l’île de Jeju, au sud de la Corée, une catégorie de femmes appelées les haenyeo perpétue une tradition de toujours : la pêche (aux ormeaux, appelés les abalones, et aux poulpes notamment) par plongée en apnée. Cette occupation risquée et fatigante leur permet de nourrir leur famille, d’être considérées tout en conservant une certaine indépendance vis-à-vis de leurs hommes qui sont sur l’île eux aussi pêcheurs pour la plupart, sur de petits bateaux. Les haenyeo, capables d’endurer de plus longues apnées en eau froide et profonde que les hommes, transmettent la tradition à leurs filles de génération en génération, aux dépens des études mais avec la garantie d’une vie meilleure sur le plan matériel.
Hana, seize ans, plonge avec sa mère depuis quelques années. Elle est aussi chargée, lorsqu’elle remonte pour respirer, de surveiller de près sa petite sœur de sept ans, Emi, trop jeune pour plonger mais qui ne peut rester seule à la maison. Les soldats japonais écument le sud de l’île et enlèvent partout les jeunes filles y compris les plus jeunes pour les envoyer sur les fronts de guerre, en Mandchourie notamment. Appelées avec un grand euphémisme « femmes de réconfort » par les Japonais, ces jeunes filles et jeunes femmes sont censées se livrer à la prostitution ; ce mot, plus euphémisant encore que femmes de réconfort, mais souvent prononcé dans les pages, est totalement inexact, inadéquat : contrairement à la prostitution, il n’y a aucune contrepartie financière ou autre. Elles sont purement et simplement enlevées et deviennent les esclaves sexuelles des soldats sur les lieux de combat et dans les villes occupées. « Esclaves », le voilà le mot juste. Livrées à la cruauté des hommes, elles subissent sans relâche viols, coups, sévices et violences en tout genre. Beaucoup mourront et parmi les survivantes, bien peu oseront parler, même bien plus tard de ce qu’elles ont subi, la pureté de la femme avant le mariage étant une chose capitale en Corée. Voilà pour le cadre général de l’histoire.
En ce terrible été 1943, un soldat japonais suivi de deux comparses rôde sur une plage de Jeju, en quête d’une proie. Hana le voit et comprend d’emblée qu’il a des vues sur sa petite sœur Emi et/ou sur elle. Elle le suit de loin, le devance et se précipite pour dissimuler Emi derrière un rocher. Elle détourne l’attention du soldat lorsqu’il arrive et c’est Hana qu’il enlève à la place d’Emi, la traînant sur le sable avec l’aide de ses complices. Hana a réussi à sauver sa sœur du kidnapping en prenant sa place, mais les deux sœurs sont séparées et leur histoire nous est contée séparément.

Un chapitre sur deux se déroule en 1943. L’auteure y relate la sombre période de captivité d’Hana, son calvaire physique, moral et spirituel sur ses différents lieux de « détention ». La vie de la famille d’Hana et Emi nous est livrée dans ces mêmes chapitres sous forme de souvenirs, de rêves et de cauchemars qui assaillent la mémoire d’Hana durant ses nuits sans sommeil.
L’autre moitié du roman se déroule en 2011 et raconte la vie d’Emi. Brisée aussi bien sûr, peut-être davantage encore que celle d’Hana car Emi est rongée par la culpabilité d’avoir laissé partir Hana à sa place. Ella a été mariée de force, sans amour aucun, avec un policier qui lui a fait deux enfants, un garçon et une fille. En 2011, elle a soixante-dix-huit ans, sa santé va déclinant ; elle souffre beaucoup d’une jambe abîmée et son cœur lui joue des tours. N’ayant jamais cru, ou jamais voulu croire à la mort d’Hana, elle veut à tout prix la retrouver, la voir au moins une fois avant de mourir « en paix » et dans la lumière, la réhabiliter en brisant l’omerta sur les femmes de réconfort. Elle demande à ses deux enfants de l’aider à y parvenir.
Nous la suivons jusqu’au bout, tout comme nous suivons en parallèle Hana, symbole de toute une génération de femmes sacrifiée sur l’autel du désir masculin. Si l’on peut parler de « désir » dans ce cas. Bon, il paraît que le terme « rut » est réservé aux animaux… animaux dont les mâles « charment » longuement leur élue, et inversement, avant la relation sexuelle.

Mon avis sur le livre. Disons-le tout de go : l’écriture (et/ou sa traduction ?) ne m’a pas emballée. Maladroite, elle comporte trop de redondances, de longueurs, de mélo, de démonstration, de commentaires. Je n’ai pas trouvé le plus petit espace de liberté dont j’ai toujours besoin en tant que lectrice pour assimiler, imaginer, espérer, estimer ce que je lis. L’auteure, tour à tour dans le corps et l’esprit d’Hana ou d’Emi (surtout Hana), dans leur peau véritablement mais racontant curieusement toujours à la troisième personne, nous conduit auprès d’elles, nous « oblige » quasiment à assister à leurs souffrances, en des passages d’une grande violence. Et j’avoue avoir parfois peiné à continuer. Mais, mais, mais…

Je me suis vite reprise, délaissant le contenant pour le contenu. Et ne l’ai pas regretté. Outre les deux personnages de Hana et Emi, courageuses à l’extrême, le sujet de Filles de la mer, qui m’était totalement inconnu avant d’ouvrir ce roman, m’a immédiatement attirée avant de me passionner et de m’émouvoir. Outre le côté touchant des personnages et le caractère dramatique des événements, son grand intérêt historique m’a sauté à la figure, ainsi que l’aspect documentaire biographique de l’histoire. D’autant qu’en fin d’ouvrage figure un rappel fort utile des dates qui ont marqué l’histoire de la Corée sur un siècle.

Pour éviter l’oubli, le désaveu-déni facile du Japon, pour être fidèle à l’Histoire de la Corée et aux relations entre les pays de la plus grande partie de l’Asie sur un siècle : guerres sino-japonaises, occupation de la Corée par le Japon, fractionnement Nord-Sud, Seconde guerre mondiale, guerre civile… Mary Lynn Bracht donne enfin la parole à cette frange féminine de la population coréenne qui a souffert de tout ce qui précède. Sans oublier la condition des femmes, considérées ici comme de vulgaires objets sexuels par les hommes au milieu de ce maelström ignoble…
Les pêcheuses-plongeuses en apnée, les « haenyeo », de mère en filles perpétuent la tradition, aujourd’hui encore même si elles sont de moins en moins nombreuses. Tout ce qui les concerne, leur vie mais surtout leur travail difficile et leurs motivations (gagner leur vie et être totalement indépendantes) nous est dépeint par le menu et c’est un régal de découvrir ces femmes fières, courageuses et solidaires. Pendant les guerres, elles se montreront résistantes à tout, y compris au racisme et à la cruauté des hommes ; cherchant à débusquer la moindre étincelle d’espoir si elle existe.

Mais le plus important dans Filles de la mer est le pan de l’histoire de la Corée qui nous y est dévoilé. On connaît mal l’histoire de l’Asie en général, celle de la Corée encore moins, faite de guerres successives (dont une guerre civile juste après celle de 39-45) et de souffrances pour le peuple.
Combien de victimes ignorées ou oubliées les guerres ont-elles fait dans le monde ? Elles ne sont pas toutes recensées dans les livres d’histoire. Certaines sont tues par ceux qui ont commis le pire, d’autres sont tout bonnement tabou et cachées car devenues indicibles par ceux et celles-là mêmes qui les ont subies. Comme si la honte avait changé de camp et comme si le devoir de mémoire était un mot vain. Ici, nous apprenons beaucoup, beaucoup de choses et les pages finales sont instructives, utiles, à reprendre même à l’occasion de la lecture d’un autre ouvrage sur la Corée.

Mary Lynn Bracht souligne avec justesse que le premier pas en avant pour la reconnaissance de crimes de guerre et d’éventuelles excuses des gouvernements est la prise de parole. Tant que les choses ne sont pas dites, elles peuvent ne pas avoir existé. La parole des victimes ou celle des témoins qui doivent dénoncer les crimes de guerre quels qu’ils soient. Parler avec ses proches, et publiquement, sans tabou de ce qui s’est passé. Ici, Emi se rend chaque année aux « Manifestations du mercredi », des manifestations « qui ont lieu chaque semaine depuis que la première « femme de réconfort » a parlé, il y a vingt ans. Elles ont pour but de réclamer la justice et la reconnaissance par le gouvernement japonais de ce crime de guerre commis sur des milliers de femmes avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale ».


Pour finir, je dirai que chaque fois que je lis sur la guerre, surtout sur une guerre que je ne connais pas, je pense à cette citation de Victor Hugo le visionnaire : « La guerre, c’est la guerre des hommes ; la paix, c’est la guerre des idées », prononcée lors de son Discours d’ouverture au Congrès de la Paix, le 21 août 1849, qui a souvent été commentée en cours de lettres. J’y ai quant à moi compris que les hommes aspirent à la paix en faisant la guerre. Et que la paix est un avant et un après-guerre. Le pendant étant la période de guerre. Pendant la guerre, les armes parlent, les terres brûlent, les corps tombent et les esprits se taisent. Pendant la paix, les armes rajeunissent, les terres se regarnissent, les corps se lèvent et les esprits s’exaltent. C’est le « plus jamais ça » juré pour « après la revanche ». Une guerre en suit et en appelle une autre. Les hommes sont toujours en guerre, soit dans les faits, soit dans les cerveaux. Depuis que le monde est monde, depuis que l’homme « habite » la Terre, et jusqu’à…
Mary Lynn Bracht a raison : il faut que les crimes de guerre soient suivis d’excuses et de sanctions. Son roman a le mérite de le réclamer haut et fort.


QUELQUES EXTRAITS GLANES DANS LES PAGES

Sur l’amour des haenyeo pour leur métier et leur fierté de l’exercer :
« Nous plongeons dans l’océan comme nos mères et nos grand-mères et nos arrière-grand-mères l’ont fait avant nous depuis des centaines d’années. Ce don est notre fierté, car nous ne dépendons de personne, ni de nos pères, ni de nos époux, ni de nos grands-frères, ni même des soldats japonais pendant la guerre. Nous attrapons nous-mêmes notre nourriture, nous gagnons nous-mêmes notre argent, nous survivons grâce à ce que la mer nous offre. Nous vivons en harmonie avec la nature ».

Sur la dénonciation des atrocités commises :
« Emi se souvient avoir entendu parler de cette femme hollandaise dans les journaux. Comme tant d’autres « femmes de réconfort », elle avait caché pendant plus de cinquante ans à sa famille les viols et humiliations dont elle avait été victime. Puis, quand la première « femme de réconfort » coréenne, Kim Hak-sun, avait parlé en 1991, livrant un témoignage glaçant, d’autres avaient suivi. Tout le monde les avait alors dénigrées et étiquetées comme des prostituées qui ne cherchaient qu’à gagner de l’argent ».

L’importance de la parole, toujours, cette fois pour Hana : « Les mots sont un pouvoir, lui avait un jour dit son père après lui avoir récité un de ses poèmes au message politique. Plus tu en connaîtras, plus tu auras de pouvoir. C’est pour cette raison que les Japonais ont banni notre langue natale. Ils limitent notre pouvoir en limitant nos mots ».

Sur la guerre civile de Corée : « La guerre de Corée avait été une véritable boucherie. Emi se souvient de ces voisins qui se dénonçaient les uns les autres – déjà plusieurs années avant le début officiel des hostilités, en 1950. Tout le monde voulait accuser l’autre d’être un espion avant d’être soi-même accusé. Un grand nombre de plongeuses, parmi les camarades de sa mère, s’étaient mises à manquer à l’appel. Toutes les mères perdaient leur fils ainsi que leur fille – ou se retrouvaient avec un gendre à qui elles ne pourraient se fier. L’île tout entière pleurait ses disparus ».


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