On ne présente plus Philippe Besson. Né en 1967 à Barbezieux, d’un père instituteur et d’une mère clerc de notaire. Après des études de commerce et de droit, il enseigne à Paris le droit social, puis devient DRH. Sa carrière d’écrivain démarre en 2001 avec deux romans la même année : En l’absence des hommes et Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau. Encouragé par ces succès, il se consacre en 2003 à l’écriture. Tout à la fois romancier, nouvelliste, scénariste, dramaturge, journaliste et critique littéraire, il est l’auteur de nombreux ouvrages, essentiellement des romans. Paris-Briançon, qui vient de sortir, change totalement du registre habituel de l’auteur.
Quand commence l’histoire, le train de nuit, l’Intercités N°5789 – qui va de Paris-Austerlitz à Briançon via Valence et quelques petites villes – va bientôt partir. Comme ce voyage ne sera pas anodin, l’auteur nous présente un « échantillon » de passagers que nous allons suivre avec lui tout au long du voyage. Un choix aussi varié qu’il est possible de l’être dans la vie réelle. Des hommes et des femmes de tous âges et de tous milieux.
Il consacre un chapitre à chacun, ou à chaque groupe. Ainsi croisons-nous un « jeune » quadragénaire, Alexis, médecin généraliste. Un couple de retraités qui part une semaine à la montagne. La femme, Cathy, a été syndicaliste et l’est toujours dans l’âme et son mari Jean-Louis est malade ; ils vont à Briançon pour changer des vacances à la mer. Victor, défenseur de hockey sur glace, guide de montagne l’été et moniteur de ski l’hiver qui rentre après des examens pour un genou douloureux. Manon, Leïla, Enzo, Dylan et Hugo : un groupe de joyeux étudiants en psy à Nanterre, qui voient ce voyage en train-couchettes comme une « aventure » et l’occasion de passer une nuit blanche à déconner.
Julia, 34 ans, jeune mère de famille débordée par son travail, voyageant seule avec ses deux jeunes enfants. Et Serge, 46 ans, représentant de commerce qui revient d’une formation sur Paris.
Enfin, au chapitre 8, une page quasiment blanche : trois lignes seules pour présenter un personnage essentiel :
« Et puis, dans cette histoire, il y a un certain Giovanni Messina.
Il faudra bien parler de lui.
Mais chaque chose en son temps ».
Les présentations terminées avec celle de Giovanni Massina, le train démarre lentement, l’histoire un peu plus vite. Et comme nous savons qu’il va se passer quelque chose de grave, nous attendons ce quelque chose avec une grande impatience.
Pourtant, avant que cette « chose » arrive, Philippe Besson nous tient malicieusement en haleine : il complète longuement les portraits de ses personnages, il s’attache à chacun d’eux. En cela nous retrouvons l’auteur que nous avons l’habitude de lire : curieux – d’une curiosité intéressée –, sensible et bienveillant.
Nous découvrons ainsi que tous les personnages portent un masque, plus ou moins épais, et sont loin, parfois très loin d’être ce qu’ils semblent être. Ce qu’ils disent d’eux et de leur vie au départ du train des banalités n’a rien à voir avec ce qu’ils sont réellement et, comme le dit Julia, « il ne faut jamais juger les gens trop vite ». Les voyageurs ne se connaissent pas, forcément, seul le hasard les a réunis dans cette voiture-couchettes. Leur point commun : ils ont tous une bonne raison de prendre ce train de nuit : la nécessité d’atteindre une destination après avoir raté une correspondance, la curiosité, l’économie d’une nuit d’hôtel, le bonheur d’être ensemble pour les jeunes ou rien de particulier… Un seul, Victor, n’aurait jamais dû se trouver dans ce train, mais il ne le mentionne jamais.
Ce qui devait arriver arriva. Avec les indices que Philippe Besson avait semés dans les pages, il ne restait qu’une seule question, ou plutôt deux en une. Qui (allait mourir) et Comment ? Le personnage à l’origine de l’événement, on le connait. Mais comme l’auteur l’a juste nommé, plusieurs options restent possibles et la surprise est là, malgré les avertissements. Ce premier thriller de Philippe Besson sort des sentiers battus, nous retient jusqu’à la dernière ligne et aborde avec finesse et sensibilité de nombreux sujets de société contemporains
Ensuite, ce sont les secours qui arrivent et avec eux le cortège de médias-immédiats. Je ne dirai rien sur ce sujet, me contenterai de citer en fin de chronique quelques extraits significatifs qui démontrent l’abîme qui sépare les rencontres bon enfant et surprenantes qui ont lieu dans les trains (pendant des voyages longs) et l’immédiateté, le cynisme, l’inhumanité des moyens de communication modernes (chaînes de télévision privées, amateurs de sensationnalisme et de détails. Ceux qu’il regroupe dans une juste appellation « le tam-tam des réseaux sociaux ».
L’écriture est pressée, rapide. Il nous faut moins d’une page pour être dans l’histoire. Mais ce que l’on ressent le plus dans l’écriture, c’est la délicatesse, la grande sensibilité intérieure de l’auteur, son respect de l’autre et sa sincérité. De l’humour, tourné en autodérision pour certains personnages.
Le sens de la description de Philippe Besson est ultramoderne même s’il reste très précis dans les détails, quel que soit le lieu, la chose ou la personne… Ce goût du détail atteste de l’intérêt toujours bienveillant porté par l’auteur aux individus et aux choses qui l’entourent. Comme dans cette description ô combien nostalgique du vieux Café de la gare devenu « Brioche dorée » :
« Ces cafés de jadis avec leurs clients agglutinés, les habitués et les profanes, ceux qui vont bosser et ceux qui partent loin, longtemps, ceux qui voyagent léger et ceux qui sont encombrés, avec leur désordre, leur comptoir où on n’a pas eu le temps de débarrasser les pintes maculées d’un reliquat de mousse ni les tasses vides, parce qu’il y a trop de monde, leurs journaux froissés qui traînent, leurs ramequins de cacahuètes où des inconnus ont plongé la main, leurs jambon-beurre qui suintent derrière une vitrine constellée de traces de doigts, et puis leurs exclamations, leurs silences aussi, leurs solitudes ».
Mon regard sur le livre. C’est la première fois que Philippe Besson verse dans le registre du thriller. Et pour un essai, il est transformé (même si le mot « roman » figure sur la couverture, le côté thriller est bien présent) ! D’autant qu’il ne s’est pas simplifié la tâche : dès la seconde page, à la fin du court prologue il nous avise que bon nombre de passagers seront morts avant d’arriver à Briançon. Bigre, un sacré pari à tenir quand une partie du « suspense » est dévoilée, et entretenue même, régulièrement : l’auteur sème par-ci par-là des indices très courts pour nous faire saliver, sortes de relances disant sans équivoque « attention, il va se passer quelque chose ! » Et le lecteur attend, veut savoir.
« Souvent, la vie se décide sur presque rien, une rencontre, une opportunité, une paresse ». C’est l’une des caractéristiques des voyages en train : les rencontres fortuites, souvent insolites voire improbables. Nous l’avons tous ressenti au moins une fois : le temps du voyage est propice aux confidences, aux conversations à bâtons rompus ou réellement intéressantes.
Je vous parle d’un temps que les moins de cent ans ne peuvent que connaître, les plus jeunes un peu moins en avion il y a peu de places face-à-face, les temps de trajet sont moins longs et le stress des aéroports si fatigant qu’il incite au sommeil dans l’avion. Grâce à la proximité immédiate, à la possibilité de s’extraire du compartiment pour aller seul ou à plusieurs dans le couloir et à l’assurance qu’il y a peu de chance de revoir ses covoyageurs d’une nuit, on se sent libre, on a le temps de s’intéresser aux autres, de plaisanter ou de s’épancher. De se lâcher.
Dans l’Intercités N°5789, le temps de la partie « normale » du voyage, chaque personnage va s’ouvrir, se confier et tenter d’en savoir un peu plus sur celle ou celui qui occupe la banquette en face. Et parfois même, des échanges d’adresse, de mail ou de numéro de téléphone, laissent augurer de relations plus durables, de vraies envies de se revoir. Et plus si affinités comme on dit. Le voyage en train, c’est un déplacement bien particulier, pas seulement le départ d’un lieu et l’arrivée dans un autre.
Dans l’ensemble de l’histoire, une belle émotion ressort des relations entre les personnages. Plus encore quand la solidarité s’en mêle alors que ce qui devait arriver est arrivé, et que l’histoire devient très, très prenante.
l’effet hasard
Hasard, destin, fatalité, karma, force des choses, destinée ? Quand l’impensable s’est produit et que les passagers vivants se trouvent, hagards, devant « une scène d’exode » voire « une scène de guerre », comment le nommer, ce moment, sur quel compte faut-il le mettre (erreur, malveillance) et comment répondre à une question, une seule : Pourquoi là, pourquoi maintenant, pourquoi nous ?
Vaste question qui engendre des réponses aussi nombreuses que variées. Les aphorismes pleuvent sur le sujet, énonçant tout et son contraire : « Il n’y a pas de hasard ! » ou « C’est un pur hasard », ou encore « Le hasard fait bien les choses. ». Et aussi : « Le destin est inéluctable ». « C’est une fatalité », « Nécessité fait loi ». Il y a une différence, infime souvent, mais perceptible. En matière de romanesque (en philosophie, c’est bien plus complexe en tout cas pour moi), je pense que c’est le contexte du mot utilisé qui en définit le sens, ainsi que l’état d’esprit de la personne qui l’utilise. Et que parfois, même, ils sont interchangeables.
Ici, après le premier constat horrifié, tous se demandent : « Il y avait une chance sur combien que ça leur arrive ? ».
Ainsi Victor propose une version comme une autre, à laquelle Alexis répondra par son exact contraire ou presque : « Victor fait le compte de ce qui s’est produit pour qu’il en arrive là, le rendez-vous qui s’éternise à la clinique, la panne de métro, le TGV qui part sans lui, et cette solution de remplacement, ce pis-aller, pour ne pas manquer à son engagement du lendemain, alors qu’il ne figure même pas sur la feuille de match. Il se dit : il y avait combien de chances que ça se passe comme ça, que ça s’enchaîne comme ça ?
« Tu crois à la fatalité, toi ? », insiste le jeune homme.
Ce qui arrive serait déterminé à l’avance ? Certains événements seraient inéluctables ? Il existerait une nécessité échappant à notre volonté ? Une adversité inexplicable qui nous tomberait dessus ? Le malheur serait notre destin ? Une force occulte qui déterminerait notre devenir ?« .
J’aurai personnellement tendance à répondre oui à la question de Victor et à croire à la fatalité des choses. Notre destin est écrit avant notre naissance, les cartes qu’il distribue ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Et tous les efforts que nous ferons changeront peut-être quelques points de détail, guère plus.
Je dirai pour finir que Philippe Besson a parfaitement réussi son incursion dans le thriller avec ce roman au suspense original et qui pourtant tient la route jusqu’à la dernière ligne. Un roman coup de cœur plein de générosité que je vous recommande.
ALORS, A QUOI CA SERT DE LIRE : A se demander si l’on croit au destin. Ou pas. Et à dénigrer les réseaux sociaux qui n’ont que ce qu’ils méritent .
IL LE DIT BIEN MIEUX QUE NOUS
Philippe Besson profite de ses personnages et de leur métier pour aborder de nombreux sujets sociétaux contemporains, les effleurer ou les développer. Il définit le métier de chaque personnage, s’intéresse à eux particulièrement et leur prête à tous une grande attention.
Dans l’esprit de Cathy (la retraitée) :
« C’est cela aussi, être un couple depuis longtemps, ne pas promettre ce qu’on ne peut pas tenir, et c’est cela prendre de l’âge, admettre ce contre quoi on ne peut pas lutter ».
Dans celui de Julia (et de Serge) qui s’étonnent de dévoiler certaines choses sur eux :
« C’est sans compter sur la magie des trains de nuit. Comment expliquer sinon qu’ils sortent chacun rôle qui leur est généralement attribué ou dans lequel ils se complaisent ?
(…) Certes ils sont des étrangers mais embarqués ensemble pour quelques heures, rien ne les oblige à s’aborder mais quel mal y aurait-il à se lancer, ils se sépareront au petit matin après une nuit à coup sûr hachée et inconfortable mais là, pour le moment, ils tanguent de concert, alors pourquoi pas des mots entre eux, des mots ordinaires, sans importance véritable mais qui font passer le temps. Et, qui sait, à la fin, ils se sentiront peut-être un peu moins seuls.
Un peu plus loin, sur le même thème :
« Que s’est-il donc produit pour qu’elle accepte d’ouvrir une brèche, qui plus est, devant un inconnu ? Il ne lui faut qu’une poignée de secondes pour trouver la réponse : l’homme du train est un inconnu. Il est beaucoup plus facile de se confesser devant une personne qui ne sait rien de vous, qui ne vous jugera pas, qui n’osera pas, qui ne vous délivrera pas de conseils, qui ne s’y sentira pas autorisée, c’est comme parler au vent, ou parler à la mer du haut d’une falaise. Ce Serge est comme le vent, ou comme la mer. »
A nouveau Serge :
« Et vous savez ce que j’aime encore plus ? C’est les trains de nuit. Parce que, dans les trains de nuit, on dit de trucs qu’on ne dirait pas autrement. (…) Serge veut parler des apparences et de ce qu’il y a derrière. Et derrière, il y a presque toujours des êtres cabossés. Il veut parler des discours qu’on tient et des secrets qu’on dissimule. Il veut dire qu’ils sont des gens simples, des gens ordinaires mais que ça ne les empêche pas, de temps en temps, d’avoir du mal avec la vie..
Dans la bouche d’Alexis, sur les enfants uniques :
« Ceux qui vous racontent qu’on est un enfant-roi parce qu’on est un enfant seul se gourent. On est d’abord un enfant seul. »
Plus tard, Alexis encore, qui cette fois s’interroge sur le mensonge :
« Le mensonge, parfois, est moins périlleux que la vérité nue. L’aveuglement, parfois, vaut mieux que la lumière crue. Les regrets sont moins corrosifs que les remords. Les accommodements moins coûteux que les bravades ».
Sur le cancer, des paroles de Catherine aux étudiants :
« Il n’y a pas à dire, le cancer, quand tu en as un, tu ne penses qu’à ça. Déjà, quand on t’apprend la nouvelle, ça te foudroie, il n’y a pas d’autre mot, la foudre te tombe sur la tête. Tout de suite après, on t’explique tous les examens, les traitements possibles, les protocoles, les stades de la maladie, c’est comme si tu entrais dans une lessiveuse et tu n’en sors plus. Il essaie de donner le change mais je connais mon mari, ça l’obsède, c’est normal, je ne lui reproche pas, on serait comme lui à sa place ».
Et une réponse pleine de sagesse de la part de Manon, qui a moins de vingt ans :
« Tu parles si ça te fait du bien, et tant pis pour les autres, qu’ils se démerdent, tout garder pour soi c’est le meilleur moyen que ça nous dévore. »
« Le tam-tam des réseaux sociaux ». L’expression est sympathique mais ce « tam-tam » l’est moins que celui des Indiens et des Africains d’avant « la civilisation » !
« Ce qui compte c’est d’être les premiers à poster des photos, pour dire : hé, les gars, je suis sur place, et vous non.
Bien sûr, on assortit ces clichés volés de commentaires affligés, d’émojis éplorés, on se désole de ce qui survient, mais en réalité la jouissance du témoin privilégié l’emporte sur la compassion affichée.
Et aussitôt, dans les secondes qui suivent, ces images sont partagées, démultipliées, disséminées, deviennent virales.
Époque vulgaire, où plus rien n’est privé, où tout est spectacle, et surtout la souffrance, surtout la désolation, où la décence pèse si peu devant la prétendue « priorité à l’information », où le goût de l’immédiateté prive de tout discernement, où les dommages collatéraux constituent un détail dérisoire.
Dans la foulée, les premières théories fleurissent. On ne dispose d’aucun élément, sinon ces photos floues, mal cadrées, pixélisées, mais on a son idée ».
Et plus loin, s’agissant d’une chaîne 24/24 capable de faire « du beau » avec la mort :
« Le journaliste commence par nommer l’endroit. La commune que nul ne connaissait accède subitement à une renommée considérable, éphémère mais considérable, qu’elle n’aurait jamais acquise autrement. Il se fait plus précis, évoque le croisement avec la D37, comme si on avait la moindre idée de ce que représente cette D37sinueux. Il ajoute une jolie formule : « à flanc de montagne, juste après avoir enjambé la Durance ». Et, subitement, tout un paysage surgit. On visualise un cours d’eau sinueux, des flots clairs et endiablés, heurtant des rochers, on imagine des à-pics, des prairies, on a lu Heidi dans son enfance, ça doit ressembler, et peu importe que ça ne ressemble pas, on y est. Ensuite, le reporter fournit le nombre exact des passagers, lequel s’affiche aussitôt sur un bandeau, un chiffre qui ne dit pas des vies, des destins individuels, ne désigne pas des personnes mais raconte une ampleur. Il ajoute, désolé, qu’à ce stade, « on ignore combien il y a de victimes ».
Est-ce cela le journalisme d’investigation d’aujourd’hui ? Un mélange de poésie verbeuse et de sensationnalisme. La version télévisuelle haut de gamme de la rubrique Chiens écrasés de tous les hebdos locaux. Ou la Une des tabloïds dédiés aux faits divers ? Ça sonne tellement juste dans la bouche de Philippe Besson que nous y adhérons à des centaines de pour cent.