Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Le Champ ⇜ Robert Seethaler

Les cinq premières lignes : "L’homme contempla les tombes éparses, comme jetées au hasard devant lui dans le pré. L’herbe était haute, les insectes bourdonnaient dans l’air. Perché sur le mur friable envahi de massifs de sureaux, un merle chantait”.

LA PHRASE DU LIVRE, énoncée par un mort : “Il pourrait y avoir la guerre. Il y a toujours la guerre quelque part, pourquoi pas ici. Il y a toujours quelque part un dingue à portée d'un bouton et qui joue avec et on met toujours un moment à s'apercevoir qu'il est dingue”.
EN DEUX MOTS : Un livre sur la mort qui célèbre la vie. Pas de larmes, de l’émotion, de la tendresse et des sourires. Une écriture légère pour n’effleurer que l'essentiel.
Sorti en 2020 chez Sabine Wespieser. Traduit de l’allemand (Autriche) par Elisabeth Landes. Titre original : Das Feld. Roman. 280 pages. Puis en version poche chez Folio en janvier 2022. 256 pages.
Robert Seethaler
Robert Seethaler. Image Wikipédia.

Robert Seethaler est né à Vienne en 1966 et vit aujourd’hui à Berlin. A la fois comédien, scénariste et écrivain, il est l’auteur de quatre romans, publiés chez Sabine Wespieser : Le tabac Tresniek, Une vie entière, Le Champ, chroniqué ci-dessous et le dernier, Le dernier mouvement, consacré au musicien Gustav Mahler. Ces œuvres romanesques ont consacré son talent d’écrivain et fait de lui une des grandes voix de la littérature autrichienne.

Le Champ, dans l’histoire, c’est le nom qu’ont donné les habitants à la plus ancienne partie du cimetière d’un village, Paulstadt. Cette zone est pratiquement désertée, excepté par un vieil homme.  L’homme, comme l’auteur appelle son personnage, vient s'asseoir chaque jour sur un banc, devenu “son” banc, au pied d’un vieux bouleau tordu. A force d’écouter la terre, il finit par entendre des voix : celles des morts qui reposent dans les tombes, comme s’ils lui parlaient. Et le fait est qu’ils lui racontent des histoires, des passages de leur vie et… de leur mort. L’homme se met à son tour à nous les raconter…

D’abord interdit – mais pas réticent –, puis amusé et pour finir attendri, le lecteur tente même de trouver des liens entre les personnages et de reconstituer leur vie à partir des bribes entendues. Certains liens existent, amusants ou non. Il se balade avec un plaisir grandissant dans de très courts chapitres-récits où les morts nous livrent des anecdotes, des confidences intimes et des secrets inavoués (et pas toujours avouables) dans la vie. Des trahisons, aussi, des malversations commises dans les plus hautes instances municipales, responsables d’événements graves et de morts dans la ville. Des sujets de discorde, des histoires d’amour partagées ou non dans la vie.

Ainsi, la vie de Paulstadt se recompose-t-elle sous nos yeux, pas forcément dans un ordre chronologique. Certains faits et événements se recoupent ou se contredisent selon les narrateurs. Des propos viennent corroborer ou démentir ceux de personnages qui les ont eux aussi vécus et relatés. 

Mais si quelques récits (et personnages) se croisent, d’autres restent isolés. Tout ce que l’on trouve dans la vie sur terre figure également dans la vie sous terre, c’est une juste une question de timing : avant ou après la mort ? Au point de les confondre…
Selon les histoires, nos impressions et nos sentiments sont mitigés car au royaume des morts comme dans toute société se côtoient des belles et des moins belles personnes, des personnages forts et influents (le maire, le curé), des jeunes, des vieux, des riches, des pauvres, des bons et des mauvais, de petites gens…

Pour ce qui concerne le style, l’écriture, simple et douce est bien celle de Robert Seethaler dans ses précédents romans, même si tout n’est pas “beau” à lire bien sûr. La construction est originale. Dans une polyphonie parfaitement maîtrisée même si elle peut paraître désordonnée, un à un, les habitants de la ville puis du cimetière viennent parler au flâneur à la première personne. Les chapitres sont courts, (l’un n’est constitué que de deux mots !), pas le temps de s’ennuyer. Mais celui de s’arrêter pour rêvasser sur les pages en présence du mort qui “parle”.
Avec une petite difficulté quand même : le nom des personnes, difficile à lire et à rapprocher pour ceux qui ne connaissent pas la langue. On s’y habitue très vite. 


Mon regard sur le livre. Forcément, un livre sur la mort qui ne parle que de (vies), un livre se déroulant dans un cimetière, avec pour seul personnage vivant le narrateur principal, L’homme, est un livre qui fait du bien. Et forcément un coup de cœur. Son sujet : la mort, n’est ici aucunement anxiogène, abordée avec la plume du narrateur, et de son créateur ipso facto, dont la poésie le dispute à l’humour et à la bienveillance.

Il y a quelque chose de magique dans ces dialogues avec et entre les morts, ou plutôt ces monologues qui se veulent de temps à autre des dialogues. On s'y habitue même très vite, et il est très émouvant d'entrer dans la vie des gens une fois qu'ils sont morts par leurs propres paroles ou celles de proches : un époux ou une épouse, un fils, un père, un ou une amie… Plus encore appréciable, en ce qui me concerne toujours, ceux qui parlent de leur propre mort et même de leur enterrement. Qui ne rêverait (et l’avouerait) d'être là à ce moment précis de sa “vie”, qui ne rêverait de voir la tête des assistants à son propre enterrement et d’entendre leurs discours et tout le reste ?

Pas mal d’autres sujets que la mort sont évoqués dans Le Champ – notamment la religion – et certains sont traités avec un humour proche de la dérision : le prêtre qui met le feu à son église et à sa personne parce qu'il n'a pas trouvé sa voie, pas réussi à croire malgré son séminaire en l’existence de Dieu ; le sympathique épicier musulman qui fait sa prière à l'envers, à savoir les fesses et non la face dirigées vers La Mecque.
Cet humour auquel on ne s'attend pas toujours dédramatise les sujets difficiles et nous les rend abordables en dépit de l’impertinence narrative.

Des réflexions pleines  d’à-propos aussi, dans lesquelles le lecteur se reconnaîtra. Je vous laisse les découvrir, elles parsèment les pages et vous feront sourire ou froncer les sourcils.
Et d’autres sur la mort, bien évidemment, pas spécialement belles encore qu’elle soit ici joliment dite, mais simplement justes dès lors qu’on prenne la peine de s'y arrêter avec objectivité, comme celle-ci : “On meurt déjà un peu la première fois qu’on pense à la mort”.
Ou celle-ci : “Réfléchir à la mort de son vivant. Une fois mort, parler de la vie. A quoi bon ?  Les vivants n'entendent rien à la première ni les morts à la seconde. Il y a des pressentiments. Il y a des souvenirs. Les uns et les autres peuvent tromper”. 

J'ai lu (et lis) beaucoup de livres sur la mort ces derniers temps, c'est vrai. Plus que je n’en ai chroniqué. Je vous “rassure”, le Noir de Sylvain Tesson, c'est pour bientôt. Si la mort est bien souvent un sujet qui fâche, dont on détourne la pensée et plus encore les propos la concernant, la mort est un sujet omniprésent dans la littérature et dans l’art en général, un sujet important dont il faut parler sans tabou.

Tous les romanciers ou presque ne racontent-ils pas toujours dans leurs livres, l'histoire de personnages morts accompagnés de vivants ? Les histoires vécues, les fictions, les autobiographies, les récits… Tous sont relatés a posteriori. La plupart des personnages, hormis le narrateur, sont morts et ce sont des témoins de leur vie qui la racontent.

La grosse différence ici – et c'est ce qui fait l'originalité de ce roman – c'est que les histoires sont racontées par ceux qui sont morts, ceux-là mêmes qui les ont vécues. Nous lisons, en quelques lignes chacune, l'histoire abrégée d'une petite trentaine de vies.
A travers ce que croit entendre L’homme et la translation de l’auteur, mais c’est un détail sans importance car le roman est plausible du début à la fin.

Il y a une part d'universel et d'intemporel dans ce roman. Les personnages qui “prennent la parole” à la première personne sont les mêmes que ceux du village d’à-côté et L’homme, lui, peut être n'importe lequel d’entre nous, il est le témoin vivant de tous ces morts qui ne demandent qu’à s’excuser, s’expliquer ou se justifier. Accuser, fanfaronner, se révolter pour certain(e)s. Un couple règle même gentiment ses comptes. L’histoire du maire est la plus instructive et la plus révoltante, quand celle du journaliste local Hannes Dixon – trente-neuf années à glaner partout des informations – reste parmi les plus émouvantes. Ces deux récits en éclairent bien d’autres. Je vous les laisse découvrir sans en extraire un mot.  

Je dirai pour finir que Robert Seethaler n’a pas écrit un roman triste avec un sujet qui ne se prêtait pas forcément à la joie. Grâce à la bienveillance et au sens de l’humour de son narrateur qui nous gratifie de clins d'œil malicieux, les moments de tristesse laissent très vite la place au rire, à la bonne humeur et à la réflexion. Je vous recommande ce beau roman rempli d’humanité et de sensibilité. Si les morts pouvaient parler, les vivants penseraient, agiraient peut-être autrement.


ALORS, à quoi ça sert de LIRE ? Ici, à ne pas pleurer mais à rire et sourire alors qu’on est entouré de morts. Et à réaliser que si la mort n’est en général pas souhaitable, elle est toujours et pour chacun envisageable puis inéluctable. Qu’en tant que fin de la vie, elle en fait partie. Mais n’allons pas jusqu’à une vie après la mort, les religions ne sont pas toutes d’accord et ne le seront jamais. Ni jusqu’aux projets scientifiques de plus en plus entendus sur une amortalité…


DES MOTS POUR DIRE LA SAGESSE DE LA VIE MAIS AUSSI CELLE DE LA MORT

Dans la tête de L’homme qui croit entendre les morts lui parler et finit par les entendre :
“Il se disait que l’homme n’était peut-être en mesure d'évaluer définitivement sa vie qu’après s'être débarrassé de sa mort.
Mais peut-être les morts ne s'intéressaient-ils pas aux choses qui étaient derrière eux. Peut-être parlaient-ils de là-bas. De ce que ça fait d'être de l'autre côté. Rappelé. Arrivé. Accueilli. Transformé.”

La naïveté si sage d’un jeune musulman, Navid Al-Bakri, le futur (et ex) épicier du village :
Sur ma tombe est écrit : Dieu est grand et nous sommes ses enfants. Je me demande qui diable a bien pu y graver et ça. Je suis le fils de ma mère, Ayascha al-Bakri, et de mon père, Abu Navid Muhamed al-Bakri. Savoir si Dieu a contribué également à ma naissance reste à démontrer. Moi je ne l'ai jamais rencontré”.

Un peu plus loin, il parle de son père en train de prier :
"Cinq fois par jour, il déployait son petit tapis à la cave et expédiait ses prières vers La Mecque entre les patates et les rutabagas. Le jour où le plombier turc qu’il avait appelé pour une rupture de canalisation lui révéla qu'il s'était trompé de direction et que, des années durant, il avait tourné son derrière et non son visage vers la Kaaba, mon père le remercia et lui colla un double pourboire dans la main. Pas si grave, dit-il, La Mecque, finalement, elle est partout. Le plombier acquiesça”.

Sur la vieillesse : c’est la centenaire du village qui s’exprime :
Être la plus vieille n'est pas un exploit et on y gagne rien. On meurt exactement à 105 ans comme à 85 ou 32, et la rançon d'une si longue vie s'appelle solitude. La mort est la même pour tous. Mais ceux qui se recueillent  devant une tombe ne le savent pas encore. J'ai vu beaucoup de tombes et ce ne fut jamais plaisant. Sauf à la rigueur au printemps, quand on ne connaît pas trop bien le mort, que les arbres sont en fleurs et que les oiseaux chantent. Parfois je m'imaginais que les oiseaux dans les arbres étaient les âmes des morts. Jolie pensée mais absurde, évidemment”.
Hum… Les Amérindiens ne sont pas loin de penser la même chose…

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