L’auteur. A moins de quarante ans, Taylor Brown, écrivain géorgien, est déjà l’auteur de trois romans dont Le fleuve des rois est le dernier. Les deux premiers : La poudre et la cendre (Editions Autrement, 2017) et Les dieux de Howl Mountain (Albin Michel, 2018) ont connu des succès d’estime. Je ne les pas lus mais vu l’effet que m’a fait celui-ci, ça ne saurait tarder.
L’histoire, qui se déroule le long et sur l’estuaire du « fleuve des rois », l’Altamaha River, est racontée sur trois périodes qui couvrent des siècles d’histoires et d’Histoire : de 1564 à nos jours.
La première période se déroule en 2001, elle est liée à la seconde bien que séparée d’une année. En scène les deux frères Loggins : Lawton, membre des forces spéciales américaines dans les pays à hauts risques comme l’Afghanistan, et Hunter, de cinq ans son cadet, universitaire qui veut se spécialiser en histoire. Leur père, un homme mystérieux, est mort de manière mystérieuse.
Ils décident d’aller disperser ses cendres à l’endroit qu’il appréciait le plus : l’embouchure du fleuve Altamaha River, qu’ils doivent pour cela redescendre en kayak car il n’est pas navigable de bout en bout.
En parallèle, comme une histoire dans l’histoire, nous suivons les vingt dernières années de la vie d’Hiram Loggins, jusqu’à sa mort dont nous finissons par comprendre la raison et les circonstances dans les toutes dernières pages, particulièrement haletantes.
Pour arriver à cette explication-vérité que l’on ne voit pas venir, même si tous les « ingrédients » sont là, l’histoire, pleine de rebondissements, de secrets bien enfouis, de pièges, de révélations et de rencontres inattendues, sera tout aussi tortueuse que le fleuve et le personnage d’Hiram Loggins.
Enfin la troisième Histoire porte un H majuscule. Passé le premier chapitre, un virage à 180° nous emmène au XVIe siècle au même endroit. Par l’intermédiaire de Jacques Le Moyne de Morgues, dessinateur-cartographe mandé par le roi de France Charles IX pour cartographier les côtes de l’estuaire, Taylor Brown relate l’expédition des capitaines français René de Laudonnière et Jean Ribault, tous deux huguenots, en Géorgie où ils créent le premier fort français sur le Nouveau Monde : Fort Caroline, après l’échec de la première tentative de Charlesfort, en 1562, menée par les mêmes. Leur mission est d’installer les bases de la première colonie française pour les protestants en Floride. La Nouvelle France.
Une entrée en matière historique forte avec naufrage, famine, monstre des mers et… cannibalisme. Un sacré voyage dans le temps qui, s’il ne dure que de juin 1564 à septembre 1965, nous fait trépigner et mourir de peur.
Les trois histoires alternent, occupant un chapitre sur trois. Pourtant la construction est si talentueuse qu’il est possible de lire les trois séparément en lisant un chapitre sur trois justement, ce que j’ai fait au moment d’écrire cette chronique. Comme si l’auteur avait écrit trois livres séparés avant de les recouper en chapitres sans que rien ne soit laissé au hasard à la fin. Du grand art. J’avoue que c’est assez jouissif pour la partie historique dont la chronologie est scrupuleusement respectée en dépit du fractionnement. Du coup, j’ai lu d’une traite un roman historique passionnant, fait d’aventures, de trahisons, de guerres sauvages, de famines, et de mutineries, dans des conditions climatiques extrêmes. Ne manquent que des (vrais) pirates même si certains soldats français ou espagnols auraient parfois pu en faire figure.
Cette partie a bien évidemment son propre dénouement, Histoire oblige. Je me garderai bien de vous le révéler, d’autant que cette histoire n’est que le début de la longue Histoire de la colonisation de tout le continent par les Américains.
Les deux autres fusionnent dans un final fracassant, résumant l’histoire d’une famille – à la mère peu présente – sur vingt ans, la seconde expliquant la première et inversement.
Le fil conducteur entre les trois parties est en même temps le personnage principal : L’Altamaha River, en personne, en eau et en os. Physiquement présent d’un bout à l’autre, le fleuve est l’unité de lieu d’une histoire qui se déroule sur quatre siècles. Le dépaysement dans l’espace se fait, lui, d’emblée à l’ouverture du livre et nous y restons tout le temps de notre voyage dans le passé. L’Altamaha River n’est pas seulement un fleuve, il fait le lien entre le contemporain et le passé historique. Malin, il (dé)montre à l’humain que la nature est plus forte que lui et lui survit toujours. Il souligne ce que l’homme n’a cessé de faire bien avant et après ces quatre siècles : maîtriser la nature et se battre sur un sol étranger pour posséder les terres des autres et tout ce qu’elles contiennent – surtout s’il s’agit d’or et de métaux précieux. Y compris les autochtones bien sûr, mais là, c’est pour « la bonne cause » : ces sauvages doivent impérativement se soumettre à la loi du dieu chrétien, à travers la bonne parole que leur apportent les envahisseurs, même s’il faut pour ce faire utiliser la force.
Aussi inhospitalier soit-il, le fleuve est cependant l’unique moyen de communication sur ses entours, qui ne peuvent comporter ni chemins ni routes en raison du sol marécageux et de son cours sinueux. Il faut bien que les contrebandiers (les poissons en font eux aussi l’objet, surtout l’esturgeon pour ses entrailles) et ceux qui les poursuivent, puissent se déplacer. Les rares habitants des maisons flottantes également.
Car le fleuve est « habité » dans tous les sens du terme. Par des animaux sans âge et souvent malfaisants dont le serpent des mers, par des contrebandiers et malfrats en tout genre, des touristes à la belle saison et par des fantômes d’un passé proche ou ancien. C’est un lieu chargé de mystère qui peut aisément causer la mort accidentelle d’hommes imprudents ou cacher des cadavres.
L’écriture vaut à elle seule la lecture du livre, à voix haute dans les descriptions. D’une ampleur exceptionnelle et sans affect, elle nous cueille dès la première ligne avec une première description en guise d’invitation au voyage et se révèle à la fois multiple et unique : majestueuse dans les descriptions, détaillée dans l’Histoire et les histoires, et vive dans les dialogues entre les deux frères. Le traducteur a dû, une fois encore s’arracher quelques cheveux pour restituer ce texte en français, d’autant que le vocabulaire, celui de la faune et la flore en particulier, est riche et précis et que les noms d’oiseaux, de poissons et d’arbres défilent devant nos yeux éblouis par leur exotisme. Les éléments de la nature sont rendus prégnants à travers des descriptions si parlantes qu’elles les rendent vivants et conscients de l’être. Si vous avez le temps, allez les voir sur Internet, certains valent le détour : faune, flore et armes de l’époque confondus.
Cette plume mérite vraiment qu’on s’y arrête. Elle est si puissante (jamais grandiloquente) que l’on croit lire dans de nombreux passages des alexandrins en prose et sans rimes, surtout à voix haute. Miracle de la traduction. Mais également intéressante pas la manière dont les descriptions sont intégrées dans les récits. Elles ne sont pas des parenthèses dans l’histoire comme souvent dans les nature writing mais font corps avec elle, constituant un décor naturel souvent hostile dans lequel, sans changement de paragraphe, après ou avant une simple virgule, viennent s’installer les personnages, les animaux et… les lecteurs. C’est un véritable embarquement dans l’histoire que nous propose l’auteur. Ainsi l’ouragan de 1993 est particulièrement bien rendu seul, mais la présence de la famille Loggins rend la description encore plus vivante.
Dans la partie historique, l’auteur relate les faits par le biais de celui qui va en devenir le personnage principal : Jacques Le Moyne, déjà porte-parole de l’auteur même si le « je » n’est pas de mise, est aussi le dessinateur-peintre naturaliste chargé par le roi de rapporter des témoignages visuels de tout ce qu’il aura vu. Une sorte de reporter-photo. Et l’auteur a eu l’idée de nous en partager certaines dans les pages, pour notre plus grand plaisir.
JACQUES LE MOYNE DE MORGUES,
envoyé par le roi Charles IX en 1564 pour ramener des images de la Nouvelle France
Plutôt inhabituel en littérature, et un attrait supplémentaire du roman : ses illustrations. Jacques Le Moyne, surnommé « l’artiste » par tous ceux qui l’entourent y compris sa hiérarchie, est le véritable Jacques Le Moyne de Morgues, celui qui a accompagné les capitaines Ribault et Laudonnière dans leur mission d’installer la première colonie française en Amérique. Il raconte l’expédition avec ses mots qu’il complète par ses dessins réalisés dans des conditions extrêmes. Les illustrations, d’une précision et d’un réalisme insensés, sont dignes (au niveau représentatif) d’une photographie. Détruits par les Espagnols à Fort Caroline, ils ont été refaits de mémoire par Le Moyne et certaines planches ont été par la suite mises en couleur par reproduction imprimée ou copie peinte à l’huile sur toile, ce qui leur confère plus de réalisme encore.
Ces apports graphiques, outre leur beauté visuelle, illustrent et confortent les propos des narrateurs. Elles ont dû être fort utiles aux historiens et chercheurs (de l’époque et de nos jours) car elles donnent aux scènes qu’elles représentent et à l’histoire un caractère d’authenticité.
Il est littéralement passionnant de retrouver « photographié » ce que nous avons lu quelques pages plus tôt. Cette idée tient du génie et fait forcément penser aux romans d’aventures maritimes pour les scènes de tempêtes et de naufrages. De quoi retomber en enfance, sauf que là c’est authentique. Leur « défaut » : vous risquez de passer un temps fou en allant les visionner sur Internet, elles ne sont pas toutes dans le livre. Mais le temps passé n’est pas du temps « perdu », loin s’en faut.
Mon regard sur le livre. Une claque. Une claque gigantesque à laquelle je ne m’attendais vraiment pas pour ne rien avoir lu auparavant de Taylor Brown. Une fois lu, j’ai voulu tester la construction alternative et l’ai relu comme trois romans pour le chroniquer, l’appréciant davantage et découvrant des détails qui m’avaient échappé. Outre la puissance constante (et spontanée) de l’écriture et la maestria de la construction, tout se tient jusqu’au moindre détail. Les trois histoires s’écoulent sans distorsion, chacune à son époque et les deux premières, contemporaines, se terminant ensemble.
La part de suspense avec les frères Loggins, leur père, et d’autres personnages passant de manière fortuite mais importante dans les pages, est d’un grand intérêt et nous mène en des endroits sombres et inattendus. Elle nous permet aussi de découvrir une quantité astronomique de détails variés sur cette région maintenant peuplée, exclusivement ou presque, de Blancs et de Noirs.
L’histoire comporte une aventure humaine avec des sentiments filiaux forts mais peu exprimés – on est dans un monde presque cent pour cent masculin –, les relations entre les deux frères évoluent au fil de leur voyage sur les traces de leur père qui se montre peu à peu sous son vrai jour : avec ses faiblesses, sa violence (verbale mais qui peut devenir physique), son amour pour le bourbon, ses « activités », ses souffrances, ses secrets et… oui, ses sentiments.
La dispersion de ses cendres dans l’estuaire est un prétexte à la descente du fleuve tant aimé par leur père et, en même temps une sorte de voyage initiatique pour les deux frères, l’occasion de se retrouver en partant ensemble à la recherche d’un père peu connu, rarement présent, souvent « seul », peu et mal aimé de ses fils, en tout cas très différent d’eux, et dont ils découvrent certaines parties cachées de sa vie en même temps que nous.
Et qui sait, de retrouver des vestiges d’anciens forts français le long du fleuve, que les explorateurs (d’abord les Espagnols puis les Français) pensaient avoir édifiés… en Floride.
Enfin, est-ce pour nous un indice : avant de repartir en France en 1565, le cartographe avait rejeté à l’eau une « dent de pierre » pour « que la marée la repousse vers l’amont, vers sa source. Pour que d’autres mains, ou d’autres pieds, la découvrent ». Et Hunter découvre, lui, une dent de « requin, un mégalodon » au début de leur périple.
Cela étant, c’est la partie historique, le roman historique, que j’ai le plus apprécié et qui m’a littéralement emportée. Une page de l’histoire coloniale de la France, les tout débuts de la Nouvelle France, se joue devant nos yeux, si bien (d)écrite que l’on s’y croirait. Autant de précisions datées, décrites, citées, « illustrées » par celui qui pour moi est le principal personnage, en tout cas mon préféré : Jacques Le Moyne.
Outre ses talents multiples (dessin, écrit, narration), il sort du lot et ses qualités humaines nous le font aimer : il raisonne, il sait se mettre à l’écoute des autres, les observer au quotidien et ne pas s’adonner à la violence guerrière quand une autre voie est possible. Il éprouve des sentiments d’amitié très forts et de la compassion pour tous ceux – nombreux – qui souffrent dans leur chair.
Nonobstant son nom, Jacques Le Moyne est un homme de foi mais pas un homme d’église. Pieux, il croit en un Dieu chrétien mais pas catholique. Les deux expéditions françaises de Jean Ribault et René de Laudonnière furent menées par des huguenots, en guerre à l’époque avec les catholiques, d’où les persécutions que leur infligent les Espagnols, catholiques fanatiques.
Le point de vue d’un simple croyant n’appartenant à aucun ordre religieux, assez rare, est intéressant. « L’artiste » remet en cause les coutumes barbares des Indiens (qui ne sont pas épargnés) non sans les avoir analysées à l’aune de leurs croyances, de leur façon d’honorer leurs morts en leur offrant les corps en morceaux de leurs assaillants. Il ne prend pas parti pour l’un ou l’autre des camps (blanc ou indien) sans avoir longuement réfléchi et discuté avec son ami La Caille, l’interprète laïc ‑ de l’expédition. Il lui arrive de considérer avec respect le comportement des Indiens et leur « croyance ».
L’apparition du roi Saturiwa, chef de la tribu des Timucua est un morceau de bravoure. C’est grâce à l’artiste que les premières relations avec les deux tribus indiennes et leurs rois sont cordiales et si elles se dégradent c’est à cause, oui, déjà, de la soif de l’or présent dans les proches Appalaches, dont les Blancs veulent s’emparer, et du Dieu chrétien qu’ils veulent imposer aux Indiens dont les dieux sont le Soleil et la Nature ! Le Moyne réalise que les Européens en présence se battent sur la mer aux canons de leurs bateaux pour posséder la terre desservie par le fleuve et son estuaire, sans tenir compte des « sauvages » qui y vivent depuis la nuit des temps. Pire, leurs conflits entre futurs colons ont engendré des guerres entre les tribus amérindiennes !
La violence, largement présente dans les pages, va crescendo pour atteindre parfois des niveaux de sauvagerie difficiles à lire. Comment ne pas penser à Philipp Meyer et son histoire de la « fondation » du Texas dans Le Fils, à David Joy pour l’écriture ou à Emmanuelle Pirotte et son merveilleux Loup et les hommes (qui se déroule sous Louis XIV mais aborde les mêmes thèmes).Quant aux scènes maritimes, nos jeunes lectures semblent plus proches.
Pour évoquer cette violence, Taylor Brown décrit aussi bien la terrible et majestueuse beauté du fleuve que les corps suppliciés ou ravagés par la famine et les vermines, les combats entre les Indiens et les étrangers, entre tribus…
La douleur physique, elle aussi, est largement décrite par Le Moyne, ce qui est plutôt rare en littérature où elle a tendance à être banalisée au point qu’en parler peut sembler inutile ou dolent.
Un très beau passage évoque la douleur au genou dont se plaint Hunter (en lui-même) et qu’il compare à celle d’un grand cerf qu’il vient de voir debout, transpercé d’une flèche.
La violence – et la douleur qu’elle engendre – est partout ; chez les hommes, tous aussi violents les uns que les autres, « sauvages » ou « civilisés, chez les animaux et chez le fleuve lui-même. L’unique différence étant la motivation, celle des animaux n’étant que la survie, celle des hommes…
Comme le dit Le Moyne en parlant de l’altamaha-ha, dont il a fait pour expliquer ses paroles un humain qui « voudrait débarrasser la terre de ces animaux (les humains) avant qu’ils n’y prennent racine. Mais tout cela est pur fantasme, il le sait bien. Car une telle violence est le propre des hommes ».
Pourtant, moi qui suis plutôt du côté des autochtones, carrément même, j’avoue avoir trouvé quelques marins « sympathiques » et avoir compati à leurs difficultés de vie entre et pendant les combats. Poids des armures, chaleur sous le heaume, fatigue extrême, éloignement, attentes interminables, blessures, peur, tout cela nous est conté par le menu, les affres de la faim étant peut-être le plus insupportable. Cette compassion générale de Le Moyne, et de l’auteur à travers son regard, fait plaisir à lire.
Si les personnages secondaires se jugent entre eux, l’auteur ne porte aucun jugement sur eux. Mieux, il éprouve une forme de compassion pour chacun, plus ou moins importante et les considère avec beaucoup de générosité. Pour lui, leur comportement résulte de leurs conditions de vie – pour ce qui concerne la famille Loggins –, de l’histoire de leurs pays – pour les conquistadors –, et de leurs coutumes ancestrales pour les Indiens. Quelques rares personnes échappent à sa mansuétude, mais elles le méritent amplement et je vous laisse les découvrir.
DE L’HISTOIRE MAIS AUSSI UN BRIN DE GEOGRAPHIE
La Géorgie est un état américain situé dans le sud-est des Etats-Unis, au-dessus de la Floride – longue péninsule baignée à l’est par l’Océan Pacifique et à l’ouest par le Golfe du Mexique et troisième état le plus peuplé aujourd’hui avec pour ville principale Miami). La Géorgie est entourée de l’Alabama (à l’ouest), d’une partie du Tennessee et de la Caroline du Nord (au nord) et de la Caroline du Sud (à l’est). Sa capitale est Atlanta. Au milieu du XVIe siècle ont commencé les expéditions européennes pour tenter de coloniser les côtes sud-orientales de l’Amérique.
L’Altamaha River, long de 220 kilomètres, traverse la Géorgie dans une partie de sa longueur pour se jeter dans l’Océan Atlantique dans le vaste estuaire de Darien, port de crevettiers. Sur cette côte les eaux, très marécageuses – la Floride frontalière en a la réputation –, abritent de nombreuses réserves d’oiseaux et de poissons dont le multimillénaire et légendaire esturgeon, qui a un rôle important dans l’histoire, ainsi que les alligators à la chair délicieuse.
Le fleuve est extrêmement sinueux, ses méandres formant autant de mini rivières qui rendent la navigabilité ardue, voire impossible par endroits. Aux abords immédiats du fleuve la forêt est (était plutôt, l’homme s’en est occupé) une forêt primaire, dense et submergée lors des marées hautes, les marais sont remplis de roseaux coupants aussi hauts que les hommes, empêchant toute approche pédestre immédiate de la terre.
Mais le plus emblématique de l’Altamaha, c’est l’Altamaha-ha. Sa créature sous-marine, son monstre, sa légende. Un gigantesque serpent des mers, probablement cousin éloigné du monstre du Loch Ness, que les Amérindiens ont craint et respecté de tous temps et avec lequel les marins du capitaine Laudonnière font connaissance à peine arrivés dans l’estuaire. L’existence de ces serpents des mers (géants et le plus souvent appelés dragons des mers, n’a jamais été scientifiquement prouvée, sa non-existence non plus. Monstres légendaires ou ayant existé (existant ?), ils font toujours l’objet de recherches scientifiques car les eaux maritimes (et fluviales peut-être davantage) regorgent de poissons énormes et laids aux premiers rangs desquels le poisson-chat et le dinosaurien esturgeon.
Ils sont souvent évoqués et décrits dans la littérature d’aventures et fleurissent les dessins et gravures des illustrateurs des expéditions coloniales. Animal mythique pour certains, l’Altamahe-ha est une réalité évidente ici pour tous les personnages, y compris les Indiens de l’Histoire que nous rencontrons en 1564 et les Géorgiens de l’histoire que nous côtoyons en 2001. L’Altamaha recèle cette légende du serpent géant en ses eaux, ainsi que bien d’autres qui en font un fleuve mythique depuis toujours.
« Le fleuve des rois » est une formidable source de culture. Comment apprendre l’Histoire agréablement et ailleurs que dans les livres d’Histoire : en se délectant avec une trame romanesque ET historique écrite avec la même flamboyance que celle de la nature sauvage. L’habituel petit laïus de fin spécifiant que les personnages et les lieux des romans sont totalement fictifs n’a pas sa place ici. Le lieu unique et son monstre inondent les pages et certains personnages ont réellement existé : l’artiste, les capitaines Ribault et Laudonnière, le sire d’Ottigny, les deux rois indiens Saturiwa et Utina…
Pourtant nous lisons leur histoire comme s’ils étaient fictifs. Et là, c’est totalement magique ! Plus qu’un roman historique, ce livre, inclassable, est à mi-chemin entre une fiction décalée de quatre siècles et un récit au présent, grâce à l’omniprésence de l’Altamaha-ha.
Un voyage de l’esprit et de l’âme peu fatigant mais renversant. Dans un roman qui se mérite car rien n’est laissé au hasard, tout en se dégustant facilement et en prenant son temps.
Vous cherchez des livres pour l’été qui ne soient pas « trop faciles, trop légers, encore moins « feel-good » et qui vous scotchent aux pages ? Sautez sur Le fleuve des rois. Mais n’oubliez pas de jeter un coup d’œil aux enfants si vous êtes à la plage…
Alors, allez-y, foncez, le voyage est garanti sûr, le dépaysement total, le suspense constant et l’Histoire historique ! 450 pages que vous garderez longtemps en tête, au moins le temps de lire un bon vieux polar des familles car il vous sera difficile de changer d’époque et de lieu ! Sauf à sauter, histoire de relativiser, sur Trois de Valérie Perrin, un sacré pavé lui aussi.
En guise de cerise sur le gâteau, vous pourrez dire en revoyant vos amis après les vacances que vous avez lu un pur chef-d’œuvre sans craindre que l’on vous réponde que ce terme est galvaudé depuis longtemps !
Pour finir, c’est un seul mot que je dirai : Merci ! A Taylor Brown, un auteur que je ne vais plus lâcher. Aux autres auteurs talentueux qui sans cesse cherchent à comprendre l’histoire de leur pays en la remontant depuis la colonisation. Qui transforment en poésie des ingrédients putrides et des comportements répugnants et chantent la nature pour ce qu’elle a de plus beau et de plus sauvage. Aux traducteurs pour le travail de fourmi que cela représente. Aux éditeurs sans lesquels nous ne pourrions pas les lire, dans le cas présent Francis Geffard et sa Collection Terres d’Amérique chez Albin Michel. Et puis, aussi, les lecteurs qui choisissent, savourent les romans et admirent leurs créateurs.
ET COMME TOUJOURS, A LA FIN, DES MOTS BEAUX POUR DES MAUX LAIDS
Plusieurs extraits qui, si je n’ai pas réussi à vous convaincre d’acheter et de lire ce roman inqualifiable en un mot, sauront le faire à ma place. C’est long je vous l’accorde mais, comme dit « l’autre » : ce sera toujours ça de pris !
Une description ancrée dans le corps du texte, qui permet de comprendre pourquoi et comment la poésie peut frayer avec la noirceur :
« Des crevettiers sont amarrés tout le long du quai en un bouquet de chaluts et de filets verts. Plus loin, le pont de la ville ressemble vraiment à une porte entre le fleuve et la mer. Il observe le cours de l’Altamaha qui disparaît dans un coude en aval, et plisse les yeux comme pour apercevoir au loin les montagnes où le fleuve prend sa source. Il n’en distingue aucune. La côte semble avoir avalé le soleil rouge sang. Ne demeure qu’une lueur à l’ouest, sur l’horizon vers le ponant, telle une aura rosâtre exhalée par le dernier soupir d’un mourant ».
Et cinq ou six pages plus loin, en pleine « action » :
« Il plane sur le fleuve une atmosphère fantomatique, et les arbres ne sont que des ombres dans l’aube qui s’apprête à poindre. Le monde est vague, trempé de rosée, pas encore réel ni réveillé. Ils mettent leurs kayaks à l’eau et se laissent glisser dans le courant qui les entraîne. Hunter regarde Lawton devenir l’ombre de lui-même dans le brouillard matinal, aussi flou qu’une légende, un orage roulant lentement vers la mer.
Le soleil chasse peu la brume, dont ne subsistent bientôt plus que quelques filets blancs le long des berges, et le monde apparaît d’un coup, vert et brun, traversé par le fleuve de bronze sous le dôme bleu du ciel ».
Encore une description au milieu d’une action (ou l’inverse) :
« L’après-midi, Le Moyne part chasser avec son arquebuse sur les sentiers et les pistes de gibier qu’il connaît désormais si bien. Il tire les grands échassiers à long bec qui couvent en haut de vénérables tours de végétation. Et le plus souvent il les rate, leurs grandes ailes se déployant dans le ciel au choc des détonations. Sur les branches les plus basses sont juchés des centaines d’oiseaux aux plumes roses, avec des becs en cuillères et des cous recourbés formant la lettre S. Ils tournent tous la tête à son approche et pivotent de concert leurs longs becs en spatule, telles des rames en cadence. D’autres se dressent, noirs de jais et hautains, les ailes ouvertes et les pattes un peu de travers, comme s’ils posaient pour orner un blason. Parfois, un héron gris acier vient hanter tel un enchanteur les hauts-fonds ».
Sur la douleur physique, une réflexion de Hunter :
« Lawton pointe son doigt vers la base du pont et Hunter suit son regard : en dessous d’eux, un cerf élaphe de la taille d’un pur-sang dresse vers la lune sa tête couronnée de bois ivoire, tors et parfaitement symétriques. On dirait une révélation, le roi d’une nation éteinte depuis longtemps, et Hunter se demande si, à l’instar des hommes, les animaux voient leurs fantômes hanter la terre, et si le souvenir de leur majesté et de leurs tourments perdure au fil du temps. Mais son poitrail légèrement bombé et la noirceur humide au fond de ses yeux lui prouvent que le grand cerf à leurs pieds est bien vivant, sur ses gardes, exhalant, à travers son souffle la puissance des dix mille générations qui l’ont précédé.
Hunter a le genou en feu : il le couvre de sa main pour garder l’équilibre tandis que l’animal disparaît dans l’obscurité, silencieux, sans faire bouger une branche ni même une feuille, tel un spectre argenté.(…) Son frère Lawton : – Quelle honte, quand même, cette plaie qu’il avait dans la hampe».
La douleur a mué : son genou est désormais une boule de pierre dure et glacée, qu’il traîne dans ce tunnel végétal. Il repense au grand cerf, majestueux malgré sa blessure, et laisse sa souffrance lui rappeler qui il est, et ce qu’il est capable d’endurer ».
L’ESTURGEON, UNE ESPECE MENACEE ET PROTEGEE (EN PRINCIPE)
Sur « l’artillerie lourde » du fleuve, les esturgeons et leurs œufs noirs, parmi lesquels vivrait L’Altamaha-ha, le serpent géant de l’histoire, un passage un peu long c’est vrai mais éclairant, qui mêle mythe et réalité : « Personne ne savait pourquoi ces survivants de la préhistoire se mettaient ainsi à sauter à l’air libre. Ils vivaient dans les trous d’eau les plus profonds, près des abysses sans lumière, protégés par l’armure d’airain de leurs scutelles osseuses. Frères des dinosaures, ils avaient survécu au grand cataclysme et à l’extinction massive, et depuis des temps immémoriaux ils remontaient le fleuve à chaque printemps pour frayer. L’été, ils se reposaient dans des caches obscures, des cavités inondées et protégées du courant. Et à l’automne, ils retournaient vers la mer.
(…) Puis en juin, ils se mettaient à sauter, immanquablement. Et tant pis pour celui qui fonçait à trente nœuds et se faisait percuter par une de ces créatures jaillies de l’eau dans son armure mortelle, droit vers la lumière du soleil. (…) Certains disaient qu’ils sautaient pour le plaisir, mais d’autres évoquaient des raisons plus obscures. Ils racontaient qu’il s’agissait de l’aboutissement d’un processus de défense contre les humains, leurs bateaux et leurs digues, leurs vidanges d’eaux sales et leurs ruissellements industriels.
Que c’était la seule arme dont disposait un poisson qui n’avait même pas de dents. Certains voulaient qu’on s’en débarrasse. Qu’on achève ce que la météorite porteuse d’apocalypse n’avait pu mener à bien, ce que l’engouement pour le caviar, à la fin du XIXe siècle, avait presque réussi à faire. Qu’on en finisse avec ces bêtes préhistoriques. Avec les jambes cassées, les visages éclatés et les jambes écrasés. Qu’on les extermine. Par confort et par vengeance ».
Par chance je n’ai jamais aimé le caviar et si cela avait été le cas, ce passage m’aurait fait arrêter illico.
Une description comme ça, en passant :« Un vol d’ibis blancs traverse le ciel à basse altitude, des échassiers avec de longs becs courbes et des ailes ourlées d’un liseré noir, dont les pattes rouges sont tendues vers le sol. D’autres oiseaux blancs apparaissent à leur suite, volant en formation comme des bombardiers à l’aplomb de leurs têtes. Des formes noires et froides qui fendent les eaux du fleuve en tournoyant au-dessus de lui et de son frère ».
Puissant, beau et autonome, c’est l’Altamaha, qui a fait vivre (et mourir) dans ses eaux tumultueuses des milliers d’hommes pendant des siècles. Ce passage nous y emmène en toute sécurité :
« Le cours du fleuve s’accélère, canalisé comme à travers une écluse. Les courbes deviennent brutales et imprévisibles, zigzagant telle une route de montagne, et des tourbillons se forment au-dessus des hauts fonds invisibles. (…) Pour se diriger vers une berge ou l’autre, les radeliers criaient « Rive blanche » ou « Rive indienne », en souvenir du temps où les Blancs n’occupaient que la rive nord du fleuve et où le côté sud appartenait aux autochtones. À la manœuvre, il y avait surtout des Noirs. Au crépuscule, leurs hurlements sans paroles passaient d’un radeau à l’autre, cris plaintifs entre les arbres ».
Les Noirs, ce sont les premiers esclaves « conduits » (déjà !) par les Espagnols pendant cette période de colonisation, pour effectuer les tâches les plus pénibles.
Une phrase de Lawton à son frère sur le monstre des eaux du fleuve, l’Altamaha-ha. Pour lui, le serpent géant serait même une sorte de résistant à l’humain qui, d’après lui, tue tout ce qu’il touche, une leçon de la nature donnée à l’homme.
« Ce que j’essaie de te dire, c’est que nous ne sommes pas une espèce très recommandable. Pour la plupart d’entre nous en tout cas, et je m’inclus là-dedans. Mais mon père, lui, il croyait en l’existence de cette créature, et ça ne lui aurait pas plu de la voir morte. C’est même tout le contraire. Il aurait voulu avoir la certitude que cette saleté de bestiole errait encore au fond du fleuve, la preuve qu’il existait une chose que les hommes n’avaient pas encore tuée ».
Phrase qui déclenche une flambée d’amour chez son frère.
Nouveau dans Bouquivore : à quoi ça sert de lire/5. Quelques mots en fin de chronique pour proposer une réponse à cette question récurrente.
Après tout ce que vous venez de lire, je n’ai plus grand-chose à dire. Trois mots quand même : voyager, se cultiver, déguster les mots. COMPRENDRE !
(Note du webmaster : il faudrait méditer sur la définition de « je n’ai plus grand-chose à dire »!)