Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Traverser la nuit ⇜ Hervé Le Corre

LES CINQ PREMIÈRES LIGNES. “Immobiles et sombres sous l’éclairage bleuté que la pluie pulvérise sur eux, soufflant de petits nuages de condensation vite dispersés par le vent traînard qui rôde le long des voies du tramway, ils attendent là, une dizaine, transis, emmitouflés, et se tiennent à l’écart de l’homme inanimé gisant sous un banc”.
EN DEUX MOTS. Hervé Le Corre est un des maîtres de la littérature noire française contemporaine. Ce dernier roman le confirme, aussi sombre que sublime. Humain par-dessus tout. Et poignant par moments.
Sorti en 2021 chez Payot & Rivages, Collection Rivages/Noir. Puis en version Poche, chez le même éditeur en mars 2022. 364 pages. Roman (très) noir et policier.
Herve Le Corre. Sud Ouest.
Hervé Le Corre. Photo Sud-Ouest.

Après avoir enseigné les lettres pendant plusieurs années, Hervé Le Corre est désormais l’auteur de nombreux romans policiers extrêmement sombres, dont certains s’appuient sur un contexte historique réel : La Commune de Paris pour L’homme aux yeux de saphir et Dans l’ombre du brasier, la guerre d’Algérie pour Après la guerre. Politiquement engagé à gauche (ancien militant de l’ancienne LCR), il s’intéresse de très près aux petites gens, à toutes les minorités sociales, les oublié(e)s de la vie.
Ses romans rencontrent un franc succès d’estime et nombre d’entre eux ont été primés. C’est avec ce type d’écrivain que j’apprends (ou revois) l’Histoire, la grande. Après la guerre, notamment.

Lorsque l’histoire commence, un homme, très grand et très costaud, est retrouvé inanimé sous un banc de l’arrêt d’un tramway. Remis “sur pieds” et transporté au poste de police, il se jette par une fenêtre et meurt pour de bon.

Trois personnages très différents se partagent les pages : une femme battue, un flic en colère et un tueur sauvage. Honneur aux femmes : Louise, une jeune femme qui élève seule son fils de huit ans, Sam, son petit magicien par et pour qui elle vit, “et qu’elle invoque comme une divinité domestique, un ange mineur capable de l’entendre et de la sauver”. Elle est aide à domicile chez des personnes âgées et prend son travail à cœur, la tristesse et la vieillesse des gens dont elle s’occupe la détournant le temps de sa présence de son propre malheur. C’est une écorchée vive.

Aussi important que Louise : le policier. Le commandant Jourdan dirige une équipe de la PJ chargée des crimes les plus violents. L’un vient d’être commis : un homme a tué par balle sa femme et ses trois jeunes enfants. Avec son groupe, ils sont à la recherche de cet homme, ainsi qu’à celle d’un tueur en série qui la nuit “chasse” les femmes et les tue sauvagement.
Jourdan est un Kurt Wallander – le commissaire d’Henning Mankell – au bout du rouleau. Pas blasé, non, il n’en est plus là, mais revenu de tout. Et très en colère. D’une colère qu’il ne peut plus masquer derrière la froideur ou l’indifférence, comme le font encore certains de ses collègues, avec lesquels il est de moins en moins en phase – mais l’a-t-il jamais été ? Pour preuve les images de plus en plus violentes et récurrentes qu’il a dans la tête, elles-mêmes engendrées par la violence croissante du monde qu’il habite… Un monde dont les couleurs mêmes l' le blanc des cadavres, le rouge de leur sang, le gris de la ville, le noir de la vie. Nous lisons :
“Il n'éprouve plus désormais, depuis des mois, qu’une colère triste, une rage qu’il ne sait pas dire. ‘Je suis fatigué’. Il répète ça deux fois derrière son pare-brise plein d'eau et de lumières diffractées, dans le bourdonnement des essuie-glaces et du ventilateur de chauffage.”

Enfin, le troisième personnage, qui apparaît plus tard dans les pages, est le mal en personne, l'assassin. Pas besoin de beaucoup de mots pour le décrire. Maniaque de l’ordre et de la propreté, obsédé par une mère tarée et l’armée. Asocial. Sauvage. Fétichiste, il collectionne les trophées des femmes qu’il tue la nuit.

La construction du roman entretient le suspense avec une alternance de chapitres consacrés à l’un ou l’autre des personnages, dont on n’imagine bien et tôt qu’ils ne peuvent que se rencontrer. Mais ça, c’est à vous de le découvrir dans les dernières pages du roman et je me garderai bien d'en parler. Le dénouement, moins noir que l’ensemble de l’histoire, ne vous laissera pas indemne. Tout simplement sublime pour qui aime les romans noirs, et les autres.

Si l’écriture puissante de l'auteur est directe et sèche dans les passages d’action (agressions, meurtres ou interventions policières, avec des dialogues vifs, inclus dans les phrases quand ils sont courts, et immédiatement précédés ou suivis d’une action), Hervé Le Corre prend son temps pour décrire de manière sobre, sensible et compatissante les réflexions et les sentiments de ses personnages.
Une poésie âpre se dégage de certains passages descriptifs, notamment de la ville de Bordeaux, que nous voyons de nuit le plus souvent, sous la pluie ou sa menace, toujours. Et si les précédents romans n’étaient  pas totalement dénués d’humour, noir évidemment, Traverser la nuit ne nous tire le sourire que grâce au petit Sam et à Naïma, le fils et l’amie de l’héroïne… Ici, le ton est désespérément beau. Mais, comme disait le poète, “les chants désespérés sont les chants les plus beaux”…
Les romans d’Hervé Le Corre nous procurent un plaisir de lecture intense juste par leur écriture qui bénéficie d’un sens de la description et d’une ampleur romanesque invraisemblables. De la première à la dernière page…

Mon regard sur le livre. Je suis une lectrice assidue d’Hervé Le Corre. J’apprécie l’écrivain et l’homme qui se cache derrière lui. L’écrivain pour ses histoires sombres mais si belles, appuyées ou non sur un fond historique. L’homme parce qu’il est révolté, compassionnel, humain et modeste. Cette compassion et cette révolte passent à travers ses personnages : le regard bienveillant de Louise pour les vieilles personnes dont elle s’occupe (la “petite dame solitaire” notamment), en dépit de leur caractère parfois grincheux ou de leurs manies ; celui de Jourdan, policier rempli d’un désespoir général mêlé de rage et de renonciation. Il me fait beaucoup penser au regretté Henning Mankell et à son commissaire, Kurt Wallander, lui aussi désespéré de voir l’humanité s’enfoncer dans le noir, lui aussi soucieux des petites gens, et des femmes en souffrance.
Les histoires d’Hervé Le Corre sont plus noires encore que celles d’Henning Mankell mais c’est le monde qui s’assombrit des agissements (in)humains. Je vous les recommande aussi chaudement l’un que l’autre si vous avez la chance de ne pas les avoir encore lus.

Pour en revenir à Traverser la nuit, l'histoire se déroule dans la ville de Bordeaux, à l'instar des autres romans de l’auteur. Celui-ci ne vit pas loin de cette ville qu’il connaît comme sa poche et qui fait partie prenante de l'histoire – elle est presque un personnage dans celle d’Après la guerre. Grise, triste de murs et de ciels, en accord parfait avec les personnages et leurs histoires personnelles, elle semble n’être que pluie, boue et rafales… C’est pourtant la toile de fond de l’histoire qui se déroule de nos jours et non dans un passé proche ou lointain, historique.

L’enquête et son aboutissement sont importants, certes ; cependant la violence faite aux femmes est sans doute le sujet principal de Traverser la nuit. Hervé Le Corre enfonce sans toucher la poignée des portes qui ont grand besoin d’être ouvertes.
On parle beaucoup ces dernières années des violences faites aux femmes (harcèlements, viols, violences physiques, sexuelles ou verbales, chantages… et meurtres).
Mais curieusement, le monde politique et celui des médias ferment les yeux et les oreilles, dès que c’est possible, sur ce sujet toujours tabou qui semble n'intéresser que celles (et les quelques “ceux”) directement concerné(e)s à l’occasion de faits divers ou d’une éventuelle sortie de livre qui accuse.
Les médias de tout poil relaient des informations purement événementielles et allument des incendies de brindilles. Un fait divers gore ou scabreux, un scandale d’Etat ou un ouragan spectaculaire chassent les mots et les images et relèguent le sujet aux oubliettes jusqu’à la prochaine "affaire".

Avec Hervé Le Corre, c’est tout le contraire. Aimant et respectant les femmes, il se sent très concerné par le sujet, tout comme son personnage Jourdan révulsé par les violences qui leur sont  faites. Elles sont nombreuses ici autour de Louise à souffrir de la main des hommes. Les considérant – au même titre que les enfants, les pauvres et les sans-papiers-abri – comme des minorités sociales et des proies faciles, il prend fait et cause pour les femmes en général et pour Louise en particulier, à qui il fait dire :
“Bon. Vous voulez savoir quoi de plus ? Je suis allée deux fois au commissariat, deux fois ces connards de flics ont refusé de prendre ma plainte en me disant que s'il recommençait ça se passerait mal pour lui, genre pan-pan cul-cul, et là, tout d'un coup, on m'envoie un commandant de la PJ avec brassard et tout, comme dans les films ? Il fallait qu'il poignarde … pour qu'on me prenne au sérieux ? Pour qu'on se rende compte que ce mec est dangereux ? Et si … meurt, vous essaierez vraiment de l'arrêter ?”

Et plus loin, toujours dans la bouche de Louise, des propos que l’on a souvent entendus ou/et lus et pas toujours dans des fictions :
“Louise explique qu'elle a honte d'elle-même. Pas d'avoir été cognée mais d'avoir supporté ça, d'avoir laissé faire pendant trop longtemps avant de réagir. Et là, même en allant chez les flics, elle n'osait pas dire pourquoi elle venait. La première fois, je me suis assise pour patienter à l'accueil du commissariat et il y avait ce con de flic qui me zyeutait tout en s'occupant du type qui venait râler parce que des jeunes faisaient du bruit dans sa rue avec leurs motos. Ce flic il me regardait comme si j'étais soupçonnée de quelque chose, pas comme une plaignante. Comme si j'avais commis une faute ? Tu comprends ? Il devait renifler de loin la femme battue. Ces flics, à force d'en voir ils doivent avoir un flair spécial. On doit toutes avoir un truc particulier sur la gueule, même quand on n’a pas de bleus. Un air craintif comme les chiens battus, justement... Je sais pas… Ou alors les ecchymoses ça a une odeur et ces mecs sont capables de la sentir. En tout cas, ce type  me matait par-dessus l'épaule de l'autre con qui pleurnichait à cause du bruit, alors je me suis levée et je suis partie et je sentais son regard dans mon dos. Cette fois-là, j'ai gardé ça pour moi et j’ai chialé presque toute la nuit de colère, je te jure, y aurait pas eu Sam je me serais défoncé la gueule contre un mur ou balancée par la fenêtre, putain j'avais l'impression de valoir plus rien, de même pas mériter de vivre, et j'en étais à me dire que l'autre enfoiré avait raison de me taper dessus, de me traiter comme il me traitait parce que c'est tout ce que je méritais, parce que j'étais si facile à dominer et à manipuler…

Et puis, Hervé Le Corre sait sonder l’être humain dans les tréfonds de son âme. Des sentiments forts lient les personnages, décrits sans emphase mais avec une profonde empathie. En premier lieu, l’amour filial avec un grand A, intense et réciproque entre Louise et son fils Sam. Un amour qui nous serre le cœur :
“Sam ne la quitte pas des yeux. Il serre la main de sa mère, se serre un peu contre elle. (...) Il avait peur que Louise le donne à Aurélie (la voisine) pour qu'elle ait son petit garçon. Louise a juré. C'est comme si je me coupais les bras et les jambes. Il ne resterait rien de moi qu’une pauvre chose triste. Sam la regardait avec effroi, s'imaginant sans doute sa mère ainsi mutilée et il s'est jeté contre elle en criant de peur. Louise avait juré encore, incapable de trouver d'autres mots à lui dire, parce que ceux qui lui venaient étaient terrifiants. Le petit s'est endormi dans son chagrin et sa terreur. Le lendemain, en allant le réveiller, Louise a trouvé sur sa table de nuit trois de ses guerriers hérissées de lames et de piques. C'était pour qu'il monte la garde, avait dit Sam, mais maintenant, ça va”.

Et la réciprocité : “Alors Louise a parlé de Sam. Du magicien qu'il était. De ses doigts enchanteurs sur son visage, les soirs où ça ne va pas. De ses regards curieux posés sur elle quand viennent les idées noires. Eh, je suis là, semble-t-il dire. Je sais bien à quoi tu penses. De ses émerveillements. Elle n'est pas sûre que tous les enfants soient autant que lui capables de s'arrêter dans la rue pour s'étonner de ce qu'ils voient ou d'admirer l'étrange regard d'un mannequin dans une vitrine, cherchant à deviner ce qu'il observe. C'est lui le plus souvent qui l'invite à tourner la tête pour regarder ailleurs qu’au-dedans d'elle”.

De l’amour, toujours, mais celui qui n’est plus, entre un homme et une femme. Un autre très beau passage sur le temps qui passe et l’amour qui s’en va avec lui. Le désamour qui suit l’amour, même si (et surtout ?) cet amour fut d’abord un coup de foudre :

Jourdan l'avait regardée longuement alors qu'elle piochait dans le pot de confiture pour charger une tranche de pain. Ses yeux bleu nuit, profonds et pénétrants, sa bouche toujours boudeuse capable de sourires solaires, renversants. La beauté de cette femme qui l'avait saisi dès qu'il l'avait vue. Il se riait des coups de foudre de cinéma ou de romans, des apparitions qui éblouissent, des regards qui se croisent et nouent aussitôt un lien à toute épreuve. C'est pourtant exactement ce qui lui était arrivé ce soir-là à Paris à la terrasse de ce café du boulevard Saint-Martin quand elle lui avait demandé du feu. L’épreuve était venue plus tard, bien plus tard, celle du temps. Il ne sait pas quand le charme a cessé de s'exercer. Comme si leurs pouvoirs magiques s’étaient affaiblis sans qu'ils s'en aperçoivent, les dépouillant de leur capacité à changer les aubes blafardes en matins clairs”. Cette dernière phrase est d’une beauté transcendante.

Ecrit en 2019 Traverser la nuit se fait aussi l’écho d’autres sujets d’actualité : les Gilets jaunes, les bavures policières, le ras-le-bol général, et l’inégalité hommes-femmes, sujet éternel. Je terminerai en vous le recommandant chaudement, ainsi que les précédents romans d'Hervé Le Corre, tous différents, tous parus en poche et tous excellents.
Hervé Le Corre jette un regard sombre sur un monde sombre. Il est de ces auteurs qui ont une grande capacité d’écoute des autres, en particulier ceux qu’on ne voit ni n’entend. Et il leur donne la parole.
Avec, toujours, une part d'investigation sous forme de suspense lent en fond d’intrigue. De la belle et noire ouvrage. Et un coup de cœur bien rouge pour moi avec la forte envie de lire ceux que je n’ai pas lus, une petite moitié, et de relire Après la guerre

Alors, à quoi ça sert de lire ? A trouver une perle de rosée au fin fond d’un trou noir. A pleurer (beaucoup) et à rire (un peu) avec et sur les personnages. A nous balader les pieds secs dans un Bordeaux gris, très prisé des touristes quand il n’y pleut pas. A regretter de ne pouvoir enchaîner avec un Wallander…

DES BEAUX ET JUSTES MOTS
POUR PEINDRE LA LAIDEUR DES MAUX

Pour Bordeaux et sa grisaille, de nombreuses et belles descriptions :
Elle roule pendant près d'une demi-heure dans ce jour incertain luisant de flaques. Des perles molles courent sur les vitres de la voiture puis s'effondrent en jetant des éclats dérisoires”.

“La nuit tombe. Les couleurs ne sont plus qu’électriques, primaires, violentes. Elles s'écrasent avec la pluie sur les vitres de la voiture et les barbouillent d'une palette frémissante. Les silhouettes entrevues sur les trottoirs se dissolvent comme au pays des morts”. 


Une ville aussi sombre que ceux qui la parcourent, de nuit ou de jour :
“Il est un peu plus de huit heures, le jour peine à se lever. Il est possible qu'il ne se lève pas vraiment de la journée comme un vieillard malade qui resterait alentour de son lit, traînant des pieds, s’y asseyant parfois avec un soupir, résistant à l'envie de se recoucher de peur de ne plus jamais pouvoir se remettre debout. Alors la blancheur crue des phares, la charpie rougeoyante des feux de position sous un ciel tellement bas qu’on  on ne le voit pas”.

Le triste constat du commandant Jourdan sur le monde, qui est aussi celui de l’auteur ; un passage à lire et à méditer :
“Dans la voiture, il allume la radio et laisse s’écouler les nouvelles du monde. Le président français n'accepte pas qu'on parle de violences policières. L'Américain, lui, ne voit rien à redire au meurtre d'un homme noir désarmé, a abattu de cinq  balles dans le dos. Le Turc emprisonne une écrivaine, fait arrêter ses opposants. La bande de Gaza a été bombardée par l'aviation israélienne en réponse à des tirs de roquettes artisanales, quatre morts. Grèves dans les hôpitaux, manifestations massives. La ministre promet que des discussions vont s'ouvrir. Jourdan éteint. (...) Il se demande comment tout cela tient encore debout, tous ces réseaux, cette énergie, cet assemblage complexe, tant cela lui semble relever d'un château de cartes auquel on en rajoute sans cesse une autre puis une autre en pariant sur la stabilité de l'ensemble. Il est persuadé, Jourdan, que ça va se casser la gueule, que les lumières s'éteindront, que les images saturant les écrans, les voix surgies du lointain n'arriveront plus nulle part, perdues dans d’infranchissables distances comme ces oueds absorbés par le désert. Il ne sait pas quand ni comment mais il est sûr que ça se produira, chaos climatique, incendies géants, épidémies, les conjugaisons du pire sont déjà imprimées, leurs règles implacables connues de tous, au futur exclusivement. Temps barbares vers quoi on apprend encore des enfants à marcher”.
Aïe, aïe, aïe...