Miguel Bonnefoy est un très jeune écrivain franco-vénézuélien né en France, d’un père chilien et d’une mère vénézuélienne. Professeur de français à l’Alliance française, hyper doué pour l’écriture, il est également très modeste. Son dernier roman, L’inventeur, est sorti lors de la rentrée littéraire d’août 2022. Il y rend hommage à son père, Michel Bonnefoy, résistant au régime de Pinochet, torturé, emprisonné puis exilé en France. Ce roman m’attend dans une PAL, avec son premier, Le Voyage d’Octavio (finaliste du Prix Goncourt du Premier roman 2015 et largement primé par ailleurs), et son troisième, Héritage. Bizarre alors d’avoir commencé par Sucre noir quand j’aime connaître les auteurs si possible dès leur premier roman l Je vais rattraper ça car la lecture de Sucre noir m’a littéralement emballée.
L’histoire s’ouvre sur un morceau de bravoure : le naufrage d’un bateau de pirate et de tout ce qu’il contient, en pleine forêt ! Cette scène d’ouverture pour le moins haute en couleur m’a immédiatement fait penser au film Fitzcarraldo de Werner Herzog avec l’halluciné-hallucinant Klaus Kinski. Même si les deux histoires n’ont rien à voir l’une avec l’autre, l’image du bateau échoué dans des arbres m’a sauté aux yeux.
Durant une quinzaine de pages, Miguel Bonnefoy se paie le luxe de nous “immerger” en pleine forêt et en pleine histoire de pirates avec des canons, des esclaves, des jambes de bois… Un commandant moribond devenu fou couché et attaché sur son trésor, produit de ses pillages, une mutinerie chaotique, forcément. Manque le cannibalisme mais nous ne sommes pas (ou plus) en mer.
Je suis retournée en enfance le temps d’un chapitre, aux côtés de Barbe Noire et de Long Silver réunis, brrr ! Il est vrai que les pirates ont fourmillé dans les Caraïbes des siècles durant et que nombre d’entre eux sont devenus légendaires.
Comment le bateau a-t-il échoué dans la forêt ? S’est-il transformé en épave enfouie sous les arbres les lianes à l’intérieur et à l’extérieur ? Les marins restants n’auront pas le temps de le comprendre. Mais la question, la vraie, du roman est celle-ci : qu’est devenu le trésor du commandant, le célèbre pirate Henry Morgan ?
Et le reste est à l’avenant.
Dix-sept pages et trois siècles plus tard, il n’y a pas eu de chasse au trésor, même si un homme est passé pour en parler. Un petit village s’est installé à l’endroit du naufrage ; d’abord des tribus itinérantes puis des populations finirent par s’y sédentariser. Trois types d’habitations furent érigés, pendants des conditions sociales de leurs habitants : des cases, des fermes modestes et des maisons coloniales pour les riches planteurs. A cette époque, les villageois furent plus préoccupés de survivre grâce à ce qu’ils plantaient, échangeaient, vendaient, que de chercher un trésor supposément disparu.
C’est une des fermes modestes qu’achètent à bas prix Ezequiel et Candelaria Otero. Ils s’y installent avec leur fille Serena, enfant rebelle, solitaire, essentiellement éprise de botanique qui passe ses journées à chercher des fleurs et des racines et à les dessiner. Ezequiel est un homme simple et bon ; il fait prospérer la ferme et les plantations de cannes à sucre et la vie suit son cours.
Jusqu’au jour où arrive Severo Bracamonte qui propose ses services à Ezequiel pour tailler la canne à sucre. L’homme plaît d’emblée au fermier à qui il dit être venu pour tenter de trouver le trésor d’Henry Morgan. Amusé, Ezequiel accepte de le loger dans une cabane de l’arrière-cour contre une part du butin s’il le trouve. Il est si satisfait de Severo Bracamonte qu’il en fait son apprenti. Petit à petit, grâce à Serena, ce dernier comprend que le trésor qu’il cherche n’est peut-être pas constitué d’or et de pierres précieuses.
Trois générations vont se succéder dans la ferme. Mais je n’en dirai pas davantage sur l’histoire, le livre est court mais intense et la fin aussi belle et forte que les personnages, leurs “aventures” et la plume savoureuse de l’auteur ont pu nous le promettre.
L’écriture, d’une grande tenue, est tout bonnement majestueuse. Bien que les dialogues soient peu présents, les phrases coulent sur un rythme envoûtant. Les descriptions de la nature luxuriante sont picturales. C’est un bonheur absolu de lire cette histoire aux accents d’aventure, à la prose quasi classique doublée d’une ardeur passionnée lorsque les cœurs de Serena (et des autres) se mettent à battre.
L’histoire est cependant écrite d’une manière extrêmement concise car trois générations se succèdent dans la ferme agricole et deux cents pages ont suffi à nous raconter leurs vies. J’avoue avoir été bluffée par ce roman à la forme et au fond classiques.
Serena, l’héroïne, m’a fait penser à Emma Bovary, dont elle lit l’histoire dès que les livres font leur apparition dans le village.
Mon regard sur le livre. C’est un coup de cœur inattendu. Le dépaysement, les personnages, la ferme ‘“enchantée”, et des souvenirs de lectures lointaines d’aventures maritimes : R.-L. Stevenson, Pierre Mac Orlan, Daniel Defoe et combien d’autres – qui feraient aujourd’hui encore, j’ose l’espérer, frémir bien des enfants –, mais aussi des films à grand spectacle (Pirates pour ne citer que lui) et de téléfilms. Sans oublier Jules Verne pour une certaine part.
Sucre noir, moins de deux cents pages, est une saga familiale sur trois générations qui consacrent l’essentiel de leur vie à exploiter la ferme achetée par l’ancêtre de la famille. J’en ai aimé pratiquement tous les personnages. Principalement celui qui porte l’histoire : Serena. Femme d’un grand charisme à la jeunesse rebelle, perpétuelle insatisfaite qui, “jusqu’au jour de sa mort rêva d’autres horizons”, elle fait tout cependant pour s’adapter à ce qu’elle a, à ce qu’elle doit faire pour sa famille et pour la ferme et aux tâches qui lui incombent. Et surtout à son mari. Un homme qu’elle aime “par défaut” mais dont elle reconnaît la grande valeur humaine, quand lui l’aime d’un amour indéfectible. Serena est (déjà !) une femme qui se veut libre tout en admettant sans forcément le comprendre que la vie a ses propres exigences soumises au destin de chacun, et que rêve ne fait pas toujours bon ménage avec réalité. Une soif de liberté qu’elle transmet à sa fille Eva qui, elle, tentera d’aller bien plus loin, jusqu’au bout de ses ambitions…
Quant aux deux personnages masculins principaux, le père et le mari de Serena, ce sont les hommes dont rêverait toute femme en quête de mari. Simples mais ambitieux, surtout Severo à son arrivée, travailleurs, honnêtes et aimants.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une saga familiale, d’une histoire de chasse au trésor sur plusieurs siècles. Ni même d’un – pourtant – magnifique destin de femmes. Sucre noir, c’est l’histoire d’un lieu : la ferme et les champs de canne à sucre qui l’entourent. La ferme est un “personnage” à part entière qui, comme tel, a sa propre vie et ses propres secrets. Un personnage qui se transforme à mesure que les générations s’y succèdent. Car les membres de cette famille unique l’agrandissent, l’embellissent à leurs goûts, la font évoluer dans le temps jusqu’à en faire une entreprise agricole sucrière et rhumière gigantesque et renommée.
Enfin, dans Sucre noir il est souvent question de trésor(s). L’histoire qui nous est racontée l’apparente également à un conte philosophique qui nous permet de réaliser deux choses : il y a trésor et trésor. Et s’il y a plusieurs formes de trésor (fortune, amour, réussite personnelle), il y a aussi plusieurs manières d’y accéder et le premier trésor cherché n’est pas forcément celui qu’on trouve finalement.
En ce sens, le roman met l’accent sur une sorte de quête perpétuelle que mènent les personnages, Serena en tête, qui souvent les amène à trouver un trésor qu’ils n’auraient jamais pensé à chercher.
Alors oui, un coup de cœur. Encore un, je sais. Mais c’est aussi ça la lecture : tomber sur un petit trésor littéraire bien caché dans une PAL.
QUELQUES MOTS BEAUX
Un bateau dans les arbres :
“La forêt se couvrit de marchandises, de soieries et de tableaux pillés. Une voile se détacha, coiffant les têtes des arbres au loin. Des chapeaux à plumes, des bas de velours, des culottes de dames pendaient aux branches. On largua aussi des morceaux du navire, les huniers, les avirons, et on monta sur le pont les pipes de vin de Madère pour les boire au plus vite
Les oiseaux serraient entre leur bec des bracelets de cuivre et d’argent, des robes de Marquise flottaient au vent, sur la canopée, et les singes jouaient avec des dentelles, sautant d’arbre en arbre, déchirant le drapeau noir de la flibuste”.
La beauté vue par les yeux de l’amour :
“Quand elle ramassait ses cheveux, il voyait encore l’entêtement de sa jeunesse sur son front. Elle n’avait pas perdu cette fraîcheur, ce teigne de camélia, cet élan du corps, et il continuait de l’aimer sans demander d’être aimé en retour”.
Il y a trésor et trésor, même pour un chercheur de pépites :
“Severo ajouta que la canne à sucre l’avait tellement envoûté qu’elle lui avait appris la sagesse, les rythmes lents de la nature, et les plantations étaient devenues pour lui plus précieuses que tout l’or du monde”.
La quête de l’amour (le plus beau des trésors ?) :
“Elle souhaitait vivre dans un monde sans tonneaux ni bouteilles, où elle serait libre d’aborder les grands classiques, où rien n’entraverait sa quête du bonheur, où elle vaincrait la fuite du temps, où tout serait amour”.