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SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Au loin ⇜ Hernan Diaz

Sorti en mai 2018 chez Delcourt. 334 pages. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Barbaste, titre original : In the Distance. (Premier) roman. Finaliste du Prix Pulitzer 2018 et du Pen/Faulkner Award.


EN DEUX MOTS
L’homme qui marche. Un jeune Suédois en terre d’Amérique, seul, à chercher sa vie durant à pied ou à cheval son frère disparu. Au loin est un western moderne épique, surréaliste et profondément humain, écrit avec beaucoup de sensibilité et de grâce. Surprenant, dépaysant et attachant. Très émouvant.

L’auteur. Hernan Diaz, né en Argentine, d’origine américaine, vit à New York. Après un essai sur Borges publié en 2012, Au loin est son premier roman. Sacrément prometteur.

Les quatre premières lignes révèlent une ambiance glaciale, accrocheuse, déjà. « Le trou, une étoile brisée sur la glace, était la seule interruption sur la plaine blanche qui se fondait dans le ciel blanc. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas un souffle de vie, pas le moindre son. »

LA phrase du livre (page 27) : « Exister était un travail à plein temps ».

L’histoire est racontée par le personnage principal, Hakan, sur un bateau bloqué dans les glaces dans le grand Nord. Hakan, objet de moqueries et quolibets sur le bateau, décide de raconter sa vie. Celle-ci commence pendant la courte mais fiévreuse période de la Ruée vers l’or. Lui et son frère aîné, Linus, sont nés en Suède. Partis de Portsmouth en bateau, ils débarquent à Buenos Aires, pensant être arrivés à New York puisque leur père, fermier ruiné et aux abois, avait payé leurs billets pour cette dernière. Le quai de débarquement est bondé. A peine descendus du bateau, Linus et Hakan sont avalés par la foule, Linus disparaît comme par enchantement, sans qu’ils aient cessé pourtant de parler. D’abord incrédule, dévalisé et totalement désemparé, Hakan est recueilli par une famille de colons attirée par l’or de la Californie avec laquelle il repart en bateau pour débarquer cette fois-ci à San Francisco. Ici, la Ruée vers l’or, pourtant si courte en durée (quatre ans réels) est à son apogée ; les colons affluent de toute l’Europe et d’ailleurs par myriades. Ce sont les premières migrations vers l’Eldorado que représentait déjà l’Amérique.
Haka, à peine adolescent, est juste un enfant qui a « vieilli » avant l’âge. Mais il veut coûte-que-coûte partir à la recherche de Linus, seul repère de sa vie, qu’il croit déjà arrivé à New York. A la descente du bateau, les époux Brennan insistent pour qu’il les accompagne et les assiste dans leur quête. Car Hakan a incroyablement grandi pendant ces mois passés en bateau ; c’est maintenant une sorte de colosse à l’aspect rassurant pour le couple et ses enfants. Il reste un temps avec eux mais finit par repartir seul, sans le moindre argent pour retrouver son frère. Il doit refaire le chemin à l’envers et croiser les flux de migrants, au lieu de les suivre.
S’ensuit un périple sans fin, inouï ; la marche de toute une vie, avec quelques étapes à cheval au gré des rencontres. Sans carte, pour s’orienter juste une boussole offerte par un naturaliste accompagné quelques mois, et avec pour seul but d’atteindre l’est car New York est à l’est et la Californie à l’ouest. Et Linus est à New York. Avec, surtout, la solitude pour seule et unique compagne et, de temps à autre, des rencontres, très belles ou carrément périlleuses, souvent improbables voire baroques.
Un épisode sanglant dont il n’est nullement responsable fait de (et malgré) lui une « légende ». Hakan devient le géant mi-ange-mi démon dont tout le monde parle d’une région à l’autre (les nouvelles vont vite, colportées par les caravanes de pionniers) et que tout le monde rêve de mettre au bout de son fusil, y compris ceux qui ne savent rien de ce qui s’est réellement passé. Ce qui constitue pour lui, avec la recherche de Linus, une seconde raison de marcher. Et de se cacher, voire se terrer pour dormir.
Je ne vous dirai pas comment se termine ce voyage, juste qu’il commence quand Hakan est encore un enfant et se termine alors qu’il est un vieil homme. Ni s’il retrouve son frère, bien sûr. Je vous laisse le plaisir de découvrir tout ça en savourant les pages. Et je doute fort que vous restiez insensible.

Le roman est écrit d’une plume élégante habilement mise en valeur par le traducteur.Une petite chose m’a néanmoins troublée concernant l’écriture, dans les premières pages tout du moins : comme le jeune Hakan ne parle pas anglais à son arrivée en Amérique, il ne comprend forcément pas ce qu’il entend, que ce lui soit adressé ou pas. Mais du coup, nous non plus, Hakan étant nos yeux et nos oreilles. J’ai trouvé ça un peu gênant, d’autant que nous comprenons que les dialogues existent bel et bien. Une gêne provisoire, Hakan apprenant les langues des colons au fil de son voyage. Et du coup, cette légère difficulté s’avère un véritable effet de style qui participe de l’attrait du roman.
Pour le reste l’écriture est forte, d’autant que l’histoire, portée par un personnage presque toujours seul est racontée à son terme sur un autre bateau par l’auteur, à la troisième personne mais avec les mots d’Hakan devenu vieux. Plus fort, encore : plus le personnage avance dans son apprentissage de la langue, plus nous saisissons que le géant rustre qu’il devient est en réalité une personne sensible et d’une vive intelligence à qui il n’a manqué que l’instruction et la compagnie d’humains pour s’exprimer.
De très belles descriptions d’une nature sauvage, austère, d’une aridité qui confine à l’hostile parsèment les pages. Comme dans nombreux « nature writing », la nature n’est pas seulement belle, elle joue un rôle important dans l’histoire, interagit comme un vrai personnage. Les dialogues, rares, en sont d’autant plus savoureux. Et la lecture reste addictive car les situations et les événements changent sans cesse. En tous points, l’écriture est maîtrisée, la traduction, qui n’a pas dû être aisée, sonne juste et s’adapte aux progrès d’Hakan.

Mon avis sur le livre. En voilà un drôle de beau livre ! Un premier roman, qui plus est ! A la fois western livresque, road-movie en solitaire, « nature writing » – désolée pour ces deux anglicismes, trop significatifs pour être traduits –, Au loin est également rempli de réflexions profondes sur la vie.
Le personnage principal, Hakan, a une personnalité forte et attachante. Devenant au fil de l’histoire un héros malgré lui et recherché partout, il est condamné à marcher. J’avoue sans honte qu’il m’a émue, parfois aux larmes, et a forcé mon admiration. Ce géant au grand cœur et à l’esprit « simple » se retrouve, à peine sorti d’une enfance cabossée, seul dans un pays inconnu dont il ne parle pas la langue. Bourré de contradictions, il ne cesse de se remettre en question et de nous étonner. Pas instruit, encore moins cultivé, il est pourtant d’une grande spiritualité et se pose moultes questions sur tout ce qu’il voit, entend, subit, et qu’il n’est naturellement pas en mesure de comprendre vu son mode de (sur)vie. Quand il commence une activité, dans les périodes où il se cache des hommes, afin de s’occuper le corps et l’esprit  il se donne à fond, poursuit ses recherches ou ses actions pendant longtemps ; il finit même par devenir habile dans toutes sortes de domaines, notamment le travail des peaux.

Sa marche (et sa vie) durant, il devra subir la rigueur des saisons (« la tyrannie des éléments »), l’aridité absolue des pays traversés, presque tous désertiques. Et l’hostilité des hommes. San Francisco-New York : trois mille kilomètres à vol d’oiseau. Faits de déserts, de montagnes, de prairies sans fin, de pistes défoncées. De froid et de chaleur tout aussi intenses. Et en solitaire dans quatre-vingt-dix pour cent du temps, avec pour seule nourriture celle chassée, pêchée ou ramassée… Un exploit physique sans commune mesure. Même pour un géant. Hakan finit par devenir une sorte de Robinson sans île ; ou plutôt celui d’une île grande comme un continent. Avec, peut-être en lui, un zeste de Don Quichotte pour tous les vains combats qu’il doit mener seul ou avec un cheval (le cas échéant). Les trois mille kilomètres qui séparent San Francisco de New York, il les a parcourus en tous sens sans jamais savoir s’il était à l’est ou à l’ouest, revenant souvent sur ses pas sans le vouloir, au point qu’il se demande parfois s’il n’a pas fait le tour du monde !

Même s’il finit par s’habituer à la solitude forcée et à l’obligation de se cacher et de marcher, son moral en prend un coup. De confrontations sordides et violentes, période oblige, en belles rencontres menant à l’amitié et/ou à l’admiration, à l’amour même, il connaît quelques périodes en compagnie des hommes. Certaines le diminuent physiquement ou spirituellement, mais toutes sont éphémères et finissent par le renvoyer inéluctablement à sa grande solitude d’abord, puis à un désenchantement, un détachement qui se transforment en désespoir de plus en plus profond. Certains passages, d’une grande intensité, sont difficiles à lire sans une boîte de mouchoirs à portée de main.
Hakan vit et marche seul. Le roman est avant tout l’histoire d’une solitude immense. Hakan est si seul qu’il croit parfois devenir fou et en arrive à redouter (et donc fuir) la compagnie des hommes, même si elle n’est pas forcément hostile. Ou à souhaiter mourir, par peur d’être « effacé ». Rarement la solitude (et ses retentissements pervers sur celui qui la subit) aura été traitée de manière aussi juste et fouillée. La solitude ne se réduit pas au fait d’être seul ; elle engendre, entre autres désagréments, un silence total et permanent qui transforme les bruits naturels en dangers potentiels, elle fait perdre la notion du temps et éteint le désir de vivre et de communiquer…

Il y a peu de place pour les sentiments dans cette longue marche solitaire, alors quand ils sont là, ils sont d’une intensité folle et font chaud au cœur. En particulier celui de l’amitié, qui m’a forcément fait penser à la rencontre de Montaigne et La Boétie et à ces paroles de Montaigne pour la synthétiser : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Qui, ici, prononcés par Asa, sont les mêmes : « Parce que quand je t’ai vu, j’ai su ». Les quelques belles rencontres qu’il fait sont intenses et très « lacrymogènes » et les personnages bien souvent hors normes : une patronne décadente de bordel, un naturaliste exalté, des fous qui se disent soldats de Dieu, une longue cohorte de chercheurs d’or… et Asa, son ami.

Parallèlement aux mésaventures d’Hakan, nous découvrons avec intérêt l’arrivée des premiers colons de la Ruée vers l’or et les prémices difficiles, parfois violents, de leur installation précaire après un voyage aussi long qu’harassant. Les premières « villes », conglomérats de cases en bois le long d’une route défoncée et boueuse menant nulle part, les premiers saloons, les premiers bordels, la fièvre des colons et les bagarres. La vanité de certains et l’espoir d’une vie meilleure pour d’autres.
Toutes ces péripéties nous sont tantôt décrites par le menu quand Hakan les voit, tantôt juste survolées quand il en entend parler, toujours de manière visuelle et intéressante pour le lecteur qui pourrait se croire davantage dans un épisode de « Deadwood », excellente série de la chaîne HBO qui se déroule dans une rue de ce genre, plutôt que dans un film hollywoodien avec un duel au soleil John Wayne contre Clint Eastwood, entre la banque et le saloon. Cette vision, a contrario du western de nos parents ou de nos grands-parents, est certainement plus proche de la réalité. Le cinéma hollywoodien a gommé l’aspect sordide de cette période pour exalter l’ardeur, la beauté et le courage de ses héros, la nature grandiose (Grand Canyon, Death Valley ou Colorado Springs) tout en faisant des Indiens un peuple de sauvages sanguinaires. Ce sont les tout débuts du rêve américain et le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils ne sont pas glorieux.

Je dirai pour finir que j’ai beaucoup apprécié ce premier roman inclassable qui revisite le western livresque et lui donne une dimension épique. Cette longue marche aux côtés d’Hakan, si elle ne m’a pas physiquement fatiguée, m’a fait découvrir les territoires du continent américain tout en beauté et en hostilité et m’a beaucoup donné à réfléchir sur la solitude, sur la cupidité de certains hommes (ici liée à l’or et à l’espoir qu’il sous-tend) et à la bonté naturelle et sans faille de certains autres. Avec un seul personnage, Hernan Diaz a bâti une histoire d’une intensité dramatique constante rare.
Cerise sur le gâteau, en tout cas pour moi : Hakan est surpris par les Indiens : l’organisation de leur vie fondée sur ce que leur offre la nature et leur immense respect pour elle, leur propreté sur eux, mais aussi leurs connaissances en « médecine » et chirurgie, basées sur les plantes, pour l’anesthésie et la cicatrisation, la stérilisation par eau bouillante notamment… Ce qui fait dire à Hakan : « Nos savants si instruits, dans nos belles facultés en marbre, ont échoué à comprendre ce que cet homme, par sa seule sagesse, a déduit de l’observation de la nature. Il a compris que l’ébullition peut étouffer dans l’œuf la putréfaction qui ronge une blessure, et éradiquer les germes de l’infection dans une plaie ouverte ».
Nul doute que ce roman pétri d’humanité, d’une grande profondeur et qui sort des sentiers battus de la randonnée sera, comme il l’a été pour moi, un coup de cœur garanti pour le lecteur qui aime sortir de ceux de la littérature. C’est bien ça, la littérature : un éternel étonnement, un émerveillement renouvelé à chaque lecture… Les auteurs de premiers romans n’ont pas fini de nous étonner…

LA PREUVE PAR LES MOTS

« Le désert écrasé de chaleur vibrait sur la vitre. Le soleil se couchait avec discrétion et, subrepticement, un clair de lune poussif se substituait au halo de ses derniers feux ».

« Il comprit que jusque-là, dans son esprit, ces vastes territoires étaient inhabités – sauf dans le court laps de temps où des voyageurs les traversaient, après quoi la désolation se refermait sur eux comme l’océan sur le sillage d’un navire. Il comprit aussi que ces voyageurs, lui y compris, étaient des intrus ».

Et plus loin, il semble que la nature ait repris le dessus sur l’homme, jusqu’à en devenir hostile : « Ce n’était pas la première fois que Hakan traversait des plaines vierges, mais cette fois, quelque chose n’était pas à sa place. Lui. Sa présence dans ce paysage était incongrue. Quand, pour la dernière fois, ces prairies avaient-elles existé dans une conscience humaine ? Il avait la sensation qu’elles observaient ses moindres faits et gestes et, comme si elles prenaient acte de cette rencontre et fouillaient dans leur mémoire pour y trouver souvenir d’un regard qui les aurait scrutées de cette façon ».
… « La végétation se clairsema. Il ne restait par endroits que des touffes d’herbes dures et tranchantes comme des rasoirs ; les arbustes se hérissèrent de piquants hostiles ; une faune à écailles surpassa bientôt en nombre celle à fourrure. Un désert rouge était en train de prendre le pas sur le désert brun. Et plus Hakan avançait, plus le paysage se parait de traits familiers : cette poussière cramoisie qui se violaçait à l’approche de l’horizon déchiqueté, cette chaleur qui dégringolait de ce trou blanc dans le firmament, cette indifférence générale à l’égard de la vie… ». 

Ailleurs dans les pages et le voyage : « Jamais Hakan n’avait contemplé de désolation à si grande échelle. Comparés à ce paysage, les déserts qu’il avait traversés jusque-là semblaient vivants. Nus, rides, infinis, certes, mais ils avaient été créés ainsi, et peut-être que ce manque de tout n’était que le premier stade d’un long processus vers un futur luxuriant. Il s’agissait de territoires vierges, mais pleins de promesses. Les canyons, eux, n’avaient plus rien à offrir ni à espérer. Une force puissante avait bien tenté de faire quelque chose : elle avait soulevé le sol et l’avait rompu comme on rompt une miche, elle avait déversé de l’eau dans les ravines, elle avait même dispersé ces ravines et le lit des courants de telle sorte qu’ils dessinent des motifs agréables à l’œil. Et puis, pour une raison inconnue, elle s’était désistée. Les rivières s’étaient asséchées. La terre avait durci, puis jauni, puis rougi. Et il ne restait plus qu’un désespoir majestueux ».

Sur la fulgurance, le réconfort de l’amitié, sentiment au moins aussi fort que l’amour :
« La boule dans sa gorge se remit à grossir. La douleur se réveilla. Il toussa et eut la sensation que ses poumons allaient jaillir de l’entaille dans son bras. Mais la souffrance libéra les larmes.
– Laisse-moi te redresser, dit Asa en lui soutenant les reins pour glisser une couverture pliée derrière son dos.
– Je suis fatigué, gémit Hakan à mi-voix, les traits déformés par les larmes.
Asa le maintint avec plus de fermeté.
– Je suis fatigué.
Hakan appuya la tête sur l’épaule d’Asa, et se mit à sangloter.
– Si fatigué.
Asa referma son autre bras autour du torse de Hakan. C’était la première fois que quelqu’un le prenait dans ses bras. De temps à autre, ils échangeaient un regard et Asa lui décochait un sourire fugace. Personne n’avait jamais souri à Hakan comme ça, sans raison. Mais c’était agréable et, à la longue, il apprit lui aussi à sourire en retour. Chaque soir, à l’heure du bivouac, tandis qu’ils allumaient le feu et préparaient leur repas, la présence d’Asa lui faisait presque l’effet d’un miracle
– quelqu’un le voyait, il existait dans un autre cerveau que le sien, une autre conscience – et cette présence affectait également les plaines. Désormais, elles n’étaient plus cette immensité oppressante dont l’existence, pendant si longtemps, n’avait été confiée qu’au seul regard de Hakan ».

Enfin, sur LE sujet du roman, la solitude je ne mettrai pas d’extrait choisi pour la bonne et simple raison que c’est impossible. Elle est partout, dans chaque chapitre, dans chaque retournement de situation, elle va et elle vient, elle transpire des pages, elle est infinie. Et Hakan tourne en rond et en elle.

Une pépite littéraire à savourer pleinement.

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