Premier roman oblige, peu de choses à grappiller sur Sarah St Vincent. Je me contenterai donc de recopier ce qui figure sur la jaquette de l’éditeur : “Originaire de Pennsylvanie, Sarah St Vincent est avocate, spécialiste des droits de l’homme, et s’est investie notamment auprès des victimes de violences domestiques. Elle travaille aujourd’hui pour l’organisation Human Rights Watch.
L’histoire se déroule pendant l’hiver 2007 à Centerville, dans un endroit perdu mais grandiose, le parc naturel des Blue Ridge Mountains. Une vallée coincée entre des montagnes et des arbres hauts et blancs de neige, la “carcasse” de l’ancienne fonderie en bas de la colline et quelque part, peu visibles d’en bas, les ruines d’un ancien camp de prisonniers transformé en camp de scouts avant d’être définitivement abandonné. La ville la plus proche, Carlisle (pourvue d’un vrai supermarché), est à une quinzaine de kilomètres.
Dans ce décor de carte postale, un modeste snack-bar, tenu par une jeune femme, Kathleen. Tout en longueur, le bâtiment est flanqué d’un porche et d’une petite aire de pique-nique. En cette période de grand froid, le snack, ouvert tous les jours sauf le dimanche, est fréquenté presque exclusivement par des chasseurs et quelques habitués. Un peu plus bas dans la rue se trouve un gîte d’étape de deux étages, tenu par Martin, ami de Kathleen, vide en cette saison.
D’emblée nous savons que le passé de Kathleen a été douloureux et qu’elle est ici pour y échapper. Il est question d’un accident de voiture qui a tué son mari et l’a laissée miraculeusement en vie, le corps en morceaux et réparé toujours douloureux, diminuée en tout, et l’envie de se fondre dans le décor pour échapper aux commentaires et aux rumeurs qui ne manquent jamais de courir les villages si petits, et qu’elle pressent négatifs à son égard.
Elle est en froid glacial avec ses parents et les voit le moins souvent possible, pour une raison que nous connaîtrons plus tard. Son frère Marc, très proche d’elle dans leur jeunesse, est en Afghanistan et ne donne que peu de nouvelles. Kathleen vit chez sa grand-mère, une femme rude, malade de la cigarette, plutôt grincheuse, qui refuse toute contrainte quelle qu’elle soit, notamment celles de sa famille, excepté de Kathleen, qu’elle aime. Elle ne fréquente que sa meilleure amie, Beth, dont le mari est en Irak et qui vit seule avec son petit garçon. La seule à qui elle dit (presque) tout.
Sa “petite” vie actuelle lui convient, elle nous le dit comme voulant s’en convaincre, elle : “Il y avait de nombreux avantages à mener une vie calme, à se suffire à soi-même”.
Mais nous sentons en elle un mal-être enfoui avec, derrière, un sentiment de colère très fort qui domine et qu’elle ne peut exprimer car elle est censée éprouver le contraire : la satisfaction d’avoir survécu. Un malaise qui l’oblige en cas de crise (douleurs trop fortes, faiblesse psychologique ou intellectuelle) à prendre des cachets pour trouver le sommeil, une addiction qu’elle peut arrêter du jour au lendemain.
Un soir, peu avant Noël, alors qu’elle s’apprête à fermer boutique, un homme la surprend en entrant. Il est grand, maigre, maladroit, timide, flottant dans des vêtements trop grands. Et sûrement sans le sou bien qu’il s’exprime avec dignité et semble issu d’une classe sociale aisée. Il parle avec un accent russe, se dit étudiant ouzbek en vacances cherchant un endroit où dormir.
Pour tout ce qui le concerne avant son arrivée à Centerville, c’est le silence absolu. Il s’appelle Daniil mais elle dira toujours “l’étranger” en parlant de lui. Son entrée inattenduee dans le snack oblige Kathleen à se relever un peu trop brusquement, ce qui occasionne une douleur violente à sa hanche reconstruite, qu’elle cherche à dissimuler à son interlocuteur.
Kathleen “installe” l’homme dans le gîte de Martin, absent pour la nuit. Il y restera un jour, deux jours, puis quelques jours encore, et nous comprenons vite qu’il n’a aucun endroit où aller, surtout pas chez lui, en Ouzbékistan. Sa situation réelle reste un mystère pour nous, d’autant qu’il a dit à Martin qu’il était avocat.
Pendant la première partie, Kathleen essaie de lier des relations plus serrées avec “l’étranger” et, de randonnées en parties d’échecs, de conversations timorées en demi-reproches, des liens d’amitié se créent peu à peu entre les deux solitaires, entraînant des confidences difficiles, de la part de Daniil d’abord. Ces bribes de souvenirs dramatiques entraîneront chez Kathleen un retour en arrière sur son propre passé, violent lui aussi, dans un tout autre registre.
Dans les parties II et III, les deux récits se rejoignent, à savoir que Sarah St Vincent les raconte en même temps, par l’intermédiaire de Kathleen qui joint son propre drame révoltant à celui de Daniil, bien plus révoltant encore. Les indices laissés au fil des pages s’éclairent et nous laissent à penser que même avec leur présence nous étions loin, très loin du compte. Ne comptez pas sur moi pour en dire davantage. Les rebondissements ne manquent pas et ceux qui tombent dans la seconde partie sont loin de couvrir tout ce qui s’est passé, la troisième partie étant essentielle.
Écrit à la première personne, Se cacher pour l’hiver est d’une grande beauté stylistique, tant dans les descriptions des montagnes enneigées et des ciels changeants à toute heure du jour, que dans les dialogues maladroits dans lesquels chacun s’exprime avec ses propres mots, sans vouloir froisser l’autre et surtout ne pas trop en dire sur soi.
Sarah St Vincent est extrêmement intéressée par les mots, mais pas seulement par leur sens : par leur musique et leur apparence également. Kathleen nous dit sur “l’étranger” :
“Il avait un accent étranger ; ses mots, arrondis et hésitants, roulaient comme des billes”.
La construction est habile, qui entretient le suspense jusqu’aux toutes dernières pages grâce à l’enchevêtrement de flashbacks et de passages relatés au présent. La vérité, toute la vérité est dans la dernière partie. Et elle vaut son pesant de… noir éclaboussé de blanc. Pour preuve, une fois n’est pas coutume, je reporte ici les deux dernières lignes du roman. On parle toujours de l’importance des premières lignes d’un roman, qui doivent être aguichantes pour retenir le lecteur. Mais les dernières sont toujours oubliées alors qu’elles closent l’histoire ou les histoires. Ces deux dernières lignes, les voici, sans rien dévoiler de trop :
« Le soleil nous parvenait à travers les arbres, comme toujours, clarté entrecoupée de ténèbres, ténèbres entrecoupées de clarté ».
Un regard sur le livre. Se cacher pour l’hiver est un roman surprenant à plus d’un titre. Pas facile, difficile, même, à chroniquer par peur de trop en dire. Et les indices qui nous amènent très vite à nous poser des questions essentielles sur les deux personnages ne font qu’élargir le mystère. Les personnages sont-ils ce qu’ils semblent être, ce qu’ils veulent que nous pensions qu’ils sont ?… Qu’ont-ils, chacun, de si grave à cacher ?
Bien que séduite, embarquée par le début de l’histoire, par ses personnages, la magnificence de son cadre naturel et l’écriture sans faille, j’ai hésité à continuer dès que les choses se sont “corsées” et que le passé respectif de Kathleen et de Daniil a commencé à se dérouler sous nos yeux, l’un entraînant l’autre malgré leur divergence totale, dans toute leur dureté, leur horreur même (le mot n’est pas trop fort) devant nous, lecteurs ébahis, le décalage entre ce passé sombre des deux protagonistes et leurs relations apaisées du présent s’est accentué.
Mais Kathleen et “l’étranger” dans une moindre mesure m’ont retenue. Je n’ai pas pu les abandonner sans connaître la fin de leur passé et le début de leur futur présent. Et ma lecture s’est transformée en coup de cœur et étonnement que ce roman ait été aussi peu chroniqué dans les médias. Certes les deux thèmes “cachés” par le secret sont terribles, ignobles, terrifiants, et j’ai mis mes yeux en mode “Lecture diagonale” quand cela dépassait ma capacité d’absorption du mal – un mode que j’utilise bien souvent, amatrice de romans noirs, et que je vous conseille quand le fond de l’histoire vaut la lecture, auquel peut même se substituer le mode “Lecture les yeux clos”, plus efficace encore. J’aimais les protagonistes et je voulais savoir ce qu’ils avaient à cacher, à défaut de pouvoir l’oublier.
Une grande émotion, et une certaine “douceur” en dépit la gravité des faits relatés m’ont envahie à la lecture, émanant surtout du personnage de Kathleen. Sensible et intelligente, douce et réfléchie, éprise de justice, elle se pose à elle-même les questions que nous nous posons.
Mais pour ce qui concerne sa vie antérieure, elle est dans un déni presque absolu. Son mariage qui s’est terminé par la mort de son mari Amos, elle préfère ne plus y penser. Et ne pas voir les choses telles qu’elle les a en mémoire pour mieux les écarter. Même sa douleur physique, constante si longtemps après, lui fait honte et elle se défend d’avoir mal devant qui le remarque.
Ce qui est intéressant chez eux deux, outre le respect qu’ils ont l’un pour l’autre, c’est leur capacité à se remettre en question, à chercher en eux ce qu’ils savent pour le faire remonter à la surface tout en écoutant l’autre faire son propre récit. Ils s’aident sans le savoir.
Il y a beaucoup de justesse dans ce roman. La solitude, et l’isolement qu’elle engendre, à laquelle nous contraint un drame personnel, d’abord malgré nous par honte et refus d’en parler même si l’on est victime, puis par peur de remuer un passé douloureux.
Les deux personnages principaux portent le même fardeau même si ce qu’ils ont vécu est totalement différent.
D’autres personnages, ceux que l’on dit “secondaires”, m’ont également séduite car ils vont au fond des choses : Martin, ami fidèle de Kathleen et protecteur de Daniil, Beth, l’amie sans faille de l’héroïne, à la fois discrète et humainement intéressée par tout ce qui la concerne, ainsi que sa grand-mère, qui nous fait sourire et pleurer.
Ce roman est par ailleurs un bel hommage aux livres et aux mots qu’ils contiennent. Tous deux aiment lire. Kathleen a toujours un livre avec elle. Et, fait du hasard, celui qui “fait bien les choses”, elle cogite sur celui qu’elle en train de lire, Crime et châtiment de Dostoïevski, que Daniil a lu lui aussi ; ce qui leur permet d’en discuter longuement, magie du partage qu’est la lecture. La lecture (et la bibliothèque) est une échappatoire pour Kathleen qui trouve dans les histoires un réconfort, un refuge même, ainsi que des sujets de réflexion intense.
C’est un premier roman. L’autrice y sonde l’âme humaine dans ce qu’elle a de meilleur et de pire, la dualité bonté-cruauté, les apparences et la réalité enfouie impensable. Par la voix et les questions-réflexions tourmentées de son héroïne, Se cacher pour l’hiver nous donne à réfléchir à des choses très profondes. Dures, très dures certes mais tristement réalistes. Parmi celles-ci, la possibilité de la résilience et d’un pardon possible. Qui sait, le second est peut-être déjà écrit (et sorti) aux Etats-Unis. Vite, la traduction en français !
Pour finir, je redirai que Se cacher pour l’hiver m’a été conseillé par Miléna (chaîne MilenaLit sur Youtube). Elle m’avait alléchée avec cette seule phrase :
« Des personnages qui cachent de lourds passés qu’on découvrira dans des révélations finales qui ne laissent pas insensibles ». Et me disant qu’il avait été un coup de cœur pour elle.
DEUX-TROIS COURTS PASSAGES RELEVES DANS LES PAGES,
dans la bouche de Kathleen
Sur la nature insensible :
“Les beaux endroits, c’est comme partout ailleurs. On y souffre quand même”.
Une prémonition manquée par Kathleen, et par le lecteur :
“Je n’aurais pas pu me douter alors qu’un immense bouleversement me guettait, que l’arrivée de l’étranger étendait déjà ses vrilles dans le futur pour modifier tout ce que le croyais connaître, telles des fissures se propageant dans une vitre avant qu’elle n’éclate en morceaux, nous dévoilant soudain une vérité que nous ne nous étions jamais attendus à voir”.
Une vérité universelle et intemporelle :
“La vie était la même partout. Certains naissaient dans un univers différent de celui du commun des mortels, et ils ne le quittaient jamais, voletant tels des anges dans les cieux, leurs pieds effleurant à peine notre bas monde. Nous pouvions lever la tête vers eux mais jamais les toucher”.
Sur le déni, l’incertitude :
“Je ne suis pas faite pour ça. Chaque fois que j’essaie de comprendre, chaque fois que je suis sûre de moi, tout se dérobe. Qu’on me dise quoi faire. Si seulement on me disait quoi faire”.
2 réponses
J’ai littéralement dévoré ce roman à l’atmosphère si particulière. Sarah St Vincent possède un indéniable talent, celui de prendre le temps d’installer son récit et d’instiller une montée progressive en tension, jusqu’à la terrible révélation. J’ai particulièrement aimé la façon dont l’auteure fait de la nature un élément omniprésent du roman, presque un personnage, et bien sûr la finesse avec laquelle la psychologie et le passé de Kathleen nous sont dévoilés.
Merci Janette pour ce commentaire si juste. Si j’étais moins bavarde, j’aurais pu en faire mon En deux mots…