Sorti en janvier 2015 chez Notabilia. 196 pages. Roman.
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En deux mots
Habile parallèle à deux voix décalées de près de quatre siècles. En 1639, Georges de la Tour réalisant son tableau Saint Sébastien soigné par Irène. En 2014, découvrant ce tableau au Musée des Beaux-Arts de Rouen, une visiteuse se souvient de son histoire d’amour malheureuse. Entre les deux résonne une prose lumineuse, un clair-obscur majestueux.
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L’auteure. Gaëlle Josse est née en France en 1960. Elle fait des études de droit, de journalisme et de psychologie avant d’organiser des ateliers d’écriture pour adultes et adolescents. Elle vit en région parisienne. Les heures silencieuses est son premier roman, publié en 2011. Suivront Nos vies désaccordées (2012), Noces de neige (2013) et Le dernier gardien d’Ellis Island (2014), qui a connu un grand succès.
L’histoire. De nos jours, au Musée des Beaux-Arts de Rouen, une femme tombe en pâmoison devant un tableau de Georges de la Tour, Saint Sébastien soigné par Irène. Ce tableau, tout en clair-obscur, lui rappelle une histoire d’amour qu’elle a vécue quelques années auparavant et qui s’est mal terminée. En parallèle, près de quatre siècles plus tôt, en Lorraine, George de la Tour s’apprête à peindre son Saint Sébastien, aidé d’un de ses fils, Etienne, et d’un jeune apprenti, Laurent, orphelin qu’il a recueilli. Sa propre fille, Claude, lui sert de modèle pour Irène. C’est l’expression de son visage qui émeut au plus haut point la visiteuse du musée.
Les deux histoires se déroulent en alternance, un chapitre où la narratrice est la femme (dont nous ne connaîtrons pas le nom), l’autre raconté en partie par le peintre lui-même et en partie par Laurent avec, pour ce dernier narrateur, un passage à l’italique pour plus de clarté.
La partie qui concerne la création picturale se situe dans le contexte historique (particulièrement bien rendu) de la guerre de Trente Ans avec une description récurrente des batailles, des exactions commises par les pilleurs et les soldats, de la famine et, surtout des épidémies dont la terrible peste qui a ravagé toute la famille de Laurent sauf lui. C’est Georges de la Tour évoque les désastres de la guerre et utilise des mots durs pour exprimer son incompréhension et condamner les hommes qui la font.
La partie actuelle suit l’évolution de la peinture et le transport du tableau jusqu’à Paris, effectuant des analogies et des équivalences quand c’est possible entre les deux histoires. Comme page 21, une analogie entre l’oubli et : La capacité d’oublier est peut-être le cadeau le plus précieux que les dieux ont fait aux hommes. C’est l’oubli qui nous sauve, sans quoi la vie n’est pas supportable. Nous avons besoin d’avance en pensant que le meilleur est toujours à venir. Comment accepter sinon de vivre, sidérés, transis, douloureux, percés de flèches comme cet homme qu’une femme aimante tente de soigner ?
[one_half]Le style. Gaëlle Josse est entrée dans le monde littéraire par la poésie. Le rappeler semble inutile quand on a sa belle prose sous les yeux. Des phrases courtes, légères, balancées mais sans heurts pour décrire le tableau et raconter l’histoire d’amour. Des mots doux toujours (sauf pour nous parler de la guerre), choisis, ajustés. Lorsqu’il est question du tableau, on dirait presque que les mots sont brodés sur la toile comme pour, eux aussi, en faire partie. De la poésie romancée à toutes les pages. Comment ne pas être sous le charme…
Ici, en outre, la construction du livre est maîtrisée de bout en bout en dépit de la difficulté de faire intervenir trois narrateurs. Les deux histoires évoluent et même temps et avec presque quatre cents ans d’écart. La présence du tableau au centre temporel de l’histoire permet de faire un lien continu entre les deux époques et de donner une épaisseur commune aux deux parties du récit. Belle réussite stylistique.[/one_half][one_half_last]Le tableau. Clair-obscur lumineux, la peinture se présente sur un fond sombre. Saint Sébastien, «vêtu» d’un simple tissu sur les hanches, se présente assis avec une flèche lui traversant la cuisse, seule partie de lui éclairée. Devant lui, Irène, le visage (d’une grande beauté respirant la bonté) et la main droite (celle qui tente de retirer la flèche) éclairés. Le reste de la scène est dans une obscurité plus ou moins forte, y compris un troisième personnage, féminin, qui assiste Irène. Pour éclairer ce qui doit l’être, une grosse lampe. Ce que l’on voit semble arraché à l’obscurité par sa lumière. L’effet de clair-obscur est particulièrement réussi et le jeu des ombres très important. L’impression d’ensemble dégagée par le tableau, malgré la gravité de son sujet, tient essentiellement au visage de la jeune femme et à ses mains qui soignent le blessé. Avec ce jeu entre la lumière et l’ombre, Georges de la Tour dit vouloir « arrêter le temps », pour que le spectateur se concentre uniquement sur ce qu’il y a à voir dans l’instant, ce qu’il a éclairé.[/one_half_last]
Mon avis sur le livre. Une fois de plus, Gaëlle Josse m’a enchantée avec son style parfait alliant précision, force et délicatesse et sachant s’adapter aux situations et aux personnages.
Côté histoire, j’ai apprécié davantage la partie historique qui sert de cadre à l’exécution du tableau. La guerre de Trente ans –celle-ci est rarement évoquée en littérature– et ses conséquences à court et à long terme sur les populations les plus pauvres. Le travail ardu et durable nécessaire à une équipe pour réaliser un tableau de maître, avec les détails sur la préparation, les couleurs choisies et leur utilisation, la technicité du travail de peinture, les contraintes et la fatigue des modèles, leur choix… toutes choses auxquelles on ne pense pas forcément en admirant une œuvre.
J’ai aimé en particulier l’explication que nous fait le peintre de l’utilisation du clair-obscur, cette lumière que peut s’octroyer l’artiste lui-même en choisissant son éclairage (nature, taille, situation, orientation) et ce qu’il veut éclairer. Alors qu’une lumière naturelle, celle du jour, met toute chose au même niveau d’éclairement, ou presque.
L’histoire récente qui se déroule en parallèle, au musée, m’a nettement moins interpellée même si la narratrice est émouvante. Elle est – malheureusement – bien plus courante et, si elle n’était écrite avec la plume de Gaëlle Josse, pourrait même sembler ordinaire. Mais l’auteure a de l’or dans les mots. Tout comme le peintre maîtrise les couleurs et les nuances pour en faire jaillir la lumière et le silence, Gaëlle Josse maîtrise le verbe et la cadence pour en faire jaillir une prose lumineuse et harmonieuse.
J’ai beaucoup apprécié son approche de la peinture, notamment lorsqu’elle démontre la puissance de l’art pictural qui permet de faire remonter des réminiscences exhumées depuis des lustres. La contemplation d’un tableau permet à la narratrice de revenir en arrière avec tristesse sur un amour oublié. Et d’affronter enfin les zones d’ombre de leur relation. Tout comme le peintre suspend le temps et fait parler l’ombre. Comme le dit Georges de la Tour page 76 :
Je m’aperçois que la nuit, à la lueur d’une simple torche, d’un brasero ou d’une chandelle tout s’apaise. La ferveur du jour s’est tue, notre frénésie ralentit, nos passions s’assagissent. Ne restent que l’essentiel, une main, un geste, un visage. C’est ce que je poursuis en peignant, et rien d’autre désormais. De l’obscurité émerge une étrange vérité, celle de nos cœurs.
Des paroles qui trouveront un écho dans la bouche de la femme du musée qui a cherché dans la nuit et ses jeux d’ombre l’explication du désordre amoureux et décide de s’en servir pour essayer de rebondir enfin dans sa vie.
Pour finir, je dirai qu’il ressort de cette lecture que pour tout travail artistique – ici peinture et écriture mais ce pourrait être musique et sculpture –, la passion de son art est l’unique moteur de l’artiste. Mais il me restera surtout l’écriture hautement poétique de l’auteure, pendant littéraire des dons picturaux du Grand Maître.