Sorj Chalandon est un romancier français auteur d’une dizaine de romans avant celui-ci. Tous à lire ou à relire. Plusieurs ont obtenu un prix littéraire dont le Goncourt des Lycéens 2013 pour Le Quatrième mur. Auparavant, il écrivait surtout en tant que journaliste-reporter, avec des reportages qui lui ont eux aussi valu des prix, notamment le Prix Albert Londres en 1988 pour son celui sur l’Irlande. De 1973 à 2007, il travaille comme journaliste à Libération, d’abord grand reporter puis rédacteur en chef adjoint. Et c’est Le Canard Enchaîné qui profite maintenant de ses chroniques culturelles de haut niveau tant dans le choix que le contenu.
Sorj Chalandon a connu la violence pendant son enfance et ses investigations sur le terrain. Il se déleste de sa rage en écrivant. C’est un homme que beaucoup d’entre nous (des femmes, surtout) aimeraient serrer dans leurs bras pour sa grande bienveillance et la justesse de ses propos et de ses révoltes, d’autant que c’est un homme qui vieillit beau. Et lui octroyer tous les prix littéraires.
Une histoire dure basée sur une histoire vraie. En 1932 à Belle-Ile-en-Mer, la colonie pénitentiaire maritime et agricole, appelée aussi maison de correction, maison de redressement, est en réalité un bagne pour enfants et rien d’autre. Jules Bonneau, adolescent surnommé La Teigne, Camille Loiseau (12 ans, appelé Mademoiselle) et bien d’autres y sont enfermés pour y être “rééduqués”.
Cernée par la mer, l’île (17 km de long sur 9 de large) est une prison en elle-même, qui rend toute évasion impossible.
Selon les dires des dirigeants de la “colonie”, ces enfants, appelés tantôt « les colons » tantôt “les pupilles » (!) et même “les vicieux” par les gardiens, ne peuvent être éduqués, encore moins rééduqués normalement. Alors la rééducation se fait à coups de poing, de brimades perpétuelles, de règlements ridicules, voire ubuesques, à respecter sous peine de punitions violentes et brutales (comme les manœuvres navales sur un bateau figé). La répression plutôt que l’éducation morale et quel que soit leur âge, les coups ne sont jamais bien loin et la violence y compris sexuelle, omniprésente. Rossés mais aussi mal nourris, ils s’évanouissent parfois de faim.
Ce qu’il faut pour les “cogneurs en uniformes”, c’est leur donner une “éducation correctionnelle”, et pour ce faire : “Briser les tout-petits, étrangler les plus grands, les rêves des uns, la colère des autres. Transformer ces gibiers de potence en futurs soldats, puis en hommes, puis en plus rien. Des spectres qui erreront dans la vie comme dans les couloirs d’un bagne, serviles, honteux. Qui iront à l’usine les épaules basses, comme à confesse. Qui jamais ne se révolteront”.
Dans ce lourd climat de violence et de souffrance, l’auteur décrit et nous fait vivre, avec son style merveilleux de conteur, à la première personne, un “je” hautement revendiqué, le quotidien des enfants qui représentent en réalité une main-d’œuvre bon marché pour la France. Pour une domination absolue, les gardiens incitent les enfants et les jeunes à se dénoncer mutuellement même quand ils connaissent parfaitement les responsables des faits.
Alors la règle d’or pour Jules Bonneau, un prénom peu fûté trouvé par les parents malintentionnés : “Ne pas dénoncer !”. Il nous dit : “J’avais cogné, j’avais encaissé, je n’avais pas dénoncé”.
Sorj Chalandon insiste sur l’insensibilité des enfants que plus rien ne touche car ils en ont trop vu et ne pensent qu’à une chose : sauver leur propre peau. Cette notion de moi avant tout, révoltante et triste à pleurer, est comparable à ce que la guerre peut faire et faire faire à ceux qui la pratiquent, y compris aux meilleurs d’entre eux.
Vu par Jules, adolescent, cela sonne très durement :
“Je n’étais ni heureux ni fier. Je ne ressentais rien (…) Les victimes comme Loiseau étaient la monstruosité de ce système. Il était innocent et je déteste les innocents. J’ai plus d’appétit pour le bourreau que pour sa victime. Je déteste les persécutés. Je déteste les yeux baissés. Je déteste les plaintes. Je déteste les dos courbés. Je déteste ceux qui s’en vont mourir les mains vides”.
Et plus loin dans les pages, la définition d’un futur enragé : “Pour survivre ici, il faut être en granit. Pas une plainte, pas une larme, pas un cri et aucun regret. Même lorsque tu as peur, même lorsque tu as faim, même lorsque tu as froid, même au seuil de la nuit cellulaire, lorsque l’obscurité dessine le souvenir de ta mère dans un recoin. Rester droit, sec, nuque raide. N’avoir que des poings au bout de tes bras. Tant pis pour les coups, les punitions, les insultes. S’évader les yeux ouverts et marcher victorieux dans le sang des autres, mon tapis rouge. Toujours préférer le loup à l’agneau”.
Parmi les enfants dont certains sont très jeunes, des petits délinquants et d’autres qui ne sont coupables que d’être orphelins ou abandonnés par leurs parents, comme Jules qui n’a conservé de sa mère qu’un petit morceau de ruban.
En août 1934, les cinquante-six colons, après avoir assisté à une scène particulièrement violente, s’évadent. Tous sans exception. Et tous sont retrouvés, à une exception près : Jules Bonneau. Après avoir été chassés au sens strict du terme car la population de l’île a participé de “bon cœur” et avec zèle : une prime de 20 francs, le prix de quatre pains de trois kilos était versée pour tout colon évadé dénoncé.
La tension va crescendo pour les évadés et notre attention finit par se concentrer sur le seul qui court encore., déclaré noyé à l’époque dans le journal local. La partie qui concerne sa lutte pour la liberté est remplie de suspense avec force rebondissements, dangers, rencontres dont certaines durables et très belles, surprises… D’émotions. Sorj Chalandon est “physiquement” dans la peau de Jules et nous courons tout contre cette seule et unique personne avec une seule idée en tête : Jules arrivera-t-il à survivre et à s’échapper de cette prison sur mer ?
Nonobstant un suspense puissant et constant, l’auteur réussit à donner un tour romanesque à son histoire. Les personnages et leurs relations ne nous laissent pas de marbre, nous ne sommes pas dans une banale course-poursuite mais dans une lutte perpétuelle pour la survie et la liberté. Certains passages se lisent la gorge nouée, d’autres les poings et la mâchoire serrés. D’autres encore, véritables morceaux de bravoure désopilants, nous font sourire, aussi ridicules que surréalistes.
Pourtant, même si le livre s’ouvre sur une effroyable scène de violence suivie d’autres du même acabit, innombrables, de toutes ces horreurs pointe une lueur d’humanité pour éviter de sombrer. Quelques moments de bonheur aussi, très courts, avec un attachement profond pour le jeune Jules Bonneau, épris de justice, et son ami et petit frère de bagne Camille Loiseau.
Et de petits éclats de lumière éparpillés dans l’histoire telle la visite éclairée et éclairante du poète Jacques Prévert, brillamment racontée. Et avec une grande justesse car celui-ci était présent lors de la chasse aux enfants et en a fait un poème.
Le récit est tiré d’une histoire vraie, que Sorj Chalandon, avec ses talents de journaliste investigateur, de fouilleur du passé fort de sa propre expérience, a relatée avec justesse et fureur. Il brosse une série de portraits en noir et blanc de personnages secondaires. Attachants s’ils ont aidé Jules, comme l’infirmière affectueuse, Sophie, ou son compagnon patron pêcheur, Ronan.
Les vrais pourris, eux, le sont jusqu’à la moelle, sadiques et démoniaques pour certains.
Le tout se déroule dans un contexte politique difficile, celui de la montée du fascisme en Europe au début du XXe siècle.
Sorj Chalandon est dans son élément et son dernier roman transpire l’authenticité : enfance brutale, menaces et punitions injustes, il connaît ! Il fait de cette révolte d’enfants-bagnards, de petits galériens innocents la sienne propre et en sort un roman d’une force époustouflante qui fait détester la violence à son plus haut point. C’est beau à pleurer ! L’Enragé est roman à lire, relire, prêter, donner, corner, souligner, surligner, offrir (c’est la saison !) conseiller, recommander. Un coup de cœur ? Pas seulement, un coup de poing enragé !
Merci Monsieur Chalandon de nous bouleverser à ce point avec votre plume lyrique et forte, avec vos personnages malmenés pour ne pas dire martyrisés et votre rage contre la violence faite aux plus faibles en tous lieux et en tous temps. Vous qui dites en interview : « Si je n’avais pas été battu, je n’aurais pas pu écrire cette histoire-là » , merci de nous faire réaliser, d’une manière empathique avec vos si jeunes colons, que les adultes frappés pendant l’enfance sont nombreux et nombreuses et qu’ils doivent lutter sans cesse pour ne pas se laisser envahir par la rage seule ou par le besoin irrépressible de reproduire à l’âge adulte ce qu’ils ont vécu enfants. Merci de prendre la parole en écrivant pour elles et eux, à leur place peut-être et en leur nom. Celles et ceux qui ont été battu(es) et/ou ont vu leur mère se faire battre, cela va souvent de pair. Contre la loi des plus forts, mieux vaut la solidarité qu’un silence perpétuel.
Car oui, il y a bien tout dans les livres, qui sont remplis de mots. Des bribes de nous autres éparpillées dans des milliers de pages lues même si elles racontent d’autres vies que la nôtre… À quand votre prochain opus, Monsieur Chalandon ?
Promis, à une « éventuelle » nouvelle rencontre aux Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, je vous appelle Sorj, je vous tutoie et je vous embrasse en toute « fraternité ».
Une fois n’est pas coutume, cette chronique a été rédigée par deux lectrices : Cunégonde et la Serial Lectrice. Cunégonde pour me sauver la mise et parce que Sorj Chalandon fait partie de ses auteurs fétiches, moi histoire de mettre mon grain de sel. Et parce que Sorj Chalandon fait partie de mes auteurs fétiches. La vraie raison pour laquelle je ne l’ai pas faite seule, pas plus que celle de Profession du père que j’ai pourtant lu trois fois, ni de ses romans ayant pour thème les relations père-fils, c’est que j’ai moi-même été concernée par les faits. Et le suis toujours car je pense moi aussi qu’on ne “guérit” pas plus d’une enfance brisée que d’une maladie incurable, et que celle-ci contient tous les prémices de notre vie.
C’est peut-être une des raisons pour lesquelles je lis des histoires sombres, histoire de relativiser la mienne, d’y voir plus “clair” ; tout en restant très réticente sur le sujet de la maltraitance faite aux enfants et aux femmes (et aux animaux mais ça n’a rien à voir, quoique…). Voilà c’est dit, j’ai pardonné je crois à la mort de mon père mais n’ai rien oublié et continue de le maudire en cas de ressouvenance.
Sorj Chalandon a bien de la chance dans son (terrible) malheur : son talent de journaliste et de romancier est un excellent exutoire grâce auquel il exprime la rage qu’il a toujours en lui en transformant ses poings en mots. Ou l’inverse. Quand un “épisode” romanesque devient nécessaire pour chasser le passé du présent, il se glisse dans la peau d’un personnage battu également lui aussi dans son enfance et sa jeunesse ; son clavier et sa souris frappent un peu plus fort, beaucoup plus vite les touches de son ordinateur. Et la colère se calme. Un peu. Parfois. Pour un temps. Mais il faut du courage pour en parler, encore plus pour l’écrire peut-être, même avec du talent. La résilience automatique, ça n’existe pas. Certaines pages ne se tournent qu’à moitié
Pour les femmes, c’est un peu plus compliqué encore. Si elles ne possèdent, pas plus que les hommes, un don naturel pour l’expression écrite qui leur permet, en racontant les faits avec des mots jetés sur des pages blanches, sinon de s’en libérer, au moins de les partager, elles doivent, en outre, franchir d’abord deux étapes difficiles : s’émanciper du tabou protecteur des horreurs du passé et de la peur de représailles, qui entraînent presque toujours une obligation de silence. Plus facile à dire qu’à oser faire.
La maltraitance enfantine, pourtant si fréquente partout dans le monde aujourd’hui fait partie des secrets de famille, des non-dits, des tabous les plus hermétiques, et des traumatismes qui perdurent, avec des conséquences toujours tragiques car la parole n’est pas libérée, les mots non écrits, en tout cas par les personnes concernées ; car le sujet est récurrent dans la littérature depuis deux siècles au moins mais rarement sous forme autobiographique, encore moins féminine.
A quand un #MeToo pour les enfants battus devenus adultes, qui permettrait au moins de comprendre qu’ils ne sont pas les seul(e)s dans ce cas, que parler vaut mieux que se taire et que la honte d’être battu revient uniquement à celui qui a le “pouvoir” de le faire ?
La Serial Lectrice
QUELQUES MORCEAUX CHOISIS,
EXTRAITS DIFFICILEMENT D’UNE TRANCHE MULTICOLORE
Le moyen que Jules essaie d’utiliser pour se dominer, sa stratégie pour survivre, tuer pour de faux : “Je rêvais de tuer pour ne pas avoir à le faire. Je prenais mon inspiration et m’imaginais passer à l’acte. Les cris, les regards, la peur.”
Le petit Oiseau du livre est un oisillon : “Camille Loiseau était orphelin. Son crime ? Avoir été abandonné par ses parents à l’âge de 12 jours, enveloppé de langes et déposé de nuit devant l’entrée de la cathédrale Saint-Corentin, à Quimper. C’est pour ça qu’il avait été enfermé ici à 12 ans jusqu’à sa majorité. Et qu’il vivait les yeux baissés”. (…) Mais lorsque Loiseau s’est laissé glisser à terre, j’ai vu tomber un moineau du nid. Un oisillon translucide, peau tendre veinée de bleu, avec ses cheveux ras en plumes rares”.
Sur les conditions de “vie” des “pupilles”, toujours :
“Éducation correctionnelle, comme ils disent. Ils veulent nous instruire, nous ramener au bien. Pour nous inculquer le sentiment de l’honneur ils nous redressent à coups de trique et de talons boueux. Ils nous insultent, ils nous maltraitent, ils nous punissent du cachot, une pièce noire, un placard étroit, une tombe. Ils nous menacent le jour et la nuit. Ils nous malaxent, nous brisent, nous pétrissent comme de la pâte”.
Plus loin :
“ L’instituteur nous parlait de morale. C’était quoi, la morale ? Laisser le bouillon à un enfant et garder la viande pour soi ? Que faisait-elle pour moi, la morale ? Et l’instruction civique ? Et le « tu aimeras ton prochain comme toi-même », psalmodié par notre curé, j’en faisais quoi ? Il me déteste, mon prochain. Il m’avait tiré les oreilles lorsque je pêchais le gardon dans le lac. Il avait traité ma mère de femme légère lorsqu’elle était partie. Il avait laissé mon père, ce héros de guerre, s’épuiser à ramasser les pommes de terre de salopards qui s’étaient cachés à l’arrière du front. Voilà, mon prochain. Vous comprenez ça ? Savez-vous ce que c’est d’avoir été abandonné pour un accordéoniste ? De ne garder de sa mère qu’un ruban de soie ridée ? Savez-vous ce que c’est de voler trois œufs en espérant les gober dans un buisson ? Que savez-vous de la faim, Messieurs de la Justice ? Et du froid ? Avez-vous déjà eu des semelles en carton pour masquer le trou de vos chaussures ? Savez-vous la honte d’un pantalon troué ? Savez-vous la douleur des nuits sans parents ?”.
“Personne n’en sait rien. Personne, jamais, ne parlera de cette solitude. De cette misère. De l’immensité d’une nuit sans toit lorsqu’on dort sous le ciel. De la rosée du matin, qui perle sur la veste d’un pauvre enfant”.