SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !
Ultramarins ⇜ Mariette Navarro - Mariette Navarro portrait - BouQuivore.fr

C’est un premier roman mais pas un premier écrit. A quarante ans passés de peu, Mariette Navarro est connue pour ses poèmes en prose (Alors Carcasse, 2011, Les Chemins contraires, 2016) et ses nombreuses pièces de théâtre : Nous les vagues suivi de Célébrations, Prodiges, Les Feux de poitrine, Zone à étendre, Les Hérétiques, Désordres. Une prose poétique et dramaturgique
que j’irai forcément découvrir un jour.

Concernant la forme, l’on peut dire sans s’égarer qu’ici l’écriture prime sur l’histoire, pourtant peu banale. Nous sommes envoûtés dès les premiers mots et le restons jusqu’aux derniers qui ont, peut-être, un certain goût d’inachevé… Les mots résonnent dans les phrases, nous sommes pris par la langue, coulante et poétique, y compris dans les dialogues entre marins, aux paroles à peine populaires. Une poétesse ne peut se cacher derrière ses mots. Ce premier roman donne véritablement envie de lire la poésie qui l’a précédé.
A noter qu’aucun marin n’a de prénom, pas plus que la commandante. Une option romanesque qui en dit long sur le choix (délibéré ou non) de Mariette Navarro d’en faire un livre inclassable : court mais dense, aventureux, mystérieux mais pas seulement…
Certains passages sont d’une beauté fulgurante, en particulier la séquence de nage sous l’eau, morceau de bravoure pour les nageurs et pour les lecteurs qui peuvent s’imaginer danser sans peine immergés avec eux. Je n’en citerai pas une ligne pour vous laisser le plaisir de découvrir cette plongée en apnée aquatique et littéraire.


L’histoire, elle aussi, s’éloigne des standards de la littérature romanesque. Du jamais-lu là aussi. Le lieu où elle se déroule est déjà surprenant : un porte-containers qui fait des allers-retours de Saint-Nazaire aux Antilles. Avec pour commandant, fait assez rare, une commandante, et à son bord vingt marins. Tout rond. Quelques jours après le départ, ces derniers, soutenus par le second, ont une idée saugrenue : aller tous ensemble nager dans les profondeurs à proximité du bateau, autant qu’ils pourront tenir physiquement. Ils demandent en chœur à la commandante et, contre toute attente, elle accepte la faveur d’un « D’accord » murmuré du bout des lèvres, presque malgré elle. La première surprise par la réponse, c’est elle. Mais ce qui est dit est dit.

En un rien de temps, tous les moteurs, les machines, les radars, les compteurs du monstre marin sont débranchés ou mis au point mort. Il ne faut pas qu’on le croie perdu ou en détresse, ou que la commandante soit blâmée voire châtiée. « Ils ont fait, des tonnes de métal, un papillon mort, cloué, magnifique ».
Tout sera remis en fonctionnement au retour de la baignade.
Les marins, totalement nus, s’installent dans le canot orange, la surface de l’eau s’approche.
Cette escapade, immergés dans l’eau mais hors du temps, a un effet revigorant sur les hommes qui commencent leurs ébats en batifolant tels des enfants dans une piscine trop grande.
Puis l’expérience semble créer des liens qui n’existaient pas auparavant, ils se sentent solidaires et responsables les uns des autres. Nous lisons :
« Ils voudraient passer leurs doigts dans les cheveux mouillés d’un marin dont ils ne connaissaient pas le nom, et se prendre dans les bras pour se dire en ce jour qu’ils s’aiment d’un amour vrai, qu’ils s’aiment d’un amour fou, et tant pis pour les amantes laissées au port ».
Ils réalisent pleinement pendant une petite heure que « quelque chose leur a échappé, ils ont perdu le fil de tout ». Qu’entre les morts et les vivants, il y a… les marins et qu’ils sont de ceux-là.

Après le plaisir, après l’ivresse et les vertiges des profondeurs, l’épuisement venant, le retour sur le bateau se profile. Les marins se serrent transis dans le canot et remontent à l’échelle une fois vérifié que personne n’a été oublié dans l’eau.
Surprise ! Après recomptage sur le pont, ils ne sont plus vingt, mais vingt-et-un. Comme les avait comptés et recomptés le second dans le canot.

A partir de là, tout bascule. Sur le cargo, pour les marins, la commandante, le lecteur. L’histoire prend un tournant totalement inattendu. Sonnée, la commandante se contente de dire au second « L’essentiel, c’est qu’on n’ait perdu personne ». Le numéro 21, elle le baptise « surnuméraire » et en parle une seule fois avec son second.
Le cargo, lui, se fait de plus en plus prégnant. Il n’obéit plus aux ordres des marins. Une brume épaisse et compacte vient draper de blanc les contours et flouter les contrastes, isolant le bateau.

Impossible d’en dire plus, il faut le lire pour le croire. La récréation est bel et bien finie, le roman d’aventures maritimes moderne vire au cauchemar pour tout le monde. On est au tiers du livre, l’aventure ne fait que commencer.


Mon regard sur le livre. Je dirai tout d’abord qu’Ultramarins ne s’apparente à aucun genre romanesque (si ce n’est le titre glorieux de « Premier roman » dont j’espère qu’il recevra le prix littéraire éponyme). Certains romans tiennent un peu du récit, de la biographie, du conte, de la bluette, de la fable déguisée, de la tragi-comédie, du roman historique, d’aventures terrestres ou maritimes, du polar noir ou de toutes les couleurs… Du récit, même. Celui-ci est unique en son genre. C’est une claque en pleine figure que l’on prend, dégustant la plume et plissant le front pour tenter de comprendre. Une seule chose est sûre : ce n’est pas une comédie même si l’humour, poétique lui aussi, est présent !

Plusieurs niveaux de compréhension s’offrent à nous. Ah, voilà que je l’ai trouvé le genre du roman : le livre QCM (Questions à choix multiples). Ses quelque cent soixante pages sont d’une richesse rare, Mariette Navarro nous fait tourner en rond avec ses personnages. Et nous laisse imaginer toutes sortes de dénouement.

Première explication : le cargo a fait fausse route et se retrouve dans un « triangle » tristement célèbre ou l’un de ses semblables.
Seconde possibilité : il y a un passager clandestin embarqué, et alors où, quand, comment et pourquoi : mystère…
Troisième hypothèse : la commandante, qui n’en est pas à sa première traversée ­- trois ans rien que sur ce bateau et elle est fille de commandant -­, a perdu la raison. Elle réfléchit beaucoup, c’est vrai, mais pas seulement sur le travail en cours. Ses pensées semblent parfois un rien délirantes à son second (et au lecteur).
Elle considère le cargo comme un être humain dont le gros cœur rouge serait la pompe située en son tréfond, qu’elle va vérifier allongée l’oreille collée au sol de temps à autre. Pis, elle semble faire corps avec lui, s’identifier à lui, le comprendre, ressentir sa fatigue ou son allant.
Quatrième « explication » : le cargo est un bateau-fantôme. Après tout, il n’a pas plus de nom que la commandante et les marins. Existe-t-il dans la réalité ou seulement dans l’imaginaire d’un protagoniste et si oui, laquelle ou lequel ? Y-a-t-il une place pour quelqu’un entre « les vivants et les morts » ?

Je ne crois guère aux fantômes ­- sauf à celui de De Profundis (Emmanuelle Pirotte, 2016, Cherche midi) ­ et à ceux qui hantent, accompagnés de pirates, les bateaux des romans d’aventures maritimes.
Sans doute parce que la terre n’est pas l’eau et que son sol peut supporter les corps humains sans faire de vagues alors que l’univers marin est sans fond.
Le domaine des abysses est également plus fréquenté par la littérature que les mondes souterrains même si la tendance actuelle dans la littérature noire (mais pas seulement) est aux aventures en milieu « spéléo-catacombesque ».
En corollaire : le bateau n’aurait-il pas essuyé la légendaire mauvaise vague qui effraie tant les marins, cette « masse noire haute de plusieurs mètres qui peut remettre en question à elle seule tous les équilibres » ?

Enfin, et pour le seul délire : avons-nous eu affaire à des zombies, des êtres se situant justement entre les vivants et les morts ? Et si oui, quand : depuis l’embarquement, le début la baignade, avant ou après elle ? Gentils, pas gentils ?
L’imaginaire est au pouvoir, celui du lecteur mis à contribution.

Je plaisante, oui. Je remplis. Je pourrais tout aussi bien dire que l’imprimeur a oublié un cahier de pages au moment du montage et que personne ne s’en est rendu compte…
Une chose est sûre : l’intrigue est extrêmement mystérieuse, le vertige nous empoigne fatalement à un moment. La peur aussi au moment le plus crucial. Et ce n’est pas tout à fait le dénouement qui va nous en délivrer…
Je ne peux que vous conseiller ardemment la lecture de ce roman court mais d’une intensité folle et dont la plume, qui vaut à elle seule le coup de cœur, vous fera halluciner. Je pense notamment à l’insomnie que Mariette Navarro évoque comme quelque chose qui nous oblige à « rester à la surface de tous les sommeils ».
C’est enfin une occasion heureuse d’avoir une nouvelle histoire à raconter ou, mieux, à lire, aux enfants, toujours friands de sources de frayeurs et qui pourront la broder à souhait. Les soirées « coin du feu » approchent, la vaisselle attendra bien jusqu’à demain.

Alors, à quoi ça sert de lire ?!
Ici, à partager des ébats improbables en eau profonde avant de frissonner en s’attendant au pire. A changer littéralement d’horizon, tout en restant au chaud. Et à voir que la poésie n’est pas un genre littéraire surfait
. A être SURPRIS.

QUELQUES PAROLES

« Elle a l’impression depuis quelque temps de naviguer sur du velours, d’avoir trouvé dans son métier la fluidité d’une danse parfaitement exécutée. Le cargo, quand elle ferme les yeux, c’est son corps à elle, stable et droit. A en oublier les vagues ».

Sur les doutes et la peur des marins :
« Ce sont d’autres histoires qui leur viennent en tête, une vague de récits, des aventures arrivées à d’autres, en mer, et qu’on se passe d’époque en époque pour frissonner dans les soirées d’orage. Ils ne réussissent pas à écarter d’eux les récits d’Atlantique et d’Atlantide, les triangles inquiétants et les vaisseaux fantômes, tandis que s’accumulent les résultats contradictoires ».

Laisser un commentaire