On ne présente plus Maylis de Kerangal. C’est une des personnalités du monde littéraire français les plus médiatiques. Née à Toulon, elle a vécu sa jeunesse au Havre. Son père était pilote de navire et son grand-père capitaine au long cours, ce qui marque son œuvre, notamment celle-ci. Elle étudie l’histoire, la philosophie et l’ethnologie à Paris. Depuis 2008, elle se consacre à l’écriture. Avec une bonne dizaine de fictions, deux de ses romans sortent du lot pour avoir connu un succès international. En 2010, Naissance d’un pont remporte le prix Médicis. Puis le multiprimé Réparer les vivants (2014), un roman qui remporte plusieurs prix littéraires, et l’a définitivement installée au panthéon littéraire. Jour de ressac est son huitième roman. Il est sur la première liste du prix Goncourt.
L’histoire se déroule dans les pages au cours d’une seule journée, mais elle déploie en réalité un long passé qui commence par la destruction de la ville du Havre en septembre 1945. Le Havre, l’autrice-narratrice y a passé son enfance et son adolescence. Elle la connaît dans ses coins et recoins même si le temps passé depuis sa dernière venue lui a laissé ses propres métamorphoses, puisque :
“Le Havre avait encore des poussées de croissance adolescentes”, nous dit-elle.
La narratrice, anonyme, a une cinquantaine d’années et vit à Paris. Elle est doubleuse de profession, un travail qui lui convient à merveille par son intérêt et par les déplacements qu’il occasionne. Mariée à Blaise, l’homme idéal ou presque, imprimeur offset avec lequel elle forme un couple aimant, aisé et sans problème particulier, elle a tout pour être heureuse. Leur fille Maïa, étudiante rebelle qui manie l’épée comme pas deux, frôle les vingt ans. Un accroc quand même, dans cette petite vie tranquille : l’intelligence artificielle qui menace à moyen terme de remplacer celles et ceux qui prêtent leur voix française aux artistes – stars du cinéma et des séries, écrivaines et écrivains…
Alors, quand un officier de police judiciaire l’appelle pour lui dire que le corps d’un homme a été découvert dans une digue du Havre, endroit concerné par la drogue et ses trafics, qu’il s’agit d’un meurtre et qu’elle est concernée par cette affaire et doit se rendre sur place le lendemain, elle tombe des nues…
Le lendemain matin, elle est présente au rendez-vous après un voyage chargé en souvenirs et en questionnements. Comment cet inconnu peut-il avoir un rapport avec elle qui a quitté la ville depuis plusieurs décennies ?
Elle décide finalement de ne pas rentrer à Paris tout de suite après le rendez-vous. Presque machinalement elle se dirige dans la ville, d’abord vers le lieu où l’on a découvert le corps, puis, happée par ses souvenirs dans les quartiers qu’elle connaît le mieux pour les avoir fréquentés assidûment.
Peu à peu, le roman se détourne de l’enquête policière qui, même si elle reste ouverte devient la toile de fond de l’histoire, pour se tourner vers l’introspection pure. La narratrice déambule dans la ville, oublie tout le reste et chaque endroit qu’elle retrouve fait l’objet de rencontres – connues ou inconnues – et de souvenirs personnels ou rapportés. Comme des poupées russes, les réminiscences intimes et les passages historiques qu’elle n’a pas connus mais lui sont racontés, l’histoire se déverse dans les pages par bribes, souvent mêlée à l’Histoire, lointaine ou contemporaine.
Des bribes de l’enquête reviennent entre deux déambulations mais j’ai eu l’impression que la narratrice n’a pas vraiment envie de savoir si elle connaissait l’homme qui avait son numéro de téléphone dans une poche, voire appréhendait de le savoir. D’autant, nous dit-elle, “qu’a priori aucun homme de mon entourage n’avait été signalé manquant, aucun n’avait disparu ces derniers jours, je l’aurais su sinon, oui, j’aurais reçu un message, on m’aurait appelée, c’est certain”.
L’enquête piétine, personne ne réclame ce corps, c’est un peu comme s’il n’avait jamais existé. Jusqu’à la fin dont je ne vous dirai strictement rien, forcément, si ce n’est qu’elle est inattendue (ou pas ? c’est vous qui verrez)…
Un regard sur le livre. Inutile de préciser que la ville du Havre est quasiment le personnage principal pour la narratrice-autrice qui l’aime et nous en dit :
“J’ai vécu dans cette ville, j’y ai poussé comme une herbe folle jusqu’à atteindre ma taille adulte, ainsi que les dents, les pieds, le cœur et les poumons qui vont avec”.De bar en plage, de plage en cinéma, de cinéma en “champ” de containers, ces “parallélépipèdes en acier” idéaux pour les narcotrafiquants… Maylis de Kerangal nous entraîne là où elle souhaite que nous allions, pas question de la lâcher d’un pas dans ses errements, hypnotisés que nous sommes par la fulgurance de sa plume. La ville défile sous ses pas et sous nos yeux. Le Havre d’aujourd’hui et celui d’avant le 5 septembre 1945, qu’elle appelle “la ville-fantôme”.
“Notre ville est hantée : il y avait une autre ville avant, voilà ce qu’elle nous raconte”. Et cette autre ville, c’est celle qui a été totalement détruite par les bombardements des Alliés pour la “libérer” des Allemands.
J’ai beaucoup aimé ce passage de l’Histoire, l’anéantissement total étant décrit à “merveille” par Maylis de Kerangal qui réussit à dépeindre les bombardements, le feu venu du ciel des jours durant d’une manière cinématographique, extrêmement vivante, à travers le récit d’une survivante :
“La mort est aérienne, elle est indistincte et démoniaque, elle est partout à la fois, elle est disséminée. Le ciel est orange, criblé de flammèches, d’escarbilles, les braises flottent toute la nuit, le phosphore brûle le macadam, il fait fondre les rails de tramway, les traverses de fer, les fumées pénètrent jusqu’au fond des caves ; des centaines de Havrais affolés accourent dans le tunnel Jenner où l’on s’abrite depuis plusieurs jours, la place manque, on finit par y ouvrir une galerie en travaux qu’une bombe vient obstruer, trois cent dix-neuf personnes périssent asphyxiées ; le port et la basse-ville sont détruits, mais l’occupant ne se rend pas : de l’inutilité des bombardements aériens on ne veut rien savoir.”
Et juste après :
“Les ruines étaient les dommages collatéraux de la libération du pays, des victimes du hasard, du destin, des gens qui s’étaient trouvés au mauvais endroit au mauvais moment, et les auteurs des pilonnages étant aussi les libérateurs, ces morts gâchaient quand même un peu la fête, désorchestraient la célébration du pays réunifié, et, prostrés dans un traumatisme collectif, les Havrais n’avaient pas eu franchement le cœur à danser : ils pleuraient leurs morts et s’apprêtaient à vivre les dix années suivantes dans un chantier monumental, relogés dans des baraquements provisoires, les pieds dans la boue.“
(…) On a dit qu’un mois après les bombardements, les décombres du Havre étaient encore chauds”.
Contemporaine, celle-ci – et récurrente en littérature romanesque, la guerre en Ukraine avec la rencontre deux étudiantes de Kharkiv qui se cachent en attendant leurs papiers officiels pour aller en Angleterre, l’Eldorado des temps modernes. C’est tout un pan de la guerre entre la Russie et l’Ukraine avec, là aussi, des bombardements incessants, des vies brisées à jamais et des villes détruites.
Les jeunes filles reviennent au tout début, l’attaque de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. Maylis de Kerangal pointe le curseur sur la répétitivité des guerres, leurs ressemblances avec celle(s) d’avant et sûrement avec celle(s) d’après. La guerre en Ukraine nous rappelle à la fois celle de 39-45 pour la puissance des armements (les drones en bonus) et celle de 14-18 avec ses tranchées boueuses et “ces heures passées à attendre la prochaine déflagration”.
La narratrice conclut en ces termes en regardant sa ville :
“La destruction du Havre se reflétait dans celle des villes allemandes, dans ces descriptions rigoureuses, au cordeau, dans ces errances à travers des zones défigurées et ces petits trafics, ce désespoir, ces bribes de conversations avec des êtres prostrés dans des sous-sols à moitié effondrés mais qui demandent à l’étranger de confirmer que leur ville est bien la plus incendiée, la plus détruite, la plus rasée de toute l’Allemagne, comme une sorte de consolation absurde.”
D’autres thématiques sont évoquées, éparpillées comme les récits de guerres au fil des rencontres de la narratrice. Le piétinement de l’enquête. Et le travail de la narratrice, menacé par l’IA, comme elle se l’entend dire cyniquement :
“On va pas se mentir, vous n’êtes pas mauvaise, non, mais les voix de synthèse simulent de mieux en mieux la parole humaine, le clonage vocal fait parler n’importe qui, dans n’importe quelle langue, avec n’importe quel accent.(…) Les voix se multiplient, elles se dupliquent à l’infini, elles s’affranchissent des corps, c’est comme ça maintenant, c’est la vie”.
Que dire de la plume ? C’est du grand Maylis de Kerangal, avec un je narratif pour personnage principal, des dialogues inclus dans les phrases longues mais fluides et qui ne gênent en rien la lecture grâce à la ponctuation.
Elle est brillantissime, riche en vocabulaire, avec des descriptions à couper le souffle ; et nous surprenant avec, quand il le faut, des passages écrits dans un style familier comme ici :
“Dix-huit heures, et déjà le premier soir ils se mouchaient, geignards, certains d’avoir chopé la crève”.
Je dirai pour finir que pour moi cette lecture agréable a cependant été un peu mitigée par moments. D’abord dérangée par le changement de cap du roman, progressif mais continuel : d’un policier noir classique que je me réjouissais à l’avance de lire avec les mots magiques de Maylis de Kerangal, j’ai vu l’histoire devenir une réflexion sur quantité de sujets, tous très intéressants certes, découlant de sa vie passée et présente ainsi que de celle du Havre. Au milieu de ces pérégrinations mémorielles irréfrénables, la résolution de l’enquête me semble avoir été oubliée par la narratrice qui, pourtant censément concernée par le mort du Havre, se retrouve malgré elle mais avec bonheur pieds et poings liés dans la ville de son enfance. Une ville qui a changé depuis qu’elle l’a quittée et, surtout, une ville (re)construite sur celle que la guerre a détruite, sur ses lieux.
La narratrice ne s’attendait pas à un tel choc émotionnel en la revoyant et ses pas la gouvernent. Sa relation à la ville est devenue intime et prend toute la place dans l’histoire. La fin m’a elle aussi un peu sonnée même à la seconde lecture.
La langue de Maylis de Kerangal est d’une beauté sans nom et l’on ressort toujours grandi de sa lecture. Mais oserais-je dire que c’est presque trop ? Dans un livre policier. Et que l’équilibre entre la beauté de l’écrit et le sens du propos n’est pas toujours respecté chez certains auteurs qui se laissent porter par leur lyrisme. Je ne parle pas de l’abondance du vocabulaire, qui est un atout avec des mots inconnus dont le lecteur peut choisir de chercher ou non la définition. Le fond et la forme, la forme et le fond. il faut les deux dans un roman pour qu’il ravisse son lecteur, avec un équilibre. Aussi éthérée, aussi riche, aussi littéraire soit-elle, si elle n’est pas accompagnée de personnages et d’une intrigue touchants, seule reste une admiration pour la langue. Au détriment de l’émotion, or c’est elle qui entraîne l’empathie. Je n’ai pas été émue par le personnage de la narratrice, qui n’est d’ailleurs pas nommée, sans doute parce que quand elle est dans la peau de celle qui marche dans la ville, elle s’appelle Maylis.
Les personnages qui m’ont touchée n’apparaissent pas souvent dans les pages : le mari de la narratrice, Blaise, et sa fille Maïa . Ainsi que les deux étudiantes ukrainiennes qui, elles, forcent l’émotion et la colère, et l’amie de la narratrice, Virginia, qui les cache et les aide dans leur attente d’un “laissez aller”.
Ces dernières lignes n’engagent que moi, les critiques sont unanimes et dithyrambiques. Nul doute que Jour de ressac ravira les aficionados de Maylis de Kerangal. Nul doute que je vais lire Naissance d’un pont, et nul doute que je crève d’envie de revoir ma ville natale. Mes quartiers plutôt, car il s’agit de Paris. Et que le jour où cela arrivera j’oublierai tout le reste, grâce à mes souvenirs.