L’histoire. Herbjorg, c’est tout à la fois l’auteure, la narratrice, l’héroïne (sans être pourtant le personnage principal). C’est le présent. Mais avant de pouvoir commencer à essayer de comprendre le début du roman, notamment les cinq premières lignes précitées dans lesquelles chaque mot a son importance, il nous faudra cent ans, six cents pages et quatre générations de femmes, dont Herbjorg qui, si elle raconte l’histoire à la première personne, est peu présente dans les pages et dans l’intrigue.
Herbjorg pose une énigme dès les premiers mots. Une sorte de suspense au démarrage d’une longue saga, c’est assez rare pour être noté. D’autant que les personnages (et les naissances) se succèdent en une ronde ininterrompue. Elle se cache dans une grange pour échapper au regard d’une personne, qu’elle appelle « lui » et écrit une sorte de journal dans un carnet secret.
Sara Suzanne est en haut de la lignée, suivie de sa fille Elida et de sa petite-fille Hjordis. Les trois femmes ont engendré une véritable tribu dont la narratrice qui, elle, dresse le bilan et maintient le rythme tout en dévoilant peu à peu des indices sur l’énigme de départ.
Je ne rentrerai pas dans les détails de cette histoire foisonnante qui présente ces femmes – et leur vie jalonnée par les (toujours nombreuses) grossesses, l’allaitement et l’éducation des enfants, avec des conditions de vie difficiles : sur les îles Lofoten, proches du Pôle Nord, le climat est rude presque toute l’année, les tempêtes se succèdent et les maris, presque tous marins ou travaillant dans le domaine de la pêche, ont peu de temps à accorder à leur épouse et leurs enfants. Sans parler du poids de l’Eglise et de la Seconde Guerre mondiale (avec l’occupation allemande) en toile de fond pendant cinq ans.
En ce qui concerne l’écriture, elle est à Peu de place et de temps dans toutes ces vies qui nous semblent ordinaires pour l’expression des sentiments ailleurs que dans les rêves ; sentiments qui, pourtant, explosent de temps à autre, toujours de manière pudique et discrète. Une belle histoire d’amour entre eux personnes, émouvante et spirituelle, est ébauchée mais n’aboutira jamais. L’émotion passe tout en retenue, comme victime de la pudeur des personnages. J’avoue avoir eu un peu de mal à éprouver de l’empathie pour une femme en particulier alors que toutes m’ont peinée.
La narratrice, dont l’histoire est « aussi » la sienne, nous mène lentement vers une fin extrêmement pudique qui comble notre attente, sans pourtant révéler clairement la teneur du secret caché dans les carnets d’Herbjorg.
En ce qui concerne l’écriture, elle est à la hauteur du récit, sûrement bien traduite car les lourdeurs en sont absentes (grâce aux phrases toujours courtes ?) en dépit de la longueur du roman. Un reproche, peut-être. Cent ans est d’un abord peu facile avec une chronologie distendue et de fréquents allers-retours dans le temps. La généalogie de la famille est difficile à appréhender, l’auteure passant d’une génération à une autre dans un même chapitre… Il « pêche » aussi par le nombre de personnages et leurs prénoms difficiles à retenir, quand bien même certains sont donnés à plusieurs personnes de la descendance (et peut-être justement pour cette raison).
Mon regard sur le livre. Cent ans, superbe saga familiale, est un livre qui se mérite. Il faut être patient pour démêler le fil de l’histoire, mémoriser les nombreux personnages, et jongler correctement avec les raccords chronologiques. Cela fait, la lecture n’est plus que plaisir pur. Et le dépaysement garanti.
J’ai beaucoup aimé les portraits de ces femmes courageuses au caractère trempé et au féminisme rentré, qui se rebellent contre les frustrations d’une vie qu’elles n’ont pas choisie, qui les emporte dans un tourbillon irréversible, contre lequel elles ne peuvent rien. Mariées très jeunes, souvent par mariage « arrangé » et voient leur vie passer, leurs enfants grandir sans presque s’en rendre compte : il y en a toujours un en gestation, un autre nourri au sein et une ribambelle de plus grands, espacés d’un an au plus, cavalant partout. Des femmes obligées de mettre de côté leurs pulsions charnelles – et celles de leur mari quand c’est possible – sous peine d’être à nouveau enceintes. Nul doute que nombre de femmes se reconnaîtront en elles, ou reconnaîtront leur mère ou leur grand-mère d’un bout à l’autre de la terre et dans n’importe quelle couche économique. Comme aux îles Lofoten il y a une centaine d’années, aujourd’hui encore, toutes les femmes n’ont pas forcément le droit d’avorter ou un accès libre à la contraception, loin s’en faut.
Autre facteur d’âpreté de la vie : la nature. Elle a beau être belle, mer et campagne à la fois, et susciter l’admiration de ceux qui l’habitent, elle sait se montrer hostile en hiver et la rigueur du climat toute l’année ne fait qu’augmenter les contraintes pour les femmes et leurs maris pêcheurs. Les communications se font mal d’un village à l’autre, certaines familles sont isolées une bonne partie de l’année.
Enfin le poids des non-dits d’une génération à l’autre ou au sein de la même, qu’ils résultent d’un manque de temps, de courage ou d’opportunité, alourdit également les relations familiales et les détériore. Comme dans toutes les familles où se terrent des secrets.
Je dirai pour finir que Cent ans est une saga familiale ample et intense, formulée comme une sorte de chronique désordonnée avec la narratrice-auteure pour assurer le lien entre les faits et les époques. Les femmes, omniprésentes, y sont à l’honneur mais les hommes ne sont pas pour autant stigmatisés. Ce sont l’absence de contraception, la rigueur du climat et les communications téléphoniques balbutiantes qui pèsent le plus lourd sur la condition féminine et leur apportent désillusion sur désillusion. Bien plus que leurs relations entre elles et avec les hommes… Quant à la longueur du roman, elle est certaine mais une fois installé dans la famille et entré dans l’histoire, le lecteur ne s’ennuie pas une seconde et sort du roman avec un sentiment de grande nostalgie. Une belle réussite et une auteure que je relirai.
QUELQUES APHORISMES BIEN SENTIS EN GUISE DE CITATIONS
« Comme tout le monde le sait, le caractère et le sort des humains reste une énigme, et ce qu’on ne peut pas obtenir peut facilement devenir une obsession ».
« Nous allons tous mourir un jour. Ce n’est pas là le but de votre visite. Il vous faut seulement de l’aide pour gagner du temps. Et soulager vos souffrances. Les souffrances font de nous des morts vivants ».
Le moindre sentiment ? Pas de temps pour ça ou si peu ; mais des regrets…
« Sara Suzanne était pleine de nostalgie. Il était étonnant qu’elle en eût le temps, avec tout ce qu’elle avait à faire. Allant de l’un à l’autre. Faisant ce que l’on attendait d’elle. Ce qu’elle devait et était forcée de faire. Elle administrait la grande maisonnée, voyait les moindres choses qu’il fallait réparer. Du lever du jour à la tombée de la nuit. Elle ressentait de la lassitude. A travers une joie terne. La nostalgie était sous-jacente. Nostalgie de quelque chose d’autre. De plus puissant. Quelque chose d’immense qui l’aurait entièrement submergée ».