Jean-Baptiste Andrea, la cinquantaine jeune, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, est un réalisateur et scénariste français. Il est également écrivain, pour notre grande chance à nous, lecteurs. Son premier roman, Ma reine, a reçu plusieurs prix, dont le prix Femina des lycéens et le prix du premier roman. Des diables et des saints, son troisième, a reçu le Grand Prix RTL-Lire et le prix Ouest-France/Etonnants Voyageurs en 2021.
Au moment où commence l’histoire, Joseph (Joe) a près de soixante-dix ans. Plusieurs jours par semaine, il joue du piano dans des lieux publics à grand passage : les gares, les aéroports. Exclusivement la même sonate de Beethoven, qu’il interprète tel un virtuose. Les voyageurs apprécient et, à force de l’entendre, certains s’arrêtent pour lui demander pourquoi il ne se produit pas ailleurs qu’en ces endroits non dignes de lui. Lui regarde passer les passants en continuant de jouer. Il attend une femme, une seule qui pourrait descendre d’un train ou d’un avion.
Un jour, il finit par céder à la demande et raconte son histoire à la terrasse d’un café. Celle-ci remonte loin.
Cinquante ans auparavant, c’est un adolescent qui vit heureux avec ses parents, sa petite sœur qu’il “déteste” et son meilleur ami et voisin Henri. Il prend des cours particuliers de piano avec un professeur qu’il admire. Sa vie bascule lors de l’accident d’avion dans lequel périt sa famille tout entière dans une boule de feu. Le voilà, en une fraction de seconde, seul au monde et “malade” d’une maladie qui, comme il nous le dira plus loin, fait trembler les mains de tous ceux qui en sont atteints : l’orphelinage.
Deux mois plus tard, il se retrouve à l’orphelinat pour garçons Les Confins, bâtiment ancien, lugubre et isolé aux fins fonds des Pyrénées françaises dont il dit : “Tout est dans le nom, après il n’y a plus rien”. Le lieu est dirigé par un abbé strict, ultra-catholique et sévère, un geôlier d’une grande violence (ancien légionnaire), un professeur de sport et un homme à tout faire. Quelques sœurs en habit passent, effacées, rasant les murs tout en gardant un œil sur les enfants. Une seule fille, Rose, un peu “étrange”, est présente dans l’histoire, mais personne ou presque ne la voit.
Joe va très vite comprendre que sa nouvelle vie est aux antipodes de celle d’avant le crash. Les codes ont définitivement changé, et le mot d’ordre, même en cas de nécessité absolue, c’est “Chacun pour soi”. Aucune solidarité, même envers les petits. En théorie car parfois les cœurs peuvent parler plus fort que la raison. Les plus petits sont moqués, molestés par les plus grands qui, eux, sont craints et respectés. Il faut savoir trouver sa place. Comme nous lisons :
“Chacun pour soi n’était pas une devise égoïste. C’était une façon de dire, quand plus rien n’importait, que nous importions. Que nous valions quelque chose, puisque même abîmés, même déchirés, nous avions ce soi qu’il fallait préserver”.
Le régime est sévère. Comme si les orphelins n’étaient pas assez “punis” par la mort de leurs parents, ils sont soumis aux brimades, aux privations, aux violences physiques et morales et – pour pas grand-chose –, à un isolement dans un lieu qui n’a rien à envier au mitard des prisons. Enfin aux corvées quotidiennes deux heures par jour, pour tous quel que soit l’âge. Une sortie un dimanche par mois, quand même, encadrés par le personnel dirigeant, l’abbé Sénac en tête, amoureux des oiseaux et des fleurs… un grand bol d’air que tous attendent avec impatience et qui donne lieu à de jolies descriptions de la nature et à des effusions de joie.
Je n’en dirai pas plus car l’histoire, que l’on ne lâche pas, comporte un suspense important, même et surtout dans le monde apparemment hermétique de l’orphelinat. Beaucoup de surprises bonnes ou mauvaises nous attendent au coin des pages.
La fin, eh bien, vous la lirez sûrement les yeux humides et le cœur battant la chamade. Et refermerez le livre en regrettant de l’avoir terminé.
Le style a tout pour plaire. La fluidité sans faille, l’empathie de l’auteur pour ses personnages, un humour global et une autodérision constants (parfois désopilants pour le narrateur)… on entre d’emblée dans le roman par la plume. C’est même, dès la première page, la rencontre de deux arts : celui de l’écriture et celui de la musique, avec le piano ; les notes nous sautent aux oreilles en même temps que les mots. Et les belles descriptions éparses (des extérieurs) d’un endroit pourtant peu accueillant sont picturales.
Intéressant : le lecteur est le témoin du je narrateur qui utilise le vous et le futur pour lui raconter l’histoire.
Mon regard sur le livre. Un coup de cœur une fois encore. La raison pour laquelle je ne chronique presque seulement que des coups de cœur est simple : soit je les lis et ne les apprécie pas au point de les commenter, soit je ne les lis pas. En me planquant toujours derrière Daniel Pennac et ses Droits du lecteur même s’il s’adressait plutôt aux jeunes lecteurs.
Avec leur sujet sombre, les orphelinats ne sont pas un sujet rebattu en littérature contemporaine. Pourtant ce ne sont pas les orphelins qui manquent dans le monde. Ici, Jean-Baptiste Andrea, que je lis pour la première fois, porte un regard bienveillant sur ses jeunes personnages. Il en parle avec beaucoup de tendresse et d’humour, et une authenticité, un réalisme qui ressemblent tellement à la réalité que l’on pourrait croire lire une autofiction.
Momo, Souzix, Fouine, Sinatra, Edison, et Danny… Les enfants et les adolescents auxquels s’intéresse plus particulièrement l’auteur, s’ils ne sortent pas forcément du lot – ce sont tous des enfants perdus – ont néanmoins une particularité physique ou mentale attirant l’attention : une rébellion refoulée ou non, une “différence”, un âge très jeune, un passé plus chargé, une propension pour la technique, la débrouille ou la musique, un héroïsme confinant au jusqu’au boutisme, qui les distingue et les amène à occuper le devant de la scène. En nous entraînant derrière eux, en nous racontant leur triste passage à l’état d’orphelins, en exaltant leurs espoirs, leurs désirs de fuite, leur courage et leur faux “chacun pour soi”, tous suscitent notre émotion, notre tendresse et notre colère. Nos rires aussi grâce à leurs facéties, leurs blagues foireuses et l’autodérision du narrateur.
Outre son écriture exceptionnelle, qui va jusqu’à rendre une bagarre violente entre deux adolescents de manière poétique, outre ses personnages tous finement dépeints, y compris le prêtre et les quelques membres qui encadrent les enfants, ce qui fait toute la réussite de ce roman, c’est l’intérêt profondément humain de l’auteur pour eux, qu’il veut nous faire partager sans jamais porter de véritable jugement moral. Bien au contraire, Joe finit par déceler chez l’abbé Sénac une “gentillesse” (certes bien) cachée derrière sa dureté et son fanatisme religieux, et que lui-même ignore. La religion a un rôle important à jouer car tous les tourments portés aux enfants le sont au nom de Dieu. C’est ce qui m’a le plus dérangée mais les orphelins des établissements laïcs ne sont pas forcément mieux traités…
La musique est un thème essentiel dans l’histoire. Le piano. Joué de temps à autre à l’extérieur de l’orphelinat et mis à l’honneur par l’évocation de ses souvenirs d’avant. Là encore, la manière éblouissante dont l’auteur en parle fait frissonner tout autant que les notes des morceaux musicaux. Qui sait si Jean-Baptiste Andrea n’en joue pas lui-même…
Coincidence, je vais être amenée à voyager en train pour ces prochaines vacances et je sais qu’à la gare de Rennes il y a un piano public. Je déjeune toujours au snack placé en face, entre deux trains. Mais je n’ai entendu personne y jouer comme Joseph… Qui sait, j’aurais peut-être pris le risque de rater ma correspondance.
Pour ma part, j’ai été profondément touchée par cette lecture, j’ai pas mal ri (jaune) et pleuré deux fois à chaudes larmes : le concours d’histoires tristes que les enfants ont organisé à défaut d’une autre idée de jeu, et plus encore l’histoire du taureau blanc et sa fin inattendue, que je défie quiconque de lire sans avoir les yeux bien mouillés, sauf à être en granit. Triste et beau. A pleurer.
Je remercie cet auteur que je ne connaissais pas d’avoir écrit un livre aussi beau et aussi juste sur des enfants oubliés de tous, ceux qui ont tous “les mains qui tremblent”. Les orphelins. Son humour et sa plume poétique ne dissimulent ni sa compassion ni sa sensibilité. Je me suis laissé dire que ses deux précédents romans étaient eux aussi forts pour leur histoire et leur style et je vais les lire très vite. Lire bon et beau, c’est tout ce qu’on aime.
Des diables et des saints est un roman que je vous recommande et qui vous bouleversera vous aussi en vous amenant à penser : “bon sang, quelle écriture !“.
EXTRAITS
Des passants charmés et étonnés :
“Qu’est-ce qu’un homme comme vous fait là ? Un homme qui touche le piano comme vous le faites. vous jouez comme un dieu, vous jouez peut-être pour lui ? Un talent comme le vôtre, on ne le perd pas dans les gares ni les aéroports. Vous jouez comme ces pianistes qui enchantent le monde dans de grandes salles pour mais vous n’enchantez que du goudron mouillé et des feutres trempés”.
Sur le transport provoqué par la musique :
“Je vis des géants danser. Je vis un aigle piquer, tisser un ourlet bleu à la surface d’un lac. Quand il eut fini, je me mis à crier, parce que l’avais peur. Peur d’être écrasé. Peur d’être emporté”.
Une belle description parmi bien d’autres :
“La nuit bouillonnait. Débordait des montagnes, coulait dans les creux. Un éclair, de temps en temps, fixait un monde argentique. Les parois noires et granuleuses d’une gorge. La pente d’une forêt”.
La solidarité porte un autre nom aux Confins. Une histoire de compassion, la vraie, celle d’un enfant pour un autre, qui verse pour lui les larmes qu’il n’a plus :
“à l’âge de 16 ans et 12 jours, j’ouvris les yeux au beau milieu de la nuit. Momo était assis au bord de mon lit. Il me tenait la main fort. Et il pleurait. Il pleurait comme on n’a jamais pleuré depuis, il pleurait comme on le fait au pied d’une croix, au bras des madones, le visage renversé. Il pleurait des empires. Il pleurait pour moi qui ne savait pas le faire”.
Le “statut” d’orphelinat :
“Nous étions des fantômes ; des villageois applaudissaient à notre passage. Ils ne nous voyaient pas. Ils ne voyaient que l’abbé qui souriait, serrait leurs mains. Leurs yeux flottaient au-dessus de nos têtes. Sans passé, sans avenir, sans avant et sans après, un orphelin est une mélodie à une note et une mélodie à une note, ça n’existe pas”.