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SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Au bord du monde ⇜ Emmanuelle Pirotte

Emmanuelle Pirotte

Emmanuelle Pirotte. Mon autrice francophone préférée, c’est elle depuis que j’ai lu Loup et les hommes, son troisième roman écrit “à l’américaine” car elle change de registre littéraire, d’époque, de lieu, d’intrigue. Et de langage, parfois de langue, même, dans les titres. Rien ne lui fait peur, elle écrit à bout portant. Sur tous les sujets, y compris les sujets socialement « tabous ». Et divinement bien.

Elle passe de la dystopie à court terme (De profundis, que je vous recommande) au roman d’aventure historique (Loup et les hommes, que je vous conseille fortement), de la Seconde guerre mondiale (Today we live, son premier roman, d’une originalité surprenante, à lire absolument), au sort des migrants de Belgique (Rompre les digues, dont je vous suggère la lecture), et à une dystopie à long terme, mêlée de mythologie antique (Les Reines, que je vous incite à commander pour Noël), en passant par D’innombrables soleils, l’histoire romancée des amours tumultueuses et “baroques” du poète Christopher Marlowe. Sans oublier (et surtout n’oubliez pas de le lire !) le fougueux, empathique et Flamboyant crépuscule d’une vieille conformiste, qu’il est impossible de ne pas lire aujourd’hui, ni demain d’ailleurs…
Ses romans sont tous placés sous le signe de l’Histoire (celle du monde ou celle des arts) car elle est historienne de formation, et du théâtre car elle est scénariste de métier.
Quant à vous dire lequel est le plus “indispensable”, ce n’est pas facile car ils le sont tous et ne vous transporteront jamais au même endroit à la même période. Le moment le plus difficile pour Emmanuelle Pirotte, avant de commencer l’écriture d’un nouveau roman est peut-être le choix définitif de son intrigue. L’inspiration. Pour le reste, une fois les personnages créés installés dans leur espace-temps, elle se laisse porter par eux et le résultat nous ravit.

Dans son premier roman dédié à la jeunesse, nouvelle voie littéraire là encore, deux personnages et une histoire. Terrence, seize ans accomplis et Trinity, tout juste quinze. La jeunesse est leur seul point commun avec leur lieu de vie, les environs de Manchester. Avec, aussi, leur vive opposition à leurs parents, notamment aux gifles que leur balancent leurs pères, et leur soif de liberté.

Trinity est une Gypsie. Elle vient d’arrêter l’école trop tôt pour elle, même si plus tard que le veut la coutume de son peuple (douze ans), parce que “les filles ça se marie, ça fait des gosses et ça récure des casseroles jusqu’à ce que mort s’ensuive”. Belle comme le jour et chaude comme la braise, elle aime sa famille, en particulier sa grand-mère, sa tante Rose et son frère Tommy, mais ne comprend pas l’immuabilité de leurs traditions, surtout celles qui contraignent les femmes à un rôle domestique et soumis. Comme sa mère, “qui ose à peine penser”. Elle aurait voulu continuer d’apprendre encore quelques années, Shakespeare, les équations complexes et la géographie lui manquent. Son rêve : élever, vendre et acheter des chevaux à la foire d’Appleby. Comme son frère Tom. Mais “ce n’est pas un métier de fille”. Par ailleurs, elle aime les animaux et ne supporte pas la violence qui leur est faite par les humains. Elle n’a pas sa langue dans sa poche et n’hésite pas à se servir de ses poings.
Lorsque son père lui annonce qu’il va “la marier” à un cousin éloigné qu’elle déteste, elle s’enfuit.

Terrence est un jeune lycéen timide et réservé. En avance dans sa scolarité, il est diagnostiqué surdoué par la psychologue de l’établissement scolaire et destiné à de brillantes études à Oxford. Il a un véritable ami, Andy. Il aime la poésie anglaise et tous les animaux, surtout les oiseaux (les rapaces, il en connaît un rayon) et les chiens.
Son père, George, très sévère, alterne les gifles et les leçons de morale le matin avant le départ pour l’école. Dominé d’une main de fer par sa femme Millie, “raide comme un général”, il déverse sa frustration sur son fils, déjà harcelé en classe. Profondément raciste de surcroît, le père considère tous ceux qui ne sont pas nés à Manchester comme des moins que rien et les Roms comme la pire des engeance. Pas heureux ni fier de vivre, doux rêveur sensible à tout, Terrence attend cependant chaque matin le rai d’espérance qui éclairera sa vie. L’inattendu. Et cela le fait tenir. 
Lorsque son père le punit une fois de trop en l’enfermant, il s’enfuit.

Ces deux personnages, qui tiennent à eux seuls l’histoire, ne sont pas du même monde loin s’en faut. Mais nous savons que dans les livres (souvent calqués sur la vie), les gens qui ne sont absolument pas faits pour se rencontrer… se rencontrent bel et bien. Et nous attendons cette rencontre avec impatience.
Quand elle survient après une période d’errance de quelques jours pour chacun en solitaire, elle donne lieu à des scènes remplies d’émotions fortes qui nous bouleversent, et de réflexions inattendues de la part de si jeunes personnes. Nous dévorons à toute allure ce Roméo et Juliette qui se déroule dans les paysages grandioses du centre de l’Angleterre. Jusqu’à une fin… Enfin, la fin qui s’imposait. 

Pour ce qui est du style, c’est simple : si vous n’avez pas apprécié celui d’un de ses précédents romans (0,000000001 % de chance pour ne pas dire zéro pointé pour que cela arrive), vous aimerez d’emblée celui-ci ; et si vous avez aimé toutes ses métamorphoses stylistiques, le résultat sera le même, la surprise en moins. Emmanuelle Pirotte est la reine de l’avatar littéraire. Elle se glisse à merveille dans ses personnages et parle leur langage. Cadeau Bonux si vous avez lu le Flamboyant crépuscule d’une vieille conformiste et que vous avez aimé le personnage de Dominique et son langage pas spécialement châtié avant Au bord du monde, vous allez rajeunir jusqu’à l’adolescence. Car bien évidemment, ce livre qui s’adresse à la jeunesse peut être lu par les adultes. Il n’y a aucune prescription liée à l’âge ascendant dans la littérature jeunesse et jeunes adultes.

Ici, Emmanuelle Pirotte virevolte entre des expressions de jeunes, parfois proches de celles du “parler simple » chez Trinity comme, au hasard, “les pauvres nazes », « ça me botte” et d’autres prononcées, elles, par des adultes, qui n’ont ni queue ni tête. Les dialogues sont savoureux, impulsifs, pleins d’humour ou de colère et certains décors naturels sont décrits par les jeunes eux-mêmes avec leurs propres mots de manière particulièrement simple mais explicite et poétique. Il faut dire que cette région du centre de l’Angleterre, le Peak District Park, parc de moyenne montagne, recèle des sites spectaculaires et variés auxquels les tourtereaux sont très sensibles.

Mais le plus amusant est bien le privilège que s’arroge Trinity quand ça lui chante. Échappant à sa créatrice, elle prend la parole en son nom propre, avec le “je” de narration, même en plein chapitre. Sans vergogne, juste pour s’affirmer en tant que “femme” rebelle et en tant que Gypsie moderne. Ce détail rend l’ensemble de l’histoire inattendu et attire l’attention sur l’importance de ce que nous dit le personnage “en direct”. 

Un regard sur le livre. Commencer un roman d’Emmanuelle Pirotte, c’est partir à l’aventure et à l’aveuglette. A plus forte raison dans un roman pour la jeunesse, forcément plus court et plus intense. Au bord du monde est le premier de ce genre qu’écrit Emmanuelle et, sans surprise, c’est un bonheur de lecture. Possible que les jeunes adultes qui le liront enchaînent sans problème avec De profundis et Today we live. Possible aussi qu’il génère des envies de lire définitives chez de grands enfants.

Le premier attrait d’Au bord du monde, c’est le duo Trinity et Terrence, qui ne laissent pas grand place aux protagonistes secondaires pourtant nombreux (et “opérants” pour certains) mais qui ne semblent que passer dans l’histoire tant les deux jeunes nous accaparent. Parmi ces derniers, quelques-uns méritent notre attention et suscitent notre sympathie, comme Andy, l’ami de Terrence, la grand-mère et la tante Rose de Trinity. Et son frère Tommy, aussi, qui sait se remettre en cause…
Notre empathie pour les amoureux est immédiate et sans limites. Trinity nous amuse, nous interpelle, nous éblouit, nous défie, Terrence nous émeut, nous intrigue, nous intéresse par ses raisonnements justes. Nous donne à penser.

Il a seize ans, la saison des hormones et pourtant il est d’une grande lucidité sur bien des sujets, particulièrement sur l’avenir du monde et les générations qui l’ont détruit. Nous lisons :
“Il adorait parler de cette époque avec les parents d’Andy, qui passaient leur jeunesse au concert et à écouter des CD dans leurs chambres d’étudiant en fumant des clopes, sans trop s’inquiéter du 6e Continent ni de l’extinction des abeilles. “Tout ça nous pendait au nez, concède Bert, mais on faisait semblant d’avoir encore du temps”. En vrai c’est un aveu d’impuissance, d’inaction, pense Terrence. Cette génération a tranquillement mené à terme le processus de destruction commencé par la génération précédente”.

Quant à Trinity, qui n’a que quinze ans, elle déclare, comme une évidence, devant un paysage grandiose, notre sentiment d’extrême petitesse :
“J’arrive en haut, le vent souffle fort et le ciel s’est dégagé. Je longe la crête, la vue est dingue, la vallée s’ouvre, et tout au fond se devine le lac, comme une déchirure d’eau noire cernée de pentes recouvertes de landes aux teintes qui changent avec la lumière. On devrait toujours fréquenter ce genre de vue enfin, au moins une fois par mois et pas une fois par an ; ça nettoie la tête. ça vous console de tout, même de la fin du monde. Devant une vue pareille, vous vous dites, on y est presque au grand effondrement, mais est-ce si grave ? On va sans doute disparaître, nous les humains, et alors ? Y aura toujours cet endroit. Et tout, tout ici continuera à exister, à vibrer hors de notre vue, hors de notre conscience. Eh bien, moi, cette idée me plaît, elle me botte même vachement”.
A travers ses descriptions des sites qu’elle a traversés au cours de leurs pérégrinations, et ils sont nombreux, elle fait de la nature un « presque-personnage » qui joue un rôle dans l’histoire, dans leurs pensées et leurs sentiments à tous deux. Et dont ils se sentent davantage responsables que leurs parents. Certains paysages sont si bellement décrits que m’est venue l’envie d’aller voir de plus près sur Internet à défaut de m’y rendre “pour de vrai”.

Emmanuelle Pirotte l’historienne s’intéresse de près aux peuples du Vent (dans son roman Les Reines, notamment, un jeune couple nous émeut aux larmes). Ici, elle nous donne des échos sur la vie pas facile des voyageurs permanents et leur rejet des sédentaires. Elle évoque leur difficulté à toujours bouger avec des périodes de sédentarisation temporaires dans plusieurs passages racontés avec le je narratif de Trinity. Et ça nous fait un bien fou de lire du bien (à défaut d’en entendre) de ces gens vilipendés de tous temps sans raison véritable, juste par ignorance. Juste parce qu’ils sont “différents” à toujours voyager, et soupçonnés de tout à leur passage.   

Trinity, encore elle, clarifie pour nous les choses : “Je fais partie des gens du voyage. On nous appelle aussi romanichels, Bohémiens. Ailleurs, on dit Tsiganes, manouches, gitans. Ici, en Angleterre on est les Gypsies. Quand ils veulent être méchants, les gens nous traitent d’ordures, de vermine, de piqueys, ça c’est le pire. (…) De toute façon, les gens n’en ont rien à péter de savoir d’où on vient, nous, les Roms. C’est ça, notre vrai nom, celui des origines, il y a mille ans, quand on vivait encore en Inde. Avant qu’on quitte ce pays pour errer sur les routes jusqu’à la fin des temps : d’abord en Europe, lentement d’est en ouest, puis jusqu’en Amérique. Pourquoi est-on partis d’Inde ? J’en sais que dalle. On avait la bougeotte, faut croire. On était curieux. On emmerdait déjà notre monde, ou on s’est fait virer pour une raison oubliée. Allez savoir”. 

Et puis, histoire de balayer l’idée reçue coriace qui affirme que les Roms sont des gens crasseux, la version Trinity : “Nous sommes obsédés par la propreté, c’est carrément maladif. Je critique ça sans arrêt, mais, depuis que je suis ici, me prend une furieuse envie de passer un petit coup de loque”.

Amusant et pour l’anecdote : le mot loque (“serpillière” en langue régionale de Belgique du Nord). Je ne le connaissais pas il y a un mois, lorsque que mon amie de Bruxelles l’a utilisé dans un mail qu’elle m’a envoyé.
Et bingo, je le retrouve dans les paroles de Trinity. De là à dire qu’il y a tout dans les livres… Je le dis. Même le mot “loque”, pas spécialement usuel, que j’aurais fini par découvrir dans ce roman.

Les animaux ont une place importante dans l’histoire. Les deux personnages en parlent souvent. Trinity part sans personne mais pas seule : elle est avec son cheval, Gordon, et avec sa chienne Lala ; ne manque que son chat Dutch, sûrement absent lors de son départ. C’est vers son cheval qu’elle se tourne toujours quand elle va mal. Ne parle-t-on pas de plus en plus d’équithérapie aujourd’hui :
“J’aperçois Gordon qui s’avance vers moi. Je m’arrête à sa hauteur, je passe sous le fil, le rejoins et enfouis mon visage dans son encolure. Immédiatement le contact de sa robe et son odeur m’apaisent. Je reprends mon souffle lentement”.
Quant à Terrence, fou d’oiseaux, il est également en osmose totale avec les chiens de son entourage et en veut à son père qu’il soupçonne d’avoir tué un hérisson.

Autre centre d’intérêt constant d’Emmanuelle Pirotte et récurrent dans ses romans : la condition des femmes dans les sociétés de tous types. Il y a de quoi dire chez les gens du voyage où les hommes se comportent plus en chefs de clans qu’en chefs de familles. Ici, du haut de ses quinze ans, Trinity constate avec amertume qu’elle ne peut pas prendre le même chemin professionnel que son frère Tommy en “vertu” des traditions familiales :
“Tom a 19 ans et on ne lui parle pas de mariage. Il vend des chevaux et des bagnoles comme notre père, fréquente qui il veut, peut emprunter la roulotte. (…) Il peut rentrer tard. Ne pas rentrer du tout, aller en boîte avec ses copains. C’est dingue, non ? Mais je ne suis pas jalouse de Tom parce que je sais qu’il trouve injuste que je ne puisse rien faire de toutes ces choses agréables qui sont à sa portée. Tommy est un Gipsy assez progressiste. (…) Si je dois me marier un jour, je veux un gars que j’ai choisi moi-même, avec qui j’aurais pu passer du temps pour vérifier qu’il ait le cerveau bien fait, et tout ça sans chaperon. Ah parce que chez nous, avant le mariage, pas question de se trouver un gars sans surveillance. C’est un peu le Moyen-âge, oui on peut dire ça. Mais un Moyen-Âge qui aurait Instagram, youporn et #metoo”.

Et plus loin, c’est sa tante Rose, “une des rares personnes qui osent dire les choses” qui lui dit :
“Le monde bouge. Oui, mais ça ne nous concerne pas tellement. On regarde les choses évoluer depuis notre petite fenêtre, on reste immobile, comme les vaches qui regardent passer un train. Les femmes se soulèvent dans le monde entier, elles revendiquent des droits, sur leur corps, sur leur vie, elles dénoncent, elles se battent, s’imposent. Mais, chez nous, tu vois quelque chose de nouveau ?
“Elle a raison. On est des dinosaures”. 

Enfin, Au bord du monde est d’abord et avant tout une belle histoire d’amour-foudre entre deux jeunes qui ravira les adolescents (et surtout peut-être les adolescentes). Emmanuelle Pirotte a soigné la romance sans entrer dans la mièvrerie mais avec beaucoup de pudeur dans les mots et dans les actes. A l’heure où grâce aux réseaux sociaux “l’amour” commence tout « naturellement » par les relations sexuelles, elle met en lumière le sentiment très fort qui précède leur fusion physique inéluctable et la passion durable. Le rêve d’amour, et pas seulement celui de l’adolescence. Vous avez des ados autour de vous et ne savez quoi leur acheter pour Noël ? Vous pensez à un livre mais ne savez lequel choisir ? Celui-ci est le cadeau parfait.

Autres manifestations d’amour : celui pour les animaux que partagent nos héros, l’amour intergénérationnel et fraternel qu’éprouve Trinity pour différents membres de sa famille, et les rapports entre amis, anciens et nouveaux.
Enfin, l’amour de la nature, mais il s’agit ici de dévotion pure et simple de la part de Trinity qui m’a amenée à penser aux Amérindiens, des peuples errants à bien des égards eux aussi – ils ne sont jamais très loin de moi en pensée – quand elle déclare :

“J’aimerais prier pour lui et pour elle (ses grands-parents), et prier pour nos animaux, pour tous les animaux de la Terre, pour tous ceux et toutes celles que j’aime… Mais à qui, à quoi m’adresser ? Je ne crois pas au dieu des chrétiens, ni à personne qui réponde de près ou de loin à son signalement. Alors je prie l’eau, les plantes, les roches et le ciel, je prie le vent et le brouillard”.
J’aurais pu l’embrasser si elle avait prononcé ces mots devant moi. D’autant qu’elle dépeint la nature comme le ferait un poète naturaliste. Et avec des paroles de grande.

Je dirai pour finir qu’Au bord du monde est un roman court mais intense dédié à la jeunesse et lisible par tous. L’émotion est de toutes les pages et l’amour qu’il raconte balaie tout sur son passage : les classes sociales, les identités et les cultures différentes, la notion d’âge… Les tourtereaux sont à chérir, les thématiques universelles et contemporaines, la nature, omniprésente, à vénérer. Trinity et Terrence nous en donnent l’exemple.

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