Viola Ardone est une autrice italienne. Née en 1974, diplômée de lettres, elle travaille dans l’édition avant d’enseigner l’italien et le latin. Aujourd’hui elle écrit dans diverses publications mais aussi des romans. Le train des enfants est son troisième roman, le premier publié en français. Le second, Le choix, vient de sortir et m’attend tranquillement sur une étagère.
Nous sommes dans un quartier populaire de Naples en 1946 quand commence l’histoire, basée sur des faits historiques. A la gare, un très long train est sur le départ. Il attend des enfants, des milliers d’enfants qui vont traverser l’Italie tout entière pour se requinquer dans le Nord du pays, moins impacté par la guerre, où des familles aisées les accueilleront. Dans l’immédiat après-guerre, les communistes sont au pouvoir et ce sont eux qui prennent cette initiative. En Italie du Sud, la misère règne, les enfants sont dénutris, privés de tous les indispensables. Bon gré mal gré les parents acceptent de les envoyer dans le Nord, pour le moins longtemps possible.
Passé le voyage et les présentations à sa famille provisoire, Amerigo, intimidé mais curieux, découvre la famille Benvenuti : cinq personnes, six avec la cousine Derna qui l’a recueilli à la gare et le prend chez elle après son travail. Très vite, ce séjour devient pour le petit garçon une parenthèse de bonheur. Et ce qu’il appelle d’un bout à l’autre de l’histoire “la tristesse dans mon ventre” disparaît pour un temps.
Chez les Benvenuti, il découvre tout ce qu’il n’a pas chez lui : “tout ce dont je rêvais : une famille, une maison, une chambre rien que pour moi, des repas chauds, le violon. Un homme prêt à me donner son nom de famille”, nous dit-il. J’ajouterai la connaissance et l’amour des animaux, domestiques et fermiers. Il n’est pas seulement nourri, blanchi et instruit, il est aimé !
Mais aucun rêve n’est éternel. Amerigo, remplumé, va retourner chez sa mère et, bien plus tard, devenir adulte. L’homme qu’il deviendra aurait plutôt tendance à renier son passé, à n’en parler à personne, à éprouver comme une honte, la même que celle des enfants du train et éprouve pour sa mère le même mélange d’amour et de désamour. Avec une culpabilité toujours latente.
Mais entre ces deux périodes, bien des choses vont se passer, que je me garderai bien de vous révéler car, même s’il ne s’agit pas d’un livre de suspense à proprement parler, il n’en est pas totalement exempt et la fin nous réserve bien des surprises.
Pour ce qui est du style, Le train des enfants est aussi bien traduit qu’il est écrit, avec des passages poétiques : descriptions ou réflexions générales. Le narrateur est Amerigo lui-même, c’est bien ce qui en fait tout le charme. L’autrice et sa traductrice ont rendu à merveille ses réflexions et ses observations parfois drôlissimes, parfois tristes, toujours d’une grande justesse en dépit de sa naïveté infantile. Le langage de l’enfant “grandit” en même temps que lui. Son regard est toujours acéré mais les mots qu’il emploie évoluent avec les années et devenu homme, il changera littéralement de langage.
Heureusement pour nous, “la science en infusion” est toujours là, comme les chaussures et les maux de pied qui vont avec. Le travail d’écriture et de traduction est important, le monde vu par les yeux des enfants bien rendu, les relations familiales et les sentiments décrits tout en pudeur.
Réussi également : le changement d’interlocuteur d’Amerigo qui, enfant, parle de sa mère en disant maman Antonietta, et qui, devenu adulte, s’adresse à elle jusqu’à la fin avec le pronom “tu”. Enfin, la finesse de l’écriture rend moins difficiles à lire certains passages. Une traduction fidèle qui fait qu’un livre semble ne pas avoir été traduit est un supplément qualitatif. Bravo à Viola Ardone et Laura Brignon.
Mon regard sur le livre. Un plaisir de lecture inattendu car je ne connaissais pas Viola Ardone. Cela dit, recommandé par Cunégonde, qui écrit dans ce blog, il y avait pour moi peu de risque d’être déçue.
Bien sûr, si dans la galerie de personnages beaucoup sont hauts en couleurs et tous bénéficient d’un portrait psychologique finement brossé, essentiellement les enfants, Amerigo remporte tous les suffrages de sympathie.
Rusé, surnommé le Nobel de la bande car intéressé par les sciences et brillant en mathématiques, il est aussi le roi des blagues, pas toujours de bon goût ! Il est connu et aimé dans le quartier, mais il souffre, plus que de la faim et du manque de chaussures à ses pieds, de l’indifférence apparente et de la froideur de sa mère à son égard. Dans ce contexte “familial” et social difficile, il conserve cependant sa gentillesse, sa drôlerie, son sens de la dérision, son attention aux autres.
Marqué par sa vie d’avant sous le signe de la pauvreté, la misère même, il a du mal à faire confiance à quiconque au début de son séjour dans le Nord, et se livre difficilement. Il ne se remet que très lentement de cette vie, même s’il ne la vit plus. Ce qu’il reçoit de sa famille d’accueil lui semble trop beau pour être vrai, encore moins pour durer. Il est notamment très étonné de recevoir un cadeau (et un gâteau) pour son anniversaire qui a toujours été pour lui un jour comme les autres.
Marqué par sa vie d’avant sous le signe de la pauvreté, la misère même, il a du mal à faire confiance à quiconque au début de son séjour dans le Nord, et se livre difficilement. Il ne se remet que très lentement de cette vie, même s’il ne la vit plus. Ce qu’il reçoit de sa famille d’accueil lui semble trop beau pour être vrai, encore moins pour durer. Il est notamment très étonné de recevoir un cadeau (et un gâteau) pour son anniversaire qui a toujours été pour lui un jour comme les autres.
Viola Ardone aborde des coutumes et des croyances de l’Italie du Sud, davantage marquées que dans le Nord, notamment la prépondérance de la religion, qui déborde souvent sur la politique avec un impact pas forcément positif sur le social. Nombre de rues, de places, de bâtiments portent le nom de saint(e)s et la “Madonna”, omniprésente, est toujours célébrée lors des fêtes et des défilés, excepté dans les fêtes du parti communiste et encore…
Les catholiques sont ici des monarchistes nostalgiques de leur roi détrôné depuis peu par les communistes. Le personnage appelé La Royale, une habitante de la même ruelle qu’Amerigo, en est un exemple à peine caricaturé. Elle crie aux mères des enfants qui partent dans le train :
« Ne vendez pas vos enfants ! Elles vous ont bourré le crâne mais la vérité c’est qu’elles vont les envoyer trimer en Sibérie, s’ils meurent pas de froid avant. »
Et plus loin : « Ne les laissez pas partir, ils vous les rendront jamais ! Vous savez que les fascistes ont posé des explosifs sur les rails pour faire sauter les trains ? Gardez bien vos enfants contre vous, comme sous les bombardements, où votre présence et la providence divine suffisaient à les protéger.” Vindiou !
Les familles qui accueillent les enfants font montre d’une générosité et d’une solidarité sans faille (“la so-li-da-ri-té”, le mot est souvent scandé dans les pages et y a toute sa place), elles s’en occupent comme des leurs. Ce qui ne peut que susciter des torrents de larmes des deux côtés au moment de la séparation si séparation il y a.
Des réflexions aussi sur la condition de la femme en Italie du Sud à cette époque, Mariuccia, la fille du savetier du village, qui fait partie des enfants du train alors que ses trois frères restent avec leur père :
“C’étaient des garçons et ils pouvaient lui servir pour le travail, alors qu’elle elle n’était même pas encore capable de faire réchauffer les macaronis, pour le moment elle était vraiment inutile.”
Et avec le régime communiste, ce n’est guère mieux :
“Rosa dit que parfois les camarades sont pires que les commères dans les villages. Ils n’ont que la liberté à la bouche, mais après ils ne veulent pas la donner. Surtout pas aux femmes. Derna en souffrait”.
Sujet récurrent, le communisme naissant après la défaite du fascisme, inspiré du léninisme, semble très prometteur, une grande partie de la population veut y croire, les idées sont belles, novatrices et solidaires
“Vous êtes avec des amis qui veulent vous aider, ou plutôt avec des camarades, c’est plus que des amis, parce que l’amitié c’est une affaire privée entre deux personnes, et ça peut se terminer. Alors qu’entre camarades on se bat ensemble parce qu’on croit dans les mêmes choses”.
Mais la désillusion se fait rapidement sentir même parmi les militants et les sympathisants. Comme nous lisons ici :
« C’était plus facile autrefois. Il y avait le Parti, il y avait les camarades du Parti. Aujourd’hui il n’y a plus rien, ceux qui veulent faire quelque chose de bien doivent se débrouiller tout seuls pour y arriver. Autrefois, les sections du Parti organisaient des initiatives quartier par quartier pour les enfants et les sortaient de la rue. Maintenant il n’y a plus que les prêtres qui font ça… Ce n’est pas qu’ils font du mal, hein, ils font même plutôt du bien. Mais ce n’est plus politique, je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire, ce n’est que de la charité. Ce n’est pas pareil”. Et dans la bouche d’une activiste : “ Il y en avait qui n’étaient amoureux que d’eux-mêmes et les idées venaient derrière, loin derrière. »
A noter que les notions de justice, de solidarité, d’égalité, de communisme, sont juste jouissives quand elles sont commentées par Amerigo, comme ici :
« Les communistes qui mangent les enfants, mon œil ! S’ils font pas gaffe, c’est nous qui allons les manger !”
L’une des grandes questions posées dans ce roman, c’est de savoir si un enfant de huit ans peut aimer plus fort sa mère et sa famille adoptive que sa mère de sang. Amerigo a le cœur qui balance entre sa vraie mère et sa mère adoptive Rosa. Maman Antonietta n’est pas gentille avec lui, pour ne pas dire qu’elle est dure. Elle a perdu son premier enfant, Luigi, parti dans l’asthme bronchique en langage Amerigo et lui, qui n’a pas été désiré, ne remplacera jamais aux yeux de sa mère ce frère qu’il n’a pas connu. On a parfois l’impression qu’elle lui en veut d’être là.
Rosa, elle, déjà mère de trois enfants dont un en couches, n’est pas pas à un petit garçon près, il y a de la place dans sa maison et dans son coeur, pour s’occuper d’Amerigo et le remplumer. Et, contrairement à Antonietta, elle n’est pas seule, son mari Alcide, joyeux et aimant lui aussi, demande à Amerigo de l’appeler papa.
Pourtant Amerigo, qui a de la répartie malgré ses huit ans, ne s’en laisse pas conter lorsqu’il s’agit de défendre sa mère qui pourtant l’abandonne en quelque sorte selon lui. Mais l’amour filial est plus fort que la déception et il se demandera adulte (en culpabilisant) s’il n’y a pas eu “méprise réciproque et un amour fait de malentendus”. Et de paroles jamais prononcées.
Je dirai pour finir que ce roman, écrit sans complaisance, sans pathos ni misérabilisme – les pauvres sont dignes –, “La faim n’est pas une faute mais une injustice”, dit l’un des personnages, m’a souvent touchée. Et que le petit Amerigo m’a, lui, émue aux larmes et ne vous laissera pas les yeux secs avec ses facéties puériles et ses propos doux-amers toujours spontanés. Il m’a rappelé, allez savoir pourquoi, le violon peut-être, la musique, les pieds nus… le petit Rémi de Sans famille d’Hector Malot même si Amerigo, lui, en a deux, de familles…
QUELQUES MORCEAUX CHOISIS
Paroles d’Amerigo (il est enfant) :
“ Alcide m’avait dit que les enfants méchants ça n’existe pas, c’est que des préjugés. Les préjugés, c’est quand tu penses quelque chose avant même de le penser parce que quelqu’un te l’a mis dans la cervelle et qu’il y est resté bien planté. Il a dit que c’est comme une sorte d’ignorance, et que tout le monde, pas seulement mes camarades d’école, doit faire attention à ne pas penser avec des préjugés”.
Sur la mort (il est adulte) :
“Chacun perfectionne sa méthode pour ne pas mourir et tout le monde se trompe. On se trompe quand on pense échapper à la mort en se préparant une sauce genovese pour le lendemain.
On se trompe quand on s’enfuit dans une autre ville à la recherche d’un destin différent. On se trompe quand on pense que la musique nous protégera. Il n’y a pas de refuge. La mort vient chercher tout le monde…”
Sur la proscra-
tination, qui se retourne toujours contre nous , Amerigo adulte se remet en cause pour pas mal de choses et regrette, notamment, d’être resté si longtemps sans voir sa mère, le sentiment de frustration ne l’ayant pas encore tout à fait quitté :
“ J’ai laissé le temps passer et maintenant il est trop tard”.
(…) Plus tard, s’adressant à elle : “Comme tout ce qu’on laisse en suspens, qu’on reporte au lendemain sans savoir qu’il n’y aura pas de lendemain.
Après un long travail sur soi, la paix peut revenir, avec le temps :
“J’ai dû parcourir toute la route à reculons jusqu’à toi, maman”.
Un réflexion générale intéressante sur le manque d’amour apparent de certaines mères :
“Ta maman Antonietta, personne ne lui a jamais fait de câlins, c’est pour ça qu’elle n’en a pas à donner.”
Des paroles simplement belles :
“L’étoffe ancienne et élimée des souvenirs, que j’avais jusque-là dû tendre pour essayer de la faire correspondre au présent, devient soudain parfaitement adaptée, elle épouse exactement mon champ de vision”.
(…)“ Bruit de mes pas sur la pierre noire, linge étendu qui pleut sur la rue, scooters comme des chevaux endormis au pied des maisons, portes et fenêtres ouvertes sur la rue, regard qui s’efforce de ne pas épier les vies qui s’y entassent”.
Des paroles que pourraient apprécier les insomniaques : “Je n’ai jamais aimé l’aube : elle a le goût des nuits blanches, des rêves tourmentés, des urgences, des avions qui décollent trop tôt à destination de villes étrangères…”.
“Le soleil et le ciel bleu qui mettent en joie sont une supercherie vendue par les chansons populaires, le crépitement de la pluie qui tombe m’aide à ne pas penser au temps qui passe”.
Les descriptions n’ont pas forcément besoin d’être longues :
“Le ciel est fixe, ni beau ni laid, il attend le temps qu’il fera”.