Rechercher

SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

America[s] ⇜ Ludovic Manchette et Christian Niemiec

America[s] ⇜ Ludovic Manchette et Christian Niemiec - Ludo Manchette et Christian Niemec - BouQuivore.fr

Ludovic Manchette et Christian Niemiec, traducteurs à quatre mains de séries et de films en français, se sont essayés à l’écriture directe (et à l’américaine) avec leur premier roman, Alabama 1963, qui a rencontré un succès immédiat et reçu de nombreux prix littéraires. Forts de cet essai transformé, ils ont publié cette année, toujours ensemble, toujours à l’américaine et toujours au cherche midi, leur second roman, America(s), chroniqué ci-dessous. A croire que le travail à quatre mains leur sied bien :distance leur troisième opus est sorti l’été dernier : A l’ombre de Winnicott, qui se déroule cette fois-ci en Angleterre.

L’histoire, qui se présente comme un road-movie, commence en juillet 1973, alors qu’Amy part de chez elle (à Philadelphie) en autocar pour aller retrouver sa sœur Bonnie, partie un an plus tôt, à dix-sept ans, pour devenir playmate dans le magazine Playboy à Los Angeles. Et dont elle est sans nouvelles. Avec, aussi, l’espoir secret d’y rencontrer aussi Ryan O’Neal, l’acteur du film Love Story, qu’elle a vu deux fois avec Sandy, et dont elle est tombée amoureuse. Los Angeles est à l’autre bout de l’Amérique, à près de quatre mille cinq cents kilomètres. Elle prévient ses parents en leur laissant un petit mot qu’elle veut rassurant. Des parents qu’elle trouve vieux jeu, “largués”, intolérants et sans ambition aucune : son père autoritaire, violent à ses heures, antisémite et sa mère passive, rancunière et froide envers ses enfants. Bref, des parents qui ne l’aiment pas et qu’elle n’aime pas, des parents par qui elle aimerait avoir “été adoptée” et non engendrée.

Nous allons la suivre tout au long de son voyage sur la si fameuse route 66, dont elle ignore tout. Amy, America en réalité, est une personne un brin singulière, une sorte d’électron libre qui garderait les pieds sur terre. Imaginative et spontanée, elle s’invente un prénom par personne ou groupe de personnes rencontré(s). Idem pour son âge, qui change aussi souvent, en rapport toujours avec la personne qui le lui demande. Elle “se donne” de seize à douze ans. “Et demie”, ajoute-t-elle chaque fois, pour que ça sonne plus juste. Son lieu d’habitation dépend lui aussi des personnes avec qui elle parle. Elle pense que plus elle en dira sur elle plus elle sera repérable par la police, qu’elle devine à sa recherche dès le jour de sa disparition.
Les rencontres se succèdent, (trop) nombreuses, surprenantes, plus belles que réellement dangereuses fort heureusement, et l’histoire se déroule à leur rythme, presque toujours sur la route. De l’une à l’autre, son voyage avance et quelques jours lui suffisent à rejoindre Los Angeles et le Manoir de “Playboy” où elle est reçue comme une petite princesse. Mais je n’en dirai pas davantage pour ne rien dévoiler. Et la fin, bien sûr, vous l’apprécierez à votre juste lecture.

Côté écriture, on va à cent à l’heure. La route est longue, alors pas de temps morts. Les dialogues occupent une place importante, ainsi de nombreuses paroles de chansons, en rapport serré avec les moments vécus, car finalement, Amy va rencontrer plus de personnes du monde de la musique que de celui du cinéma. Dialogues, paroles et, surtout, les réflexions d’Amy concourent au rythme rapide de l’histoire et à sa narration fluide. Enfin, quel que soit son prénom du moment, Amy-America s’exprime à la première personne. C’est elle qui raconte… ce qu’elle veut. Et comme elle veut, dans un langage qui n’est plus celui de l’enfant et pas encore celui de l’adulte, mais qui démontre une grande facilité d’expression pour son âge. Des longueurs, parfois, surtout à la fin du voyage et à Los Angeles.

Un regard sur le livre. Ce second opus n’a de commun avec le premier que l’Amérique. Alabama 1963 était un roman policier, America[s] le road-movie initiatique d’une pré-adolescente.
Si Amy, présente à chaque page, n’était pas le principal personnage, l’histoire n’aurait aucun sens, pis, elle n’existerait pas. Car c’est elle qui la porte de bout en bout.
C’est une fille qui est tout et son contraire, grâce ou à cause des différents âges qu’elle déclare avoir. Naïve ou un brin délurée. Réservée ou bavarde. Drôle et attendrissante, parfois même désopilante, elle parle comme une “grande petite fille”, ce qu’elle est finalement, pas encore une adolescente.
Une grande petite fille qui n’arrête pas de mentir mais à qui, grâce à un capital de sympathie et de séduction inouï et immédiat, on ne veut que du bien.

Deux drames consécutifs l’ont laissée très seule et très jeune avec ses parents : le départ de sa sœur Bonnie et la mort violente de sa meilleure amie Sandy. Sa vie morose ne lui convient pas, elle ne tient pas à la raconter, alors elle en invente d’autres, en partie pour “justifier” son voyage auprès des personnes qui l’aident. Toutes la croient et compatissent à ce qu’elle raconte. Comme ici, où elle s’invente une tante :
“Ma tante… Euh… non… Elle conduit pas, elle est en fauteuil roulant. En fait, la maison où elle vivait avec mon oncle… Harry… a brûlé. Ma tante a réussi à sauter par la fenêtre mais depuis, elle marche plus. Mon oncle, lui, il a voulu récupérer sa casquette rouge qu’il adorait et il est mort brûlé vif… Dans d’atroces souffrances…”.
La seule chose vraie, qu’elle ne dit pas par peur d’être moquée, c’est le travail qu’elle veut faire plus tard : soigner les baleines. Pas juste vétérinaire, mais soigner les baleines.

Amy évolue beaucoup au cours de son voyage. Elle s’endurcit et s’enhardit au contact de certains, s’adoucit en parlant avec d’autres, prend conscience de beaucoup de choses – qu’elle ne pouvait connaître vu son âge véritable, que nous apprenons assez tard. Elle est peut-être bien passée mentalement de ce dernier à celui qu’elle annonçait. Quatre ans en une dizaine de jours, rien à redire, juste de quoi s’étonner un peu. Le principal étant qu’elle reste aussi sympathique et elle l’est. Belles ou à risque, ses rencontres lui ont permis de créer des liens pas forcément durables mais intenses et bénéfiques ; elles ont été des sources de réflexions qui, en lui ouvrant les yeux, en la révoltant ou en l’émerveillant, lui ont permis de “grandir” plus vite et de rationaliser la “réalité” de ce qu’elle voit, de ce qu’elle croit ; et même de ce qu’elle dit : ses mensonges répétés lui donnent à réfléchir. Comme le lui dit Mia, une “amie de voyage”, en la quittant avec émotion :
“Je crois qu’on a pas mal grandi, ces derniers jours, toutes les deux.
— Il paraît que c’est les voyages qui font ça.” 

Les deux auteurs abordent également des sujets sérieux sur l’Amérique des seventies, dont certains ont des répercussions problématiques aujourd’hui encore, ou sont toujours d’actualité car contestés épisodiquement, notamment le droit à l’avortement, l’utilisation abusive de produits dangereux dans l’agriculture, la ségrégation, censément terminée, le scandale du Watergate… Le milieu du cinéma et de la musique, avec des rencontres enrichissantes et plaisantes pour Amy.
La guerre du Viêtnam, le plus grave de ces thèmes, est vue par ceux qui l’ont faite et en sont revenus sans leurs amis morts devant eux, mais avec des traumatismes en tous genres. Voire totalement déglingués. C’est un vétéran devenu routier qui en parle à Amy.
Ces thématiques ne sont pas développées, ce n’est pas le propos du roman, mais elles constituent un état des lieux d’une Amérique traumatisée par une guerre violente et déjà nostalgique des hippies et de la liberté pacifique qu’ils avaient apportée avec leur mouvement Peace and Love qui s’étiole et vit ses derniers jours. Un passage peut se lire en fredonnant « Ex-fan des sixties », de Jane Birkin, écrite par Serge Gainsbourg quelques années plus tard encore (1978) et si représentative…

America[s], porté par la pétulance et le charisme de la jeune héroïne, est un roman qui se lit agréablement. Une véritable lecture d’été, aisée et fragmentable, touchante et attractive. J’ai pour ma part préféré le premier, Alabama 1963, avec son effet de surprise, son suspense et ses personnages singuliers, sa fin explosive et sa plausibilité.
C’est cette dernière qui m’a manqué ici. Je vois mal une enfant de l’âge d’Amy partir à l’aventure et traverser l’Amérique de part en part et en stop, même avec une vie fadasse et un but comme le sien.
Je dois dire aussi que le milieu du show-biz cinéma n’est pas mon domaine de prédilection ; alors son séjour au Manoir de Playboy (et les personnages rose bonbon qui l’habitent), pas plus que les caprices et les excentricités des stars lors des fêtes scintillantes, m’ont paru sortis tout droit d’un conte de fées. J’ai par contre apprécié les deux épisodes avec un Bruce Springsteen très humain pas encore célèbre, et sa bande de rockers, fans ou musicos. 

Je dirai pour finir que ce second roman est un divertissement qui se lirait par moments comme un conte de fées. Mais peut-être est-ce cela que les deux auteurs ont voulu écrire : un conte de fées moderne. Avec une jolie petite America en princesse et un beau Ryan O’Neal en prince charmant très attendu. Après tout, il survient souvent des malheurs aussi dans les contes… En tout cas, conte ou road-movie initiatique (les deux ?), America[s] est une belle histoire et un hommage aux arts. Musique rock, cinéma et littérature sont encensés… Alors, pour ça on en redemande. Et le troisième est dans les librairies.

QUELQUES MOTS GLANÉS DANS LES PAGES

L’amitié, sentiment aussi fort que l’amour pour Amy :
“On avait ça, avec Sandy. On n’avait même pas besoin de parler, on savait toujours ce que l’autre pensait. Rien qu’à voir sa tête, je savais si elle avait envie de rire, si elle pensait à autre chose, si elle était fatiguée, triste, amoureuse, si ça allait ou pas. Et c’était pareil pour elle”.

Que dirait-elle aujourd’hui si déjà en 1973 elle pensait et disait :
“C’est drôle, on envoie des satellites là-haut pour pouvoir mieux communiquer, mais j’ai l’impression que plus la science fait des progrès dans ce domaine, moins on communique. Et plus on est seuls”.

Une juste réflexion de Bruce Springsteen jeune :
“Ouais”, la vie est une suite de… (Il réfléchit.) … de deuils. Toutes sortes de deuils : de notre innocence, d’endroits qu’on doit quitter, de certains rêves, certains espoirs. Parce qu’il faut pas seulement renoncer à ce qu’on a perdu, il faut aussi apprendre à renoncer à ce qu’on n’aura jamais…” 

Enfin, la plus jolie phrase du livre pour moi, est prononcée par Glinda, une femme qui héberge Amy. Grande lectrice, elle lui offre un livre, Tess d’Urberville de Thomas Hardy avec ces mots :
“J’adore bouquiner au lit. C’est mon petit rituel du soir. Là, je pense plus à rien. C’est comme quand je joue du piano”. J’ai plus de mère, plus de frère, plus d’ex-mari, plus rien. Je suis… ailleurs, avec… une autre famille : Tess d’Urberville, Scarlett O’Hara, Don Quichotte…”.
Et rien que pour cette phrase… Allez-y !

Laisser un commentaire