
Shelley Read nous offre là son premier roman. Il y a donc peu de choses la concernant sur Internet. J’ai trouvé ces quelques lignes sur le site des Editions Ookilus.
“Shelley Read vit avec sa famille dans les monts Elk du Colorado. Diplômée en écriture et études littéraires à l’université de Denver, elle y a aussi été doyenne du programme de doctorat en anglais. Elle a été maîtresse de conférences à la Western Colorado University pendant près de trente ans où elle a enseigné l’écriture, la littérature, et les études environnementales. Va où la rivière te porte s’inspire de sa terre natale, le Colorado. Shelly Read est aussi une alpiniste et une grande voyageuse”. © Andi Tippie
Et ce premier roman est une merveille. Décidément, Shelley Reau a tout pour nous plaire. Il sort quand, déjà, le second ?
L’histoire commence en 1948 à Iola, Colorado, une petite ville tranquille sise entre les montagnes Big Blue Wilderness et la rivière Gunnison. Un paysage de carte postale. Ici vit Victoria Nash (Torie pour tous les siens) avec ce qui reste de sa famille après un accident de voiture dans lequel sa mère, son cousin (presque un grand frère pour elle) et sa tante Vivian ont trouvé la mort.
Enfant, elle est l’unique survivante féminine de sa famille qui comprend son père, qu’elle respecte et à qui elle obéit, son frère cadet Seth, qu’elle déteste pour bien des raisons et son oncle Ogten, le mari de sa tante adorée Viviane, rentré brisé et hargneux de la guerre du Vietnam, en fauteuil roulant.
L’enfant qu’elle était à la mort de sa mère (douze ans) devient une jeune fille naïve, sans repères féminins (le jour de ses premières règles a été particulièrement dramatique) et très vite, comme le veut la tradition catholique, elle est affublée de toutes les tâches domestiques pour les trois hommes de la maison. Elle n’a aucun choix possible. La famille est sous l’autorité de la loi divine. Victoria se soumet au joug paternel.
Par chance, elle a aussi la gestion du verger réputé de la famille, avec des pêchers aux fruits appréciés et recherchés dans tout le pays, qui ont été plantés l’année de sa naissance, il y a dix-sept ans. Ce verger fait la fierté de toute la famille et y travailler n’est pas une contrainte pour Victoria, bien au contraire elle y trouve une satisfaction et une forme de bonheur qu’elle ne trouve pas ailleurs. Comme toute la nature, omniprésente (végétale et animale), le verger a une importance capitale dans l’histoire, il sera traité non comme un être humain, mais comme un élément de la nature à respecter et soigner. Un peu comme Abel, le cheval de la famille tant aimé de Victoria et les nombreux chiens présents dans l’histoire. D’ailleurs les pêchers, en retour des soins permanents que Victoria leur prodigue toute l’année, gratifient la famille en lui offrant les meilleurs fruits de la région. Nous lisons sur ce verger :
“Je laisserais mon passé derrière moi et tenterais de rebâtir ma vie, espérant non pas des miracles, mais un terreau fertile. Je me disais que si mes arbres réussissaient à survivre, envers et contre tout, après avoir été déracinés, alors, au diable la mauvaise fortune, je le pourrais aussi”.
Un matin d’automne, elle rencontre par hasard un jeune étranger, Wilson Moon, un vagabond beau comme un dieu qui lui demande où se trouve la pension de la ville. Elle le renseigne et marche derrière lui pour rentrer chez elle puisqu’il n’y a qu’une seule rue. C’est le coup de foudre immédiat. En un seul regard elle ressent quelque chose d’inconnu, qu’elle n’identifie pas, mais dont elle se laisse envahir sans résister. La passion qui les unit, survenue de façon fulgurante, deviendra vite un amour doux, tendre et touchant. Une relation courte mais profonde. Elle nous dit de cette première rencontre :
“Les yeux de l’inconnu étaient aussi noirs et brillants que des ailes de corbeau. Et remplis de bonté – c’est le principal souvenir que je garde d’eux, de ce premier coup d’œil jusqu’à l’ultime regard : une bonté qui semblait prendre sa source au centre de son être et se déverser comme d’une fontaine débordante”.
Et un peu plus loin :
“Je ne connaissais ce garçon que depuis quelques minutes et moins d’un pâté de maisons, et j’étais déjà tourneboulée comme un caillou dans un torrent”.
Sans rien dire à personne, à leurs risques et périls, ils se revoient et ils s’aiment. Pendant quelques mois seulement car un drame se produit. Wil est Indien… “un sauvage” pour les personnes bien-pensantes de la ville.
Ces quelques mois seront les seuls moments de bonheur de Victoria, qui les revivra sans cesse ; cette rencontre va totalement et définitivement bouleverser sa vie puisque forcément il en « restera » quelque chose. Et ce qui devait être les plus beaux jours de son existence vont se transformer en un drame poignant qui, lui, durera plus de vingt ans.
Le présent de l’histoire commence donc avec cette rencontre passionnelle et se termine vingt ans plus tard avec d’autres personnages autour de Victoria, en un autre endroit. Si vous avez lu le Prologue en commençant le livre vous comprendrez pourquoi. Enfin, en partie seulement…
Je ne peux en dire davantage. La fin est lacrymogène, que vous soyez ou non très sensible. Mais elle clôt le roman d’une magnifique façon.
Côté écriture, pour un premier roman, c’est une réussite. La construction en cinq parties datées nous maintient toujours dans la chronologie réelle. Ce qui laisse à Shelley Read une grande liberté pour ce qui est relaté dans les cinq chapitres. En mêlant habilement le passé et le présent, elle nous explicite celui-ci et ce faisant, fait d’une histoire qui se déroule sur vingt ans une véritable saga familiale. Grâce à une grande maîtrise des temps, toujours en concordance, et de l’ordre dans lequel sont racontés les événements factuels, la vie s’écoule et s’étire lentement, tout en longueur et en douceur. Peut-être pour diluer les malheurs de Victoria.
Par ailleurs la plume est élégante mais sans emphase, d’une poésie fine et constante, même pour relater des faits domestiques banals, insignifiants. Pas une ligne qui ne soit fluide et soignée. La traductrice, qui a elle aussi fait un travail d’orfèvre, a dû se réjouir de mettre ces si beaux mots dans notre langue.
Dans les descriptions, l’écriture est aussi belle que la nature houleuse qu’elle décrit en toute saison. Cette région, avec ses montagnes et ses rivières impétueuses qui se jettent dans la Gunnison, même avec le barrage, doit être une merveille à visiter. Ce que vous en verrez sur Internet pourrait vous mettre des fourmis dans les jambes. Personnellement, le voyage dans le Colorado, ce pays si filmé dans les westerns de nos parents ou grands-parents, me tenterait bien, même si les lieux sont aujourd’hui presque totalement vidés de leurs populations premières, ici les Utes, comme tant d’autres aux USA. Shelley Read y vit avec sa famille, il lui suffit d’ouvrir les yeux pour avoir un spectacle naturel grandiose à nous dépeindre avec sa plume enchanteresse.
Un regard sur le livre. Un cadeau. Ce roman est un véritable cadeau pour le lecteur. Un cadeau que j’ai eu la chance de recevoir à Noël, d’ailleurs. Et un cadeau que j’offrirai aussi à l’occasion d’un anniversaire par exemple.
Je me suis laissée porter par la rivière. Ce voyage fut un vrai un bonheur brouillé de larmes de la première à la dernière page. Magnifique portrait de femme au destin tragique, Va où la rivière te porte est un des livres les plus tristes que j’ai lus ces derniers temps et j’en lis, des livres tristes… Mais la tristesse, tempérée par la luminosité de l’héroïne, et celle de Wil, devient douce ; c’est un véritable joyau, un premier roman prometteur qui vous laissera comme il m’a laissée si vous le lisez, ce que je vous recommande chaudement : émue aux larmes et le cœur chaviré.
C’est Victoria (appelée Torie enfant) qui raconte et porte l’histoire, à la première personne, de bout en bout. Elle nous touche, nous bouleverse par sa sincérité, sa malchance, sa pugnacité, son obéissance résignée mais révoltée, sa résilience en toutes circonstances. Sa modestie aussi, ainsi que son aptitude à se remettre en question, sa simplicité doublée d’une belle élégance dans son expression. Elle est remplie de lumière.
Malgré ce qu’elle endure, elle ne se plaint jamais ou presque et quand elle le fait, c’est comme si elle parlait de quelqu’un d’autre. Il y a une sorte de fatalisme chez elle, lié à son “éducation” et à ses déboires et elle en a conscience :
“Les jours passant, je me construisais une vie choisie, et c’était une vie agréable. Je savais ce qu’il manquait, mais ça ne m’empêchait pas d’apprécier ce que j’avais”.
Ou encore, si elle devait se justifier pour certaines choses passées et certains de ses choix…
“Je dirais que j’avais toujours accepté d’affronter ce que la vie me réservait, et toujours essayé de faire ce que je croyais juste. J’expliquerais que la plus grande leçon que j’avais apprise, c’est qu’il faut du temps pour devenir soi-même. je dirais que je m’étais laissé porter par la rivière, ainsi que Wil me l’avait enseigné, mais qu’il m’avait fallu des années pour comprendre ce que ça signifiait. Mon histoire ne se résumait pourtant pas à surmonter des obstacles”.
Si Victoria accapare presque toute notre attention et notre compassion, d’autres personnages traversent son histoire. Outre sa famille partie trop tôt et les très mauvaises personnes dont je ne parlerai pas, elle est appelée à en rencontrer d’autres au mitan du roman, ayant été obligée de changer de lieu de vie. Et si l’amour est le grand sentiment le plus fort de l’histoire, l’amitié est loin d’en être absente. Et qui dit amitié sous-entend solidarité. Surtout entre femmes peut-être. A Iola déjà, Ruby Alice, une vieille femme ayant perdu tous les siens et une partie de sa raison avec, l’avait aidée, sauvée même, avant qu’elle le fasse à son tour à la fin de sa vie. Cette amitié à laquelle personne ne pourrait s’attendre ne se terminera qu’avec le décès, en douceur, la main de Victoria dans la sienne, de Ruby-Alice.
Une fois sa “seconde vie” commencée, elle rencontre un couple sympathique dont la femme Zelda – un prénom bien porté – devient vite son amie, une véritable amie. Zelda est aussi moderne que Victoria est classique et timorée. Elle est également enthousiaste, cultivée et informée des nouvelles du monde, abordant les années soixante et la mode qui va avec tout en ayant pleine conscience des sujets importants, notamment la guerre du Vietnam qu’elle condamne et déplore. Elle initie Victoria à la vie “moderne”, se confie à elle en toute intimité, attendant patiemment que son amie se libère enfin de son lourd secret qu’elle devine enfoui tout au fond de son cœur. Zelda soutiendra et aidera Victoria dans sa quête du bonheur. Une amitié tardive mais “incassable” qui fait plaisir à lire. Et une amie qu’on aimerait avoir.
C’est Zelda enfin qui lui dit à propos des Amérindiens, sans rien savoir de Wil :
“La seule raison pour laquelle on est assises ici en cet instant, c’est parce qu’ils ont été chassés de cette terre que nous appelons la nôtre. Le fait que les gens l’ignorent ne le rend pas moins vrai”.
Un homme, aussi, noue des relations amicales avec Victoria : le professeur Greeley, universitaire renommé de botanique spécialiste des espèces arboricoles rares, qui la conseillera, l’aidera pour le “sauvetage” de ses pêchers qui durera une décennie…
Un clin d’œil aux Amérindiens peut-être : solitaire sans l’avoir choisi, Victoria n’est pas toujours totalement “seule” car elle entretient des “relations” sous forme de véritables dialogues avec les personnes qu’elle a aimées et perdues, essentiellement Wil, à qui elle demande son avis et son aide en cas de besoin et qui lui “répond”, mais aussi sa mère, morte elle aussi trop tôt, qui est souvent à ses côtés pour répondre (ou pas) à ses questions. Son père et son cousin. Et bien sûr, le fruit de son amour interdit avec Wil, sujet majeur de l’histoire. Tous ces personnages ne sont pas des fantômes à ses yeux – et aux nôtres –, leur présence est prégnante, pas juste imaginaire, ils sont tous morts trop tôt et continuent de “vivre” à ses côtés quand elle en éprouve le besoin. Je rassure les réticents au paranormal, il n’y a là rien de fantastique, Victoria sait qu’elle parle à ses morts. La preuve :
“Les années eurent beau passer, je continuais de les voir : Wil, m’attendant à la lisière du verger, la main tendue pour prendre la mienne ; papa, au milieu des arbres touffus, en train de cueillir une pêche d’une paume experte ; maman, qui travaillait au potager et en rapportait des légumes frais pour le dîner ; Cal, qui m’appelait de notre cabane dans l’arbre, comme si elle n’était pas tombée en ruine depuis très longtemps…”
Le livre est basé sur une histoire vraie : la petite ville d’Iola et deux ou trois autres ont bel et bien été englouties par les eaux de la Gunnison forcées par un barrage. Qui se visite lui aussi. Plein de sentiments, Va où la rivière te porte est également rempli de surprises ; il finit par devenir inlâchable et la dernière partie se lit avec une grande impatience.
C’est grâce à Miléna qui en a parlé dans sa vidéo d’avril dernier (lien ci-dessous) que je l’ai découvert. Je la remercie chaleureusement pour m’avoir recommandé ce roman qui avait été un gros coup de cœur pour elle. Et qui l’est pour moi. Victoria, ses amours et ses pêchers ne sont pas près de s’éloigner de mes pensées. Wil et Lukas non plus.
DANS LES PAGES
Le poids des traditions catholiques et la condition des femmes qui en découle. Sa mère se référait sans cesse à Dieu.
“Personne ne m’avait jamais parlé de séduction. J’étais trop jeune à la mort de ma mère pour avoir appris d’elle ces secrets ; et quand bien même, elle ne les aurait pas partagés avec moi. C’était une femme discrète et très comme il faut, soumise à Dieu et à ses devoirs. Son affection ne se manifestait que dans des limites strictes, notre éducation étant gouvernée par une sainte terreur du bilan que nous présenterions tous le jour du Jugement dernier.
“Si mes parents dirigeaient la ferme et la famille en partenaires efficaces et fiables, je n’ai jamais détecté entre eux la présence de l’amour qui unit un homme et une femme. Pour moi, ces terres inconnues demeuraient mystérieuses”.
“S’il y avait bien un principe immuable dans la famille, c’était que toutes les tâches domestiques revenaient aux femmes. Ma mère s’y était pliée sans se plaindre”.
Mais Victoria n’accepte pas l’omnipotence divine :
“À chaque fois que j’entendais maman se référer à la volonté de Dieu, je l’interprétais ainsi : Dieu veut ou ne veut pas. Dieu veut qu’un jeune soldat meure dans les bras de son grand frère. Dieu veut qu’il y ait la guerre, de l’amertume. Il veut transformer un homme en étranger. Dieu ne veut pas s’expliquer. Dieu veut arracher ta mère, ton cousin et ta tante à cette terre, comme des pêches cueillies trop tôt sur la branche”.
De superbes descriptions d’un personnage important dans l’histoire, la nature :
“Avec une rapidité surprenante, le soleil émergea de derrière une crête dentelée et répandit sa lumière pâle à travers la vallée. Elle atteignit d’abord l’endroit où je me tenais, me baignant dans sa subtile chaleur, se réverbéra sur les gouttelettes accrochées à toutes les feuilles et les tiges autour de moi, illumina de minuscules insectes et fit briller des toiles d’araignées invisibles un instant plus tôt. Elle toucha l’écorce blanche des trembles et les branches rouges et bourgeonnantes de l’épais rideau de saules bordant la rivière. Centimètre par centimètre, la lumière progressait. En l’espace de quelques minutes, le sol entier de la vallée se réveilla, paré de toutes les nuances printanières, s’abandonnant à l’aurore et au chant glorieux des oiseaux”.
“Je suivis un chemin familier, au milieu des chênes de Gambel et des buissons de bigelovie, pour rejoindre une prairie que j’affectionnais, luxuriante et bourdonnante de vie estivale. Des papillons blancs dansaient parmi les vératres de Californie et les hautes herbes. Des abeilles et des machaons fouillaient le cœur ensoleillé des asters à feuilles de tanaisie. Des sauterelles bondissaient sur mon passage. Je m’assis au bord du ruisseau qui coulait comme une veine au milieu de la prairie et j’admirai les petites trompettes des gentianes pourpres groupées dans l’humidité”.