Ron Rash est né en 1953 en Caroline du Sud, et y a grandi. Il vit actuellement en Caroline du Nord. Titulaire d’une maîtrise de langue anglaise, il devient enseignant (et l’est toujours) avant de commencer sa carrière littéraire en 1994 avec des nouvelles (Incandescences, sorti en France en 2015) et des poèmes. Son premier roman, chroniqué ci-dessous, Un pied au paradis, sort en 2002 aux Etats-Unis, en France en 2009. Suivront Le Chant de la Tamassee (2004 aux Etats-Unis, 2017 chez nous, étrangeté du rythme des traductions), Le Monde à l’endroit (2006 aux Etats-Unis, 2012 en France), Serena (2008 aux Etats-Unis, 2011 en France), Une terre d’ombre (2012 aux Etats-Unis, 2014 en France). Tous ses romans ont été magnifiquement traduits en français par Isabelle Reinharez. Serena et Le monde à l’endroit ont
Nous sommes en Caroline du Sud à Oconee, dans les Appalaches, dans les années cinquante quand commence l’histoire. Le shérif Alexander est appelé par son adjoint Bobby qui l’informe que la mère d’Holland Winchester lui a dit que celui-ci – rentré depuis peu déglingué et belliqueux de la guerre en Corée –, avait disparu ; qu’il était sans aucun doute mort et que c’était son voisin, toujours sans doute, qui l’avait tué. Elle a d’ailleurs entendu le coup de feu le matin où il a disparu. Holland Winchester était un homme peu sympathique, que personne à part sa mère ne regrettera.
Le voisin, c’est Billy Holcombe, paysan de père en fils. Et marié à Amy, une femme aux yeux bleu océan. Le couple s’aime mais n’arrive pas à faire un enfant. Le problème vient de Billy, qui accuse le coup. Sur les conseils d’une vieille femme mi sorcière mi « medicine woman » qui vit seule en haut de la vallée, Amy s’offre à son voisin en secret et, forcément, se retrouve enceinte. Le drame éclate quand elle annonce à Holland qu’elle ne veut plus jamais le voir et qu’il comprend les vraies raisons de son comportement. Il revient chez elle et lui déclare qu’il veut l’épouser. Un coup de fusil et Holland s’écroule.
Ne croyez pas que je vous en ai dit beaucoup, que j’ai “spoilé” quoi que ce soit comme on dit si mal, ce meurtre est le début de l’histoire et nous savons déjà que le shérif enquête avec une idée derrière la tête mais aucune certitude. Ni de corps. Et sans corps ni témoin, l’enquête tourne en rond.
La suite nous est racontée par quatre personnages : le shérif, la femme, le mari, puis leur fils. Un cinquième intervient, l’adjoint du shérif, à la fin pour, en quelques pages seulement, nous raconter l’épilogue. Chacun des récits complète le précédent, en éclaircit certains détails et nous changeons radicalement d’avis sur les personnages, la femme et le mari principalement.
Le suspense va s’étirer sur plusieurs longues années, les personnages éclairent les faits et leurs causes lors de leur prise de “parole”. Une partie entraînant l’autre, nous sommes pris dans l’engrenage jusqu’au bout car les faits ont marqué les esprits et nul ne les a oubliés ; même si l’eau a englouti les morts – ceux qui n’ont pu être “déménagés”, ceux que l’on n’a, volontairement ou non, pas trouvés –, même si elle a également enfoui les secrets les plus sombres des vivants.
La fin m’a prise de court et m’a fait chavirer le cœur quand bien même, dans l’absolu, elle procède et découle d’une certaine logique.
La plume de Ron Rash est élégante et fluide, variée dans son vocabulaire. Roman choral à quatre voix, Un pied au Paradis est construit avec maestria : si quatre personnes racontent le même drame presque sans décalage temporel – excepté le final, qui a lieu bien plus tard –, seuls trois y sont intimement mêlés, le shérif et son adjoint faisant office d’enquêteurs mais aussi de témoins.
Dans ce premier roman, le talent de l’auteur pour ce qui concerne l’écriture tient dans la diversité de langage des protagonistes. Le shérif s’exprime avec des mots posés, précis, pertinents quand il s’agit de l’enquête. Il s’autorise de temps à autre une introspection mentale faite de souvenirs qui s’imposent inopinément à lui. La femme et le mari ont un langage plus frugal, le langage “rural”, selon un personnage peu présent mais important, qui frôle néanmoins toujours la poésie pure.
Les dialogues, relativement courts et souvent vifs, sont à la fois explicites et remplis de sous-entendus voire de non-dits. De belles descriptions de la nature parsèment les pages, dans la bouche des trois personnages principaux.
Il faut saluer là aussi le travail habile et fidèle de la traductrice, Isabelle Reinharez qui a réussi à rendre les quatre narrations (bien différentes dans leurs expressions) aussi vivantes et vraisemblables que si elles avaient été écrites en français. Cette traductrice est particulièrement douée pour jouer avec les deux langues.
Un regard sur le livre. Un pied au paradis, le (premier !) roman de Ron Rash, est tout sauf ce qui est noté sur la couverture : un roman policier. Ou “presque” tout parce qu’il y a un shérif et son adjoint, et un meurtre. Et forcément un coupable à trouver. Mais l’enquête ne prévaut pas, nous lisons un roman noir rural – sorti en 2002 aux Etats-Unis –, mélange de suspense, de poésie et d’investigation. Et pétri d’humanité.
Les Appalaches du Sud : une région que Ron Rash connaît bien, très bien même puisqu’il y a grandi. Il la connaît et l’aime au point d’y planter le décor tous ses romans. Ce sont des terres qui comme tant d’autres ont été volées aux Indiens, ici les Cherokees lors de la colonisation par les Européens au milieu du XIXe siècle. Des terres qui, comble de malchance, vont bientôt être englouties purement et simplement pour devenir une retenue d’eau, un lac immense : elles ont été rachetées par une grosse société d’électricité pour y construire un barrage monumental. En attendant, les rares paysans qui restent sur ces terres devenues arides au fil du temps tentent de sauver d’une canicule sèche devenue récurrente leurs maigres récoltes.
Petit village oblige, tout le monde connaît tout le monde. Génération après génération, tous les habitants sont allés à la même école, à la même église, au même centre sportif… Alors, vraies ou fausses, les informations circulent. Les commérages, les rumeurs, les on-dit vont bon train, les secrets aussi parfois, les rancunes et les envies de vengeance.
Le premier plaisir de lecture, ce sont ses personnages. Le vrai “méchant” est mort. Ceux qui restent, d’une grande humanité, sont attachants à bien des titres. Nous les découvrons individuellement et véritablement dans les parties où ils sont narrateurs. Et Ron Rash les a tout particulièrement soignés .
Le shérif Alexander est le premier à entrer en scène pour raconter les faits : ce qu’il a vu et entendu, et son enquête. Cet homme m’a fait penser au célèbre commissaire Kurt Wallander, l’enquêteur de tous les romans d’Henning Mankell, en moins sombre cependant. D’origine paysanne, Le shérif Alexander a préféré étudier que reprendre les travaux à la ferme de ses parents, où travaille encore son frère Travis. Mélancolique, désabusé mais non revenu de tout, en passe de devenir solitaire – une fausse couche les a privés sa femme et lui de tout espoir d’avoir des enfants et a ruiné leur couple –, sérieux et rêveur à ses heures. Pas le genre de policier rencontré dans les grandes villes américaines.
Shérif expérimenté, empreint d’une volonté de justice, il devine presque de suite ce qui a pu se passer mais essaie par tous les moyens de trouver une preuve, à défaut d’un corps. Il considère les personnages et les choses avec une bienveillance naturelle. Tout en enquêtant, il revoit sa vie avec sa femme sans entraver son travail.
C’est un personnage si sensible qu’il perd ses moyens et retrouve son langage premier quand il est en difficulté ou quand il pense tout haut, “le parler de bouseux” que lui reproche sa femme Janice.
Mais lui le fait aussi à bon escient car, dit-il, ”ce genre de tournures est encore celui de la plupart des habitants du comté de Oconee. Ça met les gens plus à l’aise quand on s’exprime comme eux, et quand on est le shérif du coin on passe un temps fou à chercher à mettre les gens à l’aise”.
La seconde à prendre la parole c’est Amy. La jeune et jolie femme du “voisin” de Holland, qui pu nous sembler dans la première partie froide, égoïste et hautaine, rouée même mais qui, dès qu’elle commence à raconter sa vie avec Billy, nous embarque dans son histoire triste à pleurer. Elle se révèle une femme courageuse, aimante, prête à tout pour fonder une famille. Même à suivre les conseils pas forcément avisés mais efficaces d’une vieille femme. Nous finissons par la comprendre, par l’admirer pour son courage et… son honnêteté. Et par l’aimer.
Le troisième narrateur est le mari-suspect, Billy. Il confirme en d’autres termes fleuris – comme le si joli “souventes fois” – ce que nous a dit sa femme qu’il aime d’amour lui aussi. C’est lui qui nous amène à douter sur la mort de Holland. A-t-il s’agi d’un meurtre, d’un assassinat ou d’un suicide ? Chaque lecteur se fera son idée car la réponse se fait languir. Une chose est sûre, c’est lui qui confère au roman son côté drame de la jalousie et de la vengeance. Mais nous finissons par être ému par lui également, qui croule sous les difficultés. Et par nous y attacher.
Et puis vient le fils, leur fils Isaac. Adoré, choyé par son père et sa mère, il grandit perturbé dès l’enfance par la mère de Holland qui sème le doute dans son esprit, d’abord à l’église le dimanche par des regards, puis chez elle, où il se rend en catimini. Il cherchera à savoir la vérité sur son identité, quoi qu’il en coûte là aussi. Qui a dit que toute vérité n’était pas bonne à dire ? Le proverbe. Mais l’est-elle à entendre ?
Enfin, dans la dernière partie, très courte, l’adjoint du shérif Winchester relate la fin de l’histoire. Une fin aussi abrupte qu’une rivière devenue cascade. Une fin qui boucle la boucle, qui nous assomme, nous laisse pantois, telle celle d’une tragédie antique. Que l’on ne peut lire les yeux secs.
Je dirai pour finir que Un pied dans le Paradis est un de ces livres que l’on ne peut lâcher. Quand bien même l’inéluctabilité de l’histoire de ses personnages nous saisit dès les premières pages, nous voulons savoir où, quand, comment et sur qui tombera le glaive. Et s’il tombe, tout simplement car les rebondissements ne manquent pas dans ces quatre relations, pourtant récurrentes sur le sujet principal. Et son écriture, d’une poésie douce jamais poussée au paroxysme littéraire, le rend encore plus agréable et bouleversant. Quant à son amour et son respect pour les Indiens Cherokee, les pages en sont remplies. Un coup de cœur, une envie de lire tous les autres romans de Ron Rash, là, maintenant. Si c’était possible… Mais à moyen terme, oui.
DES EXTRAITS, tirés le plus souvent de propos du shérif
Le dur métier de cultivateur, vu par un shérif bienveillant :“Billy Holcombe savait tout cela mieux que moi, parce que pour lui il ne s’agissait pas de souvenirs. Cela faisait autant partie de lui que son ombre. Mais en le regardant finir son rang, je savais qu’il ne pouvait pas se permettre de songer à quel point ses moyens d’existence étaient incertains. Pour être cultivateur, un homme devait se comporter comme une mule – garder ses yeux et ses pensées rivés sur le sol juste devant lui. Autrement, il ne pouvait pas revenir dans ses champs jour après jour”.
De belles descriptions accompagnent les personnages et leurs tourments, comme celle-ci :
“Je suis sorti de la vallée, le soleil s’enfonçait dans les arbres. Quand j’ai atteint la route goudronnée, le crépuscule avait pris l’étrange couleur qu’il a toujours en août, un rose teinté de vert et d’argent. Cette couleur m’avait toujours donné l’impression que le temps avait on ne sait trop comment fui hors du monde, le passé et le présent se mêlant l’un à l’autre”.
Le passé, le présent et le futur du comté et des Appalaches :
“J’ai songé que les descendants des colons venus d’Écosse, du Pays de Galles, d’Irlande et d’Angleterre – des gens pauvres et assez désespérés pour risquer leur vie afin de s’emparer de cette terre, tout comme les Cherokee s’en étaient emparés au détriment d’autres tribus – ne tarderaient pas à leur tour à disparaître de Jocassee. Quinze ans, vingt ans au maximum, et il n’y aurait plus que de l’eau, du moins c’était ce que les personnes bien informées m’avaient raconté”.
Une réflexion lucide et fataliste, toujours du shérif, sur sa vie personnelle cette fois :
“Tu veux avoir la pire opinion d’elle, me suis-je dit. C’est plus confortable que d’admettre la vérité… que ce qui tourne mal entre deux personnes n’est parfois la faute ni de l’un ni de l’autre”.
Et une dernière d’Isaac, sur le dur métier de shérif d’une petite ville :
“C’est ainsi qu’on doit devenir quand on a pour boulot de s’occuper des trucs épouvantables qui arrivent aux autres, ai-je pensé. Un fermier attrape des cals aux mains. Un shérif les attrape au cœur”.