Né en 1978 à Addis-Abeba (Ethiopie), Dinaw Mengestu quitte son pays en proie à la dictature avec sa famille, qui s’installe d’abord dans l’Illinois, puis dans la région de Chicago. Il n’a que deux ans. Après de brillantes études universitaires à Washington, il mène une double carrière : enseignant l’écriture créative aux USA et journaliste à Paris (Rolling Stones, The Wall Street Journal). Son premier roman chroniqué, ci-dessous, est paru en 2007 chez Albin Michel ; il fut salué unanimement par la presse internationale. Il sera suivi en 2010 de Ce qu’on peut lire dans l’air en 2010 et de Tous nos noms en 2014 (l’auteur a moins de quarante ans), toujours chez Albin Michel et tout aussi bien accueillis.
« Par un pertuis rond je vis apparaître
Les belles choses que porte le ciel.
Nous avançâmes, et une fois encore, vîmes les étoiles ».
Ce sont les propos de Dante à sa sortie de l’enfer, repris par Joseph à propos des Africains sortis de l’enfer de l’Afrique. Et le titre de ce roman.
L’histoire. Sépha Stephanos a quitté son pays natal, l’Ethiopie, après la mort de son père, avocat haut placé assassiné au moment de la « Révolution ». Il émigre aux Etats-Unis, à Washington, où il sympathise avec deux autres émigrés venus d’Afrique noire : Joseph (Congolais) et Kenneth, (Kenyan), qui deviennent ses seuls vrais amis.
Quand nous le rencontrons, bien des années après son arrivée, il tient une petite épicerie dans un quartier populaire de la capitale fédérale, Logan Circle, et vit dans l’appartement juste au-dessus. Il va de temps en temps voir en banlieue son oncle Berham, haut personnage du régime éthiopien chassé par le pouvoir en place arrivé deux ans avant lui à Washington. Sépha a vécu chez lui pendant longtemps avant de reprendre l’épicerie. Les affaires sont maigres, les habitants du quartier sont pauvres mais Sépha n’est pas ambitieux et se contente d’avoir de quoi vivre et le temps de lire tout son soûl. « Les belles choses que porte le ciel », il se contente d’en rêver. Avec Joseph et Kenneth, ils se retrouvent souvent, dans l’épicerie de Sépha ou dans un bar pour refaire le monde en buvant « quelques » verres ; parlent beaucoup des heures durant de l’Afrique noire et de ses dictateurs, se racontent leurs vies et s’encouragent les uns les autres en cas de baisse de forme ou de trop forte nostalgie. Bon an mal la vie va son petit train-train…
Un jour arrive dans la rue une femme blanche, Judith et sa petite fille métisse, Naomi, onze ans. Judith vit seule, elle est professeure d’histoire et a visiblement des moyens supérieurs à ceux des habitants du quartier. Elle a acheté une des maisons anciennes, à deux pas de l’épicerie, l’a faite entièrement restaurer et y emménage. Très vite, entre Naomi et Sépha se nouent des relations de complicité et d’affection profonde. Sépha aime beaucoup lire et Naomi adore les histoires, les deux font vite la paire, elle l’écoute pendant des heures lui faire la lecture des livres qu’elle choisit, elle (notamment Les Frères Karamazov de Dostoïevski !). Judith apprécie elle aussi Sépha et lui est reconnaissante de s’occuper de Naomi, une enfant surdouée et pas toujours commode avec sa mère. Des liens amicaux se nouent entre eux trois et Sépha se met à imaginer des choses et des jours meilleurs. Il ne sait comment se comporter avec Judith dont il tombe peu à peu amoureux sans vraiment y croire. Ses tergiversations pour savoir quoi porter et que dire à l’occasion d’une rencontre sont attendrissantes. Judith est-elle l’une des belles choses que porte le ciel ? Le début d’une histoire, d’une famille ? Rêve ou réalité ?
Quoiqu’il en soit, l’arrivée de Judith va faire bouger les choses dans le quartier. Je vous laisse découvrir la suite et la fin de l’histoire.
En ce qui concerne sa forme, le roman bénéficie d’une écriture déjà aboutie (Dinaw Mengestu n’a pas trente ans !) et bien traduite. Un – tout petit – bémol : la chronologie est parfois difficile à suivre. L’auteur mélange allègrement les époques à l’intérieur d’un même chapitre. Le narrateur se déplace beaucoup, essentiellement à pied. Il est suspendu entre deux vies : deux continents, deux époques, et même entre deux quartiers de Washington, trois même : le sien, celui de son oncle et celui de ses amis… Mais le lecteur s’y retrouve toujours…
Mon regard sur le roman. Le thème principal du roman est intéressant et bien développé : l’intégration progressive, lente et parfois impossible des immigrants d’Afrique noire en Amérique, ce pour de nombreuses raisons. Comme ses deux amis Joseph et Kenneth et probablement comme tous les autres, Sépha ne se sent ni tout à fait Africain ni tout à fait Américain. Il restera toujours entre son pays natal et celui d’adoption qui tous deux même si d’une manière différente, l’ont « exclu ».
Par un jeu d’allers et retours dans les années avant et post immigration, nous découvrons la vie « coincée entre deux mondes » du narrateur : sa jeunesse en Ethiopie dans une famille privilégiée avant que son père, brillant avocat, ne soit assassiné par les soldats du dictateur Mengistu et que sa mère lui fasse quitter le pays en urgence ; et sa vie cahotante à Washington, faite de petits riens dans un pays où il n’a jamais pu ou su trouver sa place et dans lequel il n’a jamais vu se concrétiser le fameux « rêve américain » ni celui de la double nationalité possible.
Les personnages principaux sont attachants à divers titres. Le narrateur pour son extrême gentillesse, son intérêt pour les autres et, d’abord, sa modestie mêlée d’autodérision, qui lui est reprochée par son oncle comme un « manque d’ambition » mais qui pour lui est chose naturelle : « Je n’avais pas être quelqu’un de plus grand que ce que j’étais déjà. J’étais pauvre, noir, et portais l’anonymat qui allait avec ça comme un bouclier contre toutes les premières ambitions de l’émigrant, qui m’avaient depuis longtemps déserté, si tant est que je les aie un jour ressenties. De fait, je n’étais pas venu en Amérique pour trouver une vie meilleure. J’étais arrivé en courant et en hurlant, avec les fantômes d’une ancienne vie fermement attachée à mon dos. Mon objectif, depuis lors, avait toujours été simple : durer, sans être remarqué, jour après jour… ». Pas question de se réinventer totalement en Amérique. Sépha sait que c’est impossible.
Le minimum vital, n’est-ce pas ce que mendient les migrants aux frontières de l’Europe aujourd’hui ? Si.
Parmi les autres personnages essentiels, Judith et Naomi, formidables. La mère pour sa gentillesse et son empathie naturelles, la fillette pour sa pétulance, sa « culture » et son impétuosité. Sa drôlerie, aussi et bien sûr. Elle est le piment de l’histoire. Toutes deux contribuent fortement au déroulement romanesque, lui apportant une fraîcheur et une légèreté bien souvent nécessaires. Car ici-bas les belles choses n’ont pas toutes quitté le ciel qui les portait.
Un détail que j’ai trouvé très amusant : le jeu des dictateurs, des dictatures et autres coups d’état militaires et « révolutions » d’Afrique, auquel jouent Sépha et ses deux amis. Trois données : une année, un pays d’Afrique, un nom d’homme. À l’improviste, l’une de ces données est lancée par un joueur et les deux autres doivent trouver les noms et/ou dates manquants… Le narrateur dit qu’ils se sont arrêtés à trente coups d’état en Afrique… mais qu’il y en aurait eu bien davantage… Une manière originale de revoir (ou de voir) l’histoire de l’Afrique noire et de ses dictateurs, « tous ceux qui ont pris un fusil au nom de la révolution » et (…) « qui sont connus pour leurs déclarations absurdes et leurs prestations comiques, les dictateurs qui épousent quarante femmes et ont deux fois plus d’enfants, qui s’installent sur des trônes dorés en forme d’aigles, qui déclarent être des demi-dieux et autour desquels flottent des rumeurs d’inceste, de cannibalisme, de sorcellerie et de magie ». Rassurez-vous, ce n’est « qu’un jeu des devinettes » !
Je dirai pour finir qu’avec ce premier roman en forme de pépite, Dinaw Mengestu, jeune auteur très doué, fait une entrée brillante dans le milieu littéraire international. Et que le thème de l’intégration sur le continent américain (possible ou non, difficile toujours) des immigrés d’Afrique noire – je pense que l’auteur a choisi à dessein trois personnages de pays différents. Et son personnage principal simple, doux, et sans prétention, réaliste mais pas fataliste, restera longtemps dans ma mémoire. Au moins jusqu’à ma prochaine lecture de son créateur. Et ça tombe bien, Tous nos noms est sur le haut d’une pile…