Jean-François Beauchemin, né au Québec, est un écrivain prolifique. Après des études littéraires, il travaille comme réalisateur radio pendant plus de dix ans, avant de devenir écrivain à temps plein en 2004, grâce ou à cause d’une maladie, qu’il évoque dans une trilogie. Suivent de nombreux romans, récits, nouvelles. Avec, en 2006, un premier recueil de poésie, Voici nos pas sur la terre. Une poésie délicate omniprésente dans son œuvre livresque.
Quand commence la narration dans les pages, car il n’y a pas d’histoire à proprement parler, en tout cas pas d’intrigue, le narrateur, écrivain de son état, vit avec sa femme Lisia, qu’il aime depuis toujours, leur chat et leur chien ; leurs voisins sont devenus des amis. A la soixantaine, il sait qu’il aborde le dernier âge de la vie. Il le fait sans appréhension, avec une nostalgie teintée de sérénité, écartant de son quotidien toute chose futile, se concentrant sur l’essentiel : l’amour des siens, la simplicité et le dépouillement, l’harmonie constante avec la nature ; car pour lui le corps, l’âme et l’esprit ne font qu’un.
C’est une vie faite au quotidien de “petits riens”, de contemplation, loin de l’action, parfois trépidante, de la jeunesse et de l’âge adulte. Sa vie pleine d’amour pour les siens, ainsi que sa vie d’écrivain dont les thèmes récurrents sont les mêmes que ceux qui le guident dans l’existence, avec ses rapports avec ses lecteurs, dont certains lui écrivent.
Et, bien évidemment, une vie qui vaut aussi et surtout par les visites de son frère, atteint de schizophrénie depuis l’adolescence, l’âge le plus difficile de la vie, période de tous les possibles.
La schizophrénie de son jeune frère est évoquée dès les premières lignes du récit, puis décrite avec des détails (symptômes plus ou moins graves, évolution) qui nous apprennent pas mal de choses sur une maladie apte en ses points culminants à bouleverser la vie du malade et de ceux qui l’entourent.
Selon les fluctuations de sa maladie et les événements qui marqueront leur vie – mort des parents, moqueries et sarcasmes envers le malade, crises de celui-ci, notamment de paranoïa ou de violence envers lui-même, pour les moments très difficiles ; complicité, bienveillance mutuelle, compréhension, même amour de la nature sous toutes les formes de la flore et de la faune (des oiseaux, surtout, pour lesquels le frère éprouve une vraie passion), de la poésie pour les côtés agréables –, les relations des deux frères seront amicales, fraternelles, violentes ou complices même, parfois, mais toujours aimantes et solidaires.
Bien qu’elle ait d’évidence une importance capitale au cours de toute leur vie, la maladie n’est pas le sujet majeur du livre, loin de là. C’est l’amour qui porte le livre et ses personnages. A soixante ans, le narrateur est toujours amoureux de son épouse et cet amour est réciproque, tout comme le respect qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Les voisins sont des amis avec lesquels ils partagent beaucoup. Le narrateur-écrivain mène la vie qu’il a choisie et il surmonte en famille et entre amis les épreuves imposées par elle, souvent liées à la maladie du plus jeune, tout en se réunissant pour fêter les moments de joie et les réjouissances locales.
Un petit monde qui peut nous sembler utopique nonobstant la maladie du plus jeune, mais le narrateur refuse de tout rapporter à elle et revendique son souhait de vie ultime la soixantaine dépassée :
“Rentrer à la maison, la même depuis vingt ans, y retrouver les êtres et les choses qui permettent de faire chaque jour le nécessaire pour que l’âge ne soit qu’un obstacle mineur”.
Des propos que nous retrouvons également dans le livre qu’il écrit, comme l’affirmation de sa pensée :
“J’ai posé les bases de mon livre. J’ai imaginé une histoire où les seules actions allaient être celles de gens s’occupant par exemple du jardin, ou dénombrant le soir des étoiles familières, ou encore lisant quelques pages à l’ombre d’un arbre. J’allais mettre en scène des hommes et des femmes dépouillés de leurs masques, et dont l’absence de dogmes et de trop grands préjugés allait laisser la place nécessaire au déploiement de leur lucidité, à leur besoin de comprendre et, au fond, à leur refus de souffrir”.
Et, tout comme il n’y a pas d’intrigue, il n’y a pas de fin véritable. Dans les premières pages le narrateur nous fait part de son projet pour le futur : passer les prochaines années de sa vie dans la sérénité et la continuité du bonheur auprès des siens. Et les deux dernières phrases du livre attestent de la réussite :
“J’avais le sentiment d’entrer dans la dernière partie de ma vie comme on se glisse dans un soir d’été”.
Aucun suspense, alors aucun spoiling, pour une fois je peux annoncer la fin, sourire aux lèvres. C’est son frère qui conclut en ces mots :
“Oui, presque rien n’arrive dans cette histoire, mais tout y a un sens. »
L’écriture. L’histoire nous est racontée ou plutôt distillée à travers des souvenirs éparpillés dans soixante-trois chapitres très courts (de une à trois pages maximum), relatant dans un joyeux désordre chronologique (on ne sait jamais à quel moment de leur vie nous sommes) des petits événements heureux ou malheureux de la vie des deux frères après la mort prématurée de leurs parents. Telles des notes tirées d’un tiroir, des petites phrases notées sur des post-it, des fragments non datés d’un journal, ces moments de vie dans lesquels la poésie est omniprésente, sous la forme de passages descriptifs éthérés et du récit des petits riens du quotidien, pourtant purement factuels. L’humour et l’autodérision sont présents, y compris dans les moments difficiles, qu’ils rendent plus faciles. Un plaisir de lecture absolu que l’on déguste mot à mot les yeux mi-clos.
Un regard sur le livre. La schizophrénie est un sujet plutôt tabou en littérature. Du moins ai-je lu peu de livres (contemporains) comportant un personnage qui en soit atteint. C’est un sujet à mettre dans le même tiroir que la maladie d’Alzheimer même si elle concerne moins de monde. Curieux de tout ce qui touche à l’âme et à l’esprit, Jean-François Beauchemin s’est si bien documenté sur cette maladie mentale – peu évoquée en littérature romanesque – que l’on pourrait croire que le roman comporte une part autobiographique, d’autant que le narrateur ressemble par bien des côtés à l’auteur. Mais il n’en est rien, cette histoire est purement romanesque.
Ici, curieusement, la schizophrénie de ce jeune frère jamais nommé, qui porte le livre bien malgré lui, est apparue lors de la naissance difficile d’un veau à laquelle les deux frères ont participé malgré eux pendant leur adolescence. La souffrance de la vache puis sa “bouleversante expression de gratitude” vers le frère qui l’a aidée ont été le facteur déclencheur d’un “traumatisme naissant”.
Puis très vite, ce qui au début “ressemblait à de la mélancolie est devenu plus sérieux, et mon frère a commencé à se comporter bizarrement, comme si sa personnalité peu à peu se disloquait. (…) C’était une authentique dislocation en ce sens que son esprit paraissait séparer les uns des autres ses propres éléments autrefois bien emboîtés”.
Alternent dans sa vie complexe des périodes compliquées et contradictoires qui le font passer subitement
d’une confusion totale à une grande lucidité, d’une euphorie exubérante à un désespoir profond. Mais ce ne sont “que” des ressentis car, nous dit son frère :
“La maladie néanmoins n’altère en rien ses capacités intellectuelles. Simplement, elle défavorise horriblement la mise en œuvre de ces capacités”. “Ses émotions ne sont pas toujours en accord avec son état d’esprit. Il arrive que mon frère rie alors que nous discutons de sujets graves. Ce soir, la bonne blague que je lui ai racontée l’a fait pleurer.”
Et, dans les cas de malaise profond, seul son frère peut lui venir en aide et réussir à le calmer.
Le frère du narrateur est un personnage d’une grande intelligence, d’une sensibilité et d’une empathie exacerbées. Pourtant, malgré sa maladie, il a un travail, un travail qui lui plaît et qu’il accomplit la plupart du temps seul : il est jardinier et travaille dans une pépinière. Il est proche de la nature et chérit les fleurs, tous les animaux. Les oiseaux par-dessus tout, la poésie pure qu’ils dégagent.
Pour cette raison peut-être et pour sa fragilité, son frère le compare au roitelet, oiseau minuscule et fragile, petit roi à l’origine du titre. Une belle, tendre mais triste comparaison :
“À ce moment je me suis dit pour la première fois qu’il ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce petit oiseau délicat, le roitelet, dont le dessus de la tête est éclaboussé d’une tache jaune. Oui, c’est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire”.
Les mots, ceux de la poésie en particulier, ont une place prépondérante. Le frère malade se nourrit de poèmes et aurait bien aimé être, lui, un poète. Ses instants de bonheur, rédemptions passagères de sa vie difficile, il les doit à la contemplation des oiseaux, à la poésie et à son frère écrivain qu’il respecte, aime et envie, parfois voire souvent. Un frère écrivain qui, lui, se défend d’être un poète parce qu’il vit bien ancré dans la réalité, mais en est un selon son frère. Comme nous lisons :
“Mon frère dira : « Tu es un poète, à présent », et peut-être nos rapports en seront-ils transformés parce que la poésie sera devenue entre nous deux une espèce de territoire commun, une façon conjointe de tenter de déchiffrer l’énigme du Monde”.
Mais le frère schizophrène du narrateur est aussi lucide en maintes occasions, la plupart du temps même, sa maladie se manifestant sous la forme de sautes d’humeur et de crises d’angoisse et de paranoïa. Une lucidité qui doit contribuer à sa douleur :
“J’ai cessé d’être tout à fait dans cette vie. Je sens que s’ouvrent devant moi les portes d’un pays terrible, et que je suis repoussé comme à la périphérie des choses et du Monde”.
Plus loin, il exprime (en des termes métaphoriques bien trouvés) la manière dont il ressent sa maladie : comme une agression extérieure, venant de la société :
«Je crois, me répète-t-il régulièrement, que la société tente de m’avaler à partir du dedans. Quand ce sera fait, je m’effondrerai aussi sûrement qu’une maison privée de sa charpente. Car à quoi diable s’appuyer lorsqu’il n’y a plus rien en soi-même, et que tout le reste menace de céder sous le poids écrasant du regard d’autrui ?”.
Et plus loin, avec une pointe d’envie :
“Toi, si tu es pourchassé par un malfaiteur, tu as toujours la possibilité de courir te mettre à l’abri. Moi je ne le peux pas. Le malfaiteur est dans mon cerveau et je ne peux pas m’enfuir. Ma seule porte de sortie est ce jardin où je te retrouve presque chaque jour et dans lequel résonne le pépiement si rassurant des oiseaux. Et encore : il arrive que même les oiseaux ne me suffisent plus. Alors il ne me reste que les pages des poètes”.
Il refuse tout traitement médicamenteux, vit seul et tente de s’apaiser grâce à son frère toujours présent pour lui, et à la nature.
Il sait aussi (rarement et avec une grande pudeur) déclarer son amour à son frère et à sa belle-sœur :
“J’ai moi aussi fait pas mal de bêtises. Mais la plus regrettable est de ne vous avoir jamais dit en termes clairs combien je vous aimais, tous les deux. » Ça vous prenait aux tripes d’entendre une phrase pareille, à une heure pareille”.
Je dirai que Le roitelet est une pépite. Un roman d’amour mélancolique. L’amour des deux frères qui l’emporte sur tout, y compris la maladie, qui ne fait que renforcer cet amour indéfectible et mutuel. Au point que l’on arrive à oublier qu’il est malade. Son frère fantasque l’aide à mener la vie qu’il désire et fait partie de son projet de fin de vie, comme nous lisons, éblouis par la plume de Jean-François Beauchemin :
“Ce que j’aimerais, c’est continuer à vieillir de cette façon en définitive si humaine, je veux dire : toujours à la périphérie de la joie et de la peine, l’une se déversant dans l’autre et réciproquement, en quelque sorte. Et c’est pourquoi la présence de mon frère à mes côtés m’est si précieuse. J’y redécouvre jour après jour ce débordement de l’âme qui précisément éclabousse ma vie. Ça n’est pas que l’âme de mon frère soit spectaculaire. Mais ce qui me plaît, c’est qu’elle cherche un passage vers le jour. Les oiseaux aussi font cela. Dans les derniers instants de la nuit, à l’heure du dur combat entre l’ombre et la lumière, ils s’envolent des nids et partent à la rencontre du soleil, comme pour en précipiter sa venue”.
L’amour fusionnel des frères n’est pas l’unique amour. Le couple du narrateur est solide, respectueux et durable, leur projet de vie est commun, leur connexion à la nature tout entière et le frère malade renforcent leurs liens. Un amour si fort et évident que le narrateur ne ressent pas le besoin d’en parler beaucoup et longtemps, tout comme il parle peu de son métier d’écrivain du “rien”. Mari et femme se comprennent, s’estiment, se complètent. C’est l’amour dont nous rêvons toutes et tous, celui dont la flamme ne s’éteint jamais.
L’amitié qu’il éprouve pour les gens qui l’entourent, ses voisins notamment, est elle aussi forte et durable et se concrétise par une solidarité sans failles et un partage d’idées… et de légumes frais !
Enfin, je termine cette chronique en me posant une question : ai-je déjà lu ou entendu et si oui, quand et qui, quelqu’un(e) déclarer – la tête froide – ne pas avoir peur de la mort et de la vieillesse qui la précède ? En des termes nostalgiques, réalistes comme ici, mais non alarmistes, morbides ou affolés ? Je n’ai toujours pas de réponse aujourd’hui à cette question et pourtant le sujet de la mort me passionne. Il faudrait peut-être que “je révise mes classiques” ?
Même si nous lisons sur celle-ci une réflexion pleine de justesse, qui ne concerne que ceux qui restent et “rassurera” ceux et celles qui ne pleurent pas de suite aux enterrements de leurs proches :
“On meurt toujours deux fois : à l’instant du dernier souffle, puis à celui où les gens qui nous aimaient, une fois la stupéfaction passée, versent leurs premières larmes”.
Délicat, poétique, mélancolique, doux, bouleversant, pudique, fort, sensible… Le roitelet est tout ça et bien davantage : rempli d’amour. Ce sera pour longtemps un énorme coup de cœur mais surtout un de mes romans préférés. Et je remercie Miléna d’en avoir parlé dans sa vidéo de juillet 2024 et de m’avoir suggéré cette si belle et si intense lecture...