Sawako Ariyoski est née (en 1931) et décédée (en 1984) au Japon. Après avoir vécu quelques années en Indonésie, sa famille s’installe à Tokyo, où elle fait des études de littérature puis de théâtre japonais. Elle est l’auteure de quelques pièces de théâtre, mais c’est surtout son œuvre romanesque d’une grande ampleur qui l’a rendue célèbre dans le monde entier. Elle a été traduite en douze langues.
Son œuvre majeure, Les dames de Kimoto, une fresque sociale, est empreinte d’un féminisme fort et généreux, moderne pour l’époque en son pays et pas forcément bien vu dans les mieux littéraires bien-pensants japonais.
Le crépuscule de Shigezo, second roman le plus important de cette auteure emblématique de la fin du siècle dernier au Japon, a lui aussi pour sujet la condition des femmes japonaises dans les années 70.
L’histoire se déroule à Tokyo dans les années 1970. Akiko, jeune femme épanouie, vit avec son mari et son fils de 17 ans, lycéen. Elle travaille à mi-temps dans un cabinet d’avocats, son mari dans une société de commerce, et réussit à gérer son temps, au mieux et à sa guise entre le travail, auquel elle tient fermement même si à l’époque les femmes japonaises étaient considérées par la bien-pensance des classes moyennes comme « femmes d’intérieur ». Akiko a dû supporter depuis son mariage les sarcasmes de son beau-père sur les « femmes-au-travail » et s’en souvient avec amertume. Au bout de leur jardin, un petit pavillon a été construit pour ses beaux-parents.
Rentrant chez elle après le travail et les courses, un sac lourd à chaque main et se hâtant à cause de la première neige de la saison, Akiko rencontre son beau-père, désorienté, dans la rue. Il se plante devant elle, égaré. Elle réussit à le faire rentrer dans son pavillon, mais il revient chez elle peu de temps après, criant qu’il a faim et prétextant que son épouse ne veut pas se lever pour lui préparer à manger. Intriguée, Akiko se rend dans le pavillon et découvre sa belle-mère allongée, morte. En silence, d’une attaque cardiaque, en rentrant du salon de coiffure.
Akiko se voit dans l’obligation d’organiser et de préparer les obsèques de sa belle-mère. Son mari, ne se sentant absolument pas concerné par ces contraintes « techniques », s’est retranché derrière la fatigue causée par son travail.
Juste après ces obsèques se pose la question essentielle : que faire de Shigezo ? Le laisser vivre seul dans son pavillon, le prendre avec eux dans la maison, se renseigner sur les maisons de retraite ? Après avoir toujours été un homme ouvertement emporté contre Akiko et un tyran domestique avec son épouse, il est devenu un vieil homme dont la santé mentale va decrescendo.
Akiko comprend vite qu’elle n’a d’autre solution que de s’occuper, elle, de son beau-père. Son mari et son fils n’y pensent même pas. Or l’état mental de Shigezo ne fait qu’empirer, il ne reconnait ni ses enfants ni son petit-fils, seulement Akiko, parce qu’elle est la seule à lui donner à manger et s’occuper de lui. Une sorte de reconnaissance du ventre. Ce qui arrange bien son mari et son fils. Il devient incontinent, elle le compare alors à un enfant en bas-âge qu’elle doit laver et changer.
Bien que souvent sur le point de craquer à cause des trois hommes qui l’entourent, Akiko tient bon et décide même de s’occuper de lui jusqu’au bout – elle sent planer sur elle l’obligation d’arrêter son travail. Or son travail lui plaît, elle en a besoin pour se sentir « utile ».
Nous suivons son calvaire au quotidien jusqu’à la fin – je vous laisse deviner laquelle –, partagés entre admiration, compassion, horripilation et… réflexion sur nos rapports à l’idée de vieillir puis de mourir.
Beaucoup d’humour dans l’écriture de Sawako Aryioshi, de quoi faire passer – presque –agréablement l’amertume du sujet. Des détails, beaucoup de détails, trop peut-être, mais jamais de véritables lourdeurs. L’ensemble se lit avec grand plaisir même si l’histoire n’aurait rien perdu à être un peu plus ramassée. On sent l’auteure à l’aise avec le sujet, ce qui lui permet d’aller au fond des choses. Un peu trop pour nous peut-être car certains détails scatologiques sont assez délicats à lire tant la description en est complète, visuelle et presque olfactive !
Mon regard sur le livre. C’est une tradition millénaire, les Japonais s’occupent de leurs anciens jusqu’à leur mort. Les Japonaises, plutôt, les hommes étant « au travail ».
Shihezo est déclaré ici atteint d’une sénilité liée à son âge. Vu les symptômes, le diagnostic serait à coup sûr aujourd’hui celui de la – redoutable et redoutée – maladie d’Alzheimer et lui sur le point d’être pris en charge dans un hôpital spécialisé. En France du moins, même si nous ne sommes pas les premiers de la classe en ce domaine.
Du côté des personnages, oublions Akiko, la femme trop parfaite qu’il serait trop long de décrire. Les hommes, eux, ne sont pas à l’honneur. Shigezo nous apparait souvent assez antipathique, surtout envers celle qui fait tout pour lui. Ce n’est pas le papi gâteau (gâteux il l’est, oui !) et souriant dont chaque enfant attend l’histoire du soir pour s’endormir. Il ne fait que se plaindre, réclamer à manger et fuguer. Un vrai sale gosse de 85 ans dont j’ai plus d’une fois souhaité non pas la mort mais le placement.
Seulement Akiko est si courageuse et dévouée qu’elle finit par s’y attacher sans rien attendre en retour et nous emporte avec elle dans sa compassion.
Les femmes sont les championnes toutes catégories de la culpabilité – et c’est un comble. Celle que ressentirait Akiko si elle ne s’occupait pas de Shigezo irait bien au-delà de son sens du devoir. A croire que l’expression « charge mentale » n’a jamais été traduite en japonais !
Toujours est-il que la situation d’Akiko, choisie par défaut, peut paraître insupportable à nos yeux d’Européennes d’aujourd’hui (quoique…) et que l’envie de zigouiller le père ou le mari m’a plus d’une fois traversé l’esprit.
L’expression « par défaut » prend ici tout son sens : le défaut, c’est le mari. Sacrément paresseux de nature, porté sur le saké le soir après le travail et le samedi, Nobutoshi profite de son dimanche pour se « reposer » de toutes ces charges. Il prend tout pour lui, se victimise aux yeux de sa famille : son père est le portrait de ce qu’il craint d’être plus tard et cela l’énerve au plus haut point. N’est-ce pas suffisant aux yeux de son épouse ? Quand cet argument n’est pas de mise, il s’arrange pour qu’il le soit et lorsqu’Akiko lui parle de son père ou lui demande de participer, au moins la nuit, il lui répond :
« Je vois mon père, là, qui se dresse devant moi comme l’image de ce qui m’attend plus tard et tu voudrais que je sois de bonne humeur ? A le regarder j’en ai des sueurs froides ! Je ne peux pas le supporter, je ne peux pas ! (…) Il n’y a rien de plus terrifiant que de devenir sénile : c’est la première fois que je vois un être humain complètement gâteux et il faut que ce soit mon père ! »
Le pauvre chéri !
Question d’époque, vraiment, seulement ? Sur ce sujet nous lisons :
« Les jeunes avaient peut-être un autre point de vue sur la situation de la femme, mais les hommes de la génération de Nobutoshi tenaient à leurs vieux clichés féodaux. Ils ne voulaient pas reconnaître l’apport financier du travail d’une femme dans les revenus de la famille. A leurs yeux, elle se faisait plaisir en travaillant au dehors et c’était eux qui supportaient avec patience et indulgence le laisser-aller du ménage. Les femmes elles-mêmes avaient un peu honte de leurs métiers et n’osaient pas s’avouer qu’elles travaillaient en fait pour compléter le salaire de leur mari. Cette mentalité exaspérait Akiko et elle constatait qu’en vingt ans rien n’avait changé. »
Rien d’étonnant à ce qu’Akiko s’ajoute avec Shizeko une troisième charge en plus de son travail et des tâches ménagères.
Quant au fils, Ayeshi, il prépare ses examens d’entrée à l’université et contribue davantage que son père en courant sur des kilomètres et par tous les temps à la recherche de son grand-père quand il fugue de jour comme de nuit et en le récupérant chaque soir à l’association où il passe ses après-midi.
À noter qu’au Japon dans les années 70 il n’y a aucune prise en charge de l’Etat pour les anciens. Les « Ephad » japonais, quand ils existent, sont de véritables mouroirs. Seules des associations caritatives semi-privées locales subventionnées par les mairies prennent en charge les personnes âgées valides et saines d’esprit une partie de la journée. Là encore, la France est mal placée pour émettre la moindre critique. Mais c’était il y a cinquante ans… Pour le Japon, c’est d’autant plus inquiétant qu’il est devenu entretemps le pays qui compte le plus de centenaires ! Souhaitons qu’ils ne soient pas tous comme Shigezo, – qui pourtant n’en a que quatre-vingt-cinq.
En dépit des apparences, la mort n’est pas le sujet principal du roman. L’essentiel, bien évidemment, c’est tout ce qui la précède. En un seul mot (ô combien et toujours tabou) : la vieillesse. Le fait de vieillir, de mal vieillir. Devenir un vieillard ou – le mot sonne encore plus laid : une vieillarde. LE fait qu’on renie toutes et tous en bloc et pour lequel la politique de l’autruche est couramment pratiquée. « Vieillir, moi, mais vous n’y pensez-pas, et moi non plus d’ailleurs ?! Je fais dix ans de moins que mon âge ! » Surtout si, comme Shigezo on a la chance de n’avoir aucune pathologie douloureuse et un moral de bébé choyé.
Il faut bien mourir un jour, c’est la seule chose à laquelle tous les humains sont sûrs de parvenir dès le jour de leur arrivée sur la terre. À cette idée que personne ne peut nier, il est coutume de répondre en introduisant une seule notion, le temps, la date : « Oui, je veux bien mourir, je n’ai pas le choix c’est notre lot à tous, mais le plus tard possible ! », comme si rien ne se passait avant…
Pourtant, sauf accident mortel, avant la mort un autre passage obligé, long ou pas, est à « passer ». Et force est de reconnaître que parfois une mort douce (comme celle de la femme de Shigezo) peut sembler préférable à une folie non pas douce mais sévère, « un Alzheimer » dit-on aujourd’hui et/ou à des douleurs constantes voire multiples. Est-ce que la vieillesse puis la mort est vraiment le bon ordre des choses dans tous les cas ? À voir et à penser. Et Sawako Arioshi nous y invite avec l’exemple de Shigezo et par l’intermédiaire des observations de nombreux personnages secondaires, des femmes essentiellement. Ce qui est pour moi LA raison majeure pour lire ce beau roman, et celle de mon coup de cœur.
Au passage, l’auteure nous glisse aussi que les femmes sont moins sujettes à la sénilité précoce en raison de leurs activités qui continuent après la retraite. Quand les hommes restent assis devant leur télé ou à lire le journal, aujourd’hui leurs écrans, cessant ainsi toute activité physique et intellectuelle, les femmes ont la chance de pouvoir continuer à nettoyer la maison, de coudre et de préparer les repas après avoir fait les courses ! Tout en s’occupant bien souvent des petits-enfants. Oui messieurs.
Et pour retarder le vieillissement inéluctable, pour éviter à tout prix la sénilité, elle décide de se
maintenir en forme physiquement et mentalement et pense que chacun devait faire de même.
Un exemple à suivre quand on le peut.
À moins de se dire que cet ordre des choses n’est pas forcément le bon et de réussir à inverser le temps de la mort et celui de la vieillesse sénile et souffreteuse. Mais c’est une autre histoire et ça s’appelle l’euthanasie, oups, encore un mot tabou… On préfère dire fin de vie assistée et ça ne se pratique pas partout puisqu’il paraît que « tant qu’il y a de vie il y a de l’espoir ! ». Aphorisme ou idée reçue ?
Quoiqu’il en soit, Sawako Ariyoshi pose la question dans ces pages et le sujet est d’une grande actualité, pas seulement au Japon. Elle le fait avec simplicité, justesse, sensibilité et… une bonne dose d’humour ! Sans oublier son empathie naturelle pour toutes les femmes et leur courage. J’ai lu quelque part sur Internet que, lorsqu’elle s’entendait comparée à Simone de Beauvoir, son mentor, rien ne lui faisait plus plaisir.
Je dirai pour finir que le premier roman de cette auteure que je ne connaissais pas, Les dames de Kimoto a remonté très haut dans ma PAL la plus haute et ne va pas tarder à se retrouver sous mes mirettes. Une grande saga féministe je suis preneuse. Et je recommande à toutes les personnes qui lisent de ne pas oublier celui-ci qui, sur un sujet triste et un autre tabou, fait un bien fou !
ALORS, A QUOI CA SERT DE LIRE :Ici, à rencontrer une écrivaine japonaise admiratrice de Simone de Beauvoir. A refuser de jouer les autruches en voyant le temps passer. Et à vous glisser une astuce personnelle pour retarder voire éviter le méchant Alzheimer. Elle tient en un mot : LIRE !
QUELQUES VERITES D’ORDRE PRATIQUE BIEN SENTIES
sur des choses auxquelles on ne pense pas (ou refuse de penser) avant d’y être confronté
Une réflexion de Nobutoshi qui peut donner bonne conscience à ceux (ou celles !) que tout le monde regarde parce qu’ils ne sanglotent pas lors d’un enterrement :
« Finalement, la mort ne tire des larmes de douleur que dans le monde imaginaire et abstrait des chansons et des romans. Sa mère venait de mourir et il n’avait pas pleuré. (…) Dans la vie réelle, les dispositions à prendre étaient si nombreuses et si compliquées que l’on n’avait pas le temps, ni même l’envie, de se lamenter ».
Sur le rôle de l’Etat ou plutôt son absence, une réflexion d’Akiko :
« Elle comprenait que le gouvernement avait omis de prendre en considération le vieillissement de la population japonaise et que tout le système d’entraide sociale était très en retard ».
Un choix entre le pire et le moins pire, toujours dans l’esprit d’Akiko :
« Akiko reconnut que c’était la seule chose qui comptait aussi pour elle dans le fond de son cœur. Elle avait toujours pensé que la mort était l’épreuve la plus terrible de la vie d’un être humain, mais maintenant elle savait que survivre pouvait être encore plus douloureux ».