Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Le Grand Monde ⇜ Pierre Lemaitre

LES CINQ PREMIÈRES LIGNES. “Beyrouth, mars 1948. “Puisque tu as décidé de partir”. Au fil des années, la procession familiale qui empruntait l’avenue des Français avait connu bien des variantes, mais jamais encore elle n'avait pris l'allure d'un cortège funèbre. Au détail près qu'elle était bien vivante, il semblait, cette année, qu'on emmenait Madame Pelletier à sa dernière demeure.”
EN DEUX MOTS. Écrit brillamment comme un feuilleton quotidien, Le Grand Monde est le premier volet d’une “série” en trois saisons. Avec des personnages ordinaires au destin extraordinaire, un rythme haletant et une toile de fond historique passionnante, ces presque huit cents pages se lisent avidement. Addictif au possible, tonitruant.
Sorti en 2022 chez Calmann-Lévy, 587 pages. Puis en janvier 2023 au Livre de Poche (version lue). 768 pages. Roman.
Pierre Lemaitre portrait France Info
Pierre Lemaitre. Image France Info.

Nul besoin de présenter Pierre Lemaitre aujourd’hui. En une grosse décennie, depuis Cadres Noirs (2010), un des premiers livres chroniqués dans ce blog, qui a donné lieu à une adaptation en série avec Eric Cantona dans le rôle principal, est devenu l’un des écrivains français les plus appréciés, sans doute LE romancier populaire français. Homme engagé, il jette un regard acéré sur les dysfonctionnements sociaux, notamment les injustices subies par toutes les minorités sociales, dont les femmes.

Pierre Lemaitre n’hésite pas à frotter à l’abrasif le monde de la politique, de la finance, des profiteurs en tout genre, et à pointer du doigt les malversations dans toutes les périodes qu’il évoque. Et sa plume qui  mêle une ironie sarcastique pour les crapules et une empathie contagieuse pour des personnages plus effacés, s’adresse à tous les publics.

Le Grand Monde n’est pas facile à résumer. Il se suffit à lui-même, en fait, grâce à l’immense talent de son auteur. La richesse de ce premier tome – le second est sorti en broché en janvier dernier chez Calmann-Lévy – m’impose de faire court dans ma chronique.
Cette trilogie concerne la période précédant les Trente Glorieuses, et fait suite à la précédente, Les enfants du désastre (Au-revoir là-haut, Prix Goncourt 2013), Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines), dont les deux premiers ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique réussie.

Pas de présentation longue des personnages de cette saga familiale, nous entrons rapidement dans le vif du sujet avec le récit de l’événement annuel qui rassemble tous les membres de la famille Pelletier, la célébration de l'entreprise familiale, puis l’auteur nous immerge illico dans leurs  histoires, de mars à novembre 1948, avec des retours en arrière peu nombreux mais nécessaires.

Deux générations (seulement et pour le moment) : les parents, Angèle et Louis, couple uni, sans grande originalité (apparente ?) dont le mari a réussi dans les affaires en faisant prospérer une usine de savon qu'il a achetée en 1920, à Beyrouth, et leurs quatre enfants, trois garçons et une fille, si différents qu’ils pourraient tous être enfants uniques. Et peu solidaires (à mon goût). Les parents les aiment, même si les relations familiales sont parfois houleuses. Comme dans toutes les familles, non ?
Commencée à Beyrouth (et y continuant pour certains), l’histoire se déplace en France puis à Saïgon. L’un après l’autre, les enfants quittent Beyrouth pour se lancer dans leur vie d’adulte et, surtout, s’émanciper des parents et de leur patrimoine. Le savon, merci pour eux mais ce n’est pas leur truc.
Ces enfants-personnages, les voici. Chacun est à lui seul un sujet romanesque, personnage principal d’une partie de l’histoire, ou plutôt d’une histoire dans l’histoire, chacune passionnante.

Jean, l’aîné, le seul fils marié – à Geneviève, déjantée, manipulatrice, exécrable et exécrée, dont le seul mérite est de nous faire éclater, de rire ou de colère. Mou et sans projets, il vit dans une sorte de léthargie uniquement rompue par les crises de sa femme. Une particularité : sous l’influence d’un stress ou d’un échec, il se transforme en… tueur compulsif et violent. D’abord désigné par son père pour la direction de l’entreprise familiale, il s’avère incapable d’assumer cette responsabilité. Cet échec l’incite à fuir Beyrouth pour Paris, où il retrouvera son frère François et sera représentant itinérant (un travail procuré par les relations de son père). Tandis que sa femme se prélassera en attendant un hypohétique emploi de fonctionnaire à la poste promis par le sien..
François, le second de la fratrie, l’exact inverse de Jean, vif et doué à l’école, quitte le premier la famille, en 1946, au prétexte de grandes études à Paris après son baccalauréat, alors qu’il rêve de devenir journaliste. De petits boulots en petits boulots, il finit par dénicher un poste de reporter dans le Journal du soir, rubrique des faits divers, ce qui lui convient en attendant “mieux”.

Particularité de François : sa passion pour le journalisme en général et une grande ambition dans la presse éditoriale.
Le petit dernier des garçons, Etienne, exubérant mais nonchalant, romantique, est aussi le chouchou de sa mère car plus fragile, délicat même. Lui va se rendre à Saigon pour y retrouver son amoureux, Raymond, légionnaire  disparu avec son équipe dans une embuscade au cours de la guerre d'Indochine. Un piston de son père lui trouve un travail à l’Hôtel des Monnaies, au service des transferts. C’est son histoire qui porte l’essentiel de ce premier opus, totalement inscrite dans l’Histoire coloniale de la France.

Enfin, la “vraie” petite dernière, Hélène, est une adolescente qui s'ennuie ferme quand elle se retrouve seule avec ses parents après le départ d’Etienne, avec lequel elle était fusionnelle, et n’attend qu’une occasion de partir à son tour… pour Paris bien entendu. Ce qu’elle fera elle aussi avec un prétexte fallacieux : y “faire les Beaux-Arts”. Plutôt effacée au début de l’histoire, elle nous réserve des surprises dans le deuxième tiers du roman.

Personnages plutôt ordinaires (excepté Jean, peut-être et sa foldingue d'épouse) ils vont vivre des destins extraordinaires, étroitement imbriqués dans l’Histoire qui se déroule en arrière-plan dans trois pays, le plus “calme” étant le Liban… Au menu intrigues, meurtres, secrets bien gardés, histoires d’amour, rebondissements, manipulations…
Loin d’être terminées – à une exception près – dans ce premier tome, les “aventures” de ces jeunes gens continueront dans la deuxième saison, oups, dans le deuxième tome… 


L’écriture est, plus encore que le reste peut-être, phénoménale. Ample dans les descriptions, empathique, drôle, cocasse ou burlesque, même (les réflexions de Geneviève, souvent ridicules), romanesque à souhait – et pourtant fluide –, elle est également d’une ironie mordante et sensible quand il le faut… Le résultat est vivant, extrêmement visuel : les excentricités de Geneviève sur le bateau, les scènes de guerre, l’arrivée et les défilés de la secte… partout les mots explosent et retombent en images cinématographiques. Les dialogues quant à eux, adaptés aux personnages, sont vifs, cinglants, savoureux, toujours pertinents (ou impertinents). 

Question de mode qui sait, ou de standard, j’ai souvent lu et entendu qu’en matière de littérature, pour écrire “bien” il faut écrire “léger”, épuré : éviter ou limiter l’emploi des adjectifs et des adverbes, les répétitions. Que le mode “sujet, verbe, complément” est de loin le plus élégant. Pierre Lemaitre joue au contraire sur les accumulations de mots : adverbes, qualificatifs, verbes même comme ici (page 169). Et ça sonne “juste” :
“On se conduit en fonctionnaire : on fait chier. On chipote, on tatillonne, on ergote, on chicane”.

Pour en terminer avec le style du roman, il faut mentionner son aspect volontairement “feuilletonesque”. Les chapitres sont titrés par une phrase qui en est extraite et mentionnée en haut de chaque page, comme dans les romans-feuilletons, et se terminent sur un rebondissement, quand ce n’est pas un coup de théâtre (oui, oui, oui !). Cette façon d’embarquer le lecteur presque par la peau du cou et de ne pas le lâcher avant la dernière page le rend totalement addict et conscient qu’il ne lui sera pas facile de lire autre chose puisque la deuxième saison de la “série” vient de sortir, Le Silence et la Colère.
La preuve quand il s’adresse directement à lui à quelques reprises, comme ici : “Voyez la scène, Etienne en larmes, les mains pleines de sang, titubant dans l’appartement à la recherche de son chat…” Il y a du Dumas, du Hugo, du Ruiz Zafon chez Pierre Lemaitre, mâtinés de Pierre Lemaitre et peut-être d’un fil de Simenon dans la noirceur ou la candeur de certains personnages. Tout cela contribue sans doute à son succès constant.

En marge de l’écriture,  Pierre Lemaitre conduit le déroulement de l'intrigue avec brio. Il se balade dans ses propres romans et revient dans le passé de ses personnages. Je ne dévoile rien en disant seulement que certains personnages d’Au-revoir là-haut “repassent” dans les pages de Le Grand Monde. Quant au futur, il est “présent” lui aussi, l’enquête que mène l’un des personnages principaux étant reportée au second opus, voire au troisième. Comme dans les feuilletons d’avant et plus tard, dans les séries. Pierre Lemaitre est aussi un scénariste livresque de talent.

Plusieurs grands sujets traversent les pages, décortiqués pour certains, juste évoqués pour d’autres, notamment historiques. En France, la situation en 1948 n’est pas spécialement “glorieuse”, les blessures sont encore profondes. L’après-guerre s’est traîné en longueur pour certains, le deuxième conflit mondial ayant été d’une intensité jamais vue. Les tickets de rationnement, la cherté de la vie, les denrées rares, le marché noir sont toujours d’actualité, la misère des petites gens aussi… seul le chômage est florissant. Pierre Lemaitre considère la situation par le petit bout de la lorgnette, comme il le fait pour les autres sujets. Et ce qu’il voit est loin de ce que l’on a  pu entendre sur les Trente Glorieuses, même si elles ont commencé officiellement en 1945. Le Grand Monde est une expression à double sens : avec des initiales minuscules il s’agit du grand monde qui fréquente les Grands Boulevards parisiens et leur grande vie, celle que constate brièvement Hélène à son arrivée à Paris ;  avec des initiales majuscules, Le Grand Monde est LE café-restaurant-salle de jeux et de bal, trafics en tout genre où doit de se montrer le gratin de Saïgon civil, militaire et politique et où la piastre règne en maîtresse.

À l’honneur et moins dramatique, le journalisme. Porté par François qui a tout fait pour grimper les échelons le menant au statut de “journaliste”, acceptant les “chiens écrasés”, les querelles de voisinage, et les humiliations des chefs au bureau. Le sujet est bien documenté, je me suis régalée à lire les méthodes devenues archaïques avec l'arrivée de l’offset pour l'impression finale -- et que dire d'aujourd'hui ?! Passionné par son travail, François nous en dévoile tous les rouages, de la course au sujet (croustillant ou scandaleux pour sa rubrique, sérieux et documenté pour celle qu’il ambitionne). Rassurez-vous, si vous n’y connaissez rien, le travail de journaliste n’est pas l’essentiel du sujet loin de là, mais Pierre Lemaitre écrit toujours ses histoires après avoir vérifié dans les moindres détails ce qu’il relate.

La guerre d’Indochine, autre sujet majeur du roman. Peu relatée en littérature contemporaine (pour ce que j’en sais), elle est ici vécue en direct par Raymond, le compagnon d’Etienne qui s’engagé dans la Légion. Et par celui-ci, pendant les mois qu’il passe à chercher Raymond et à enquêter sur les malversations des belligérants.

Là encore, l’auteur prend les chemins de traverse dans la recherche qu’il mène et considère cette guerre par différents biais. Une manière plus complète car elle s’appuie sur davantage de pistes que l’opposition frontale avec l’organisme principal concerné. Ici, l’incroyable et lucratif trafic de la piastre (la monnaie vietnamienne), avec tous les intervenants de la guerre et de la société, dont elle dépend.

Ces sujets ne sont qu’une partie de ce que contiennent les huit cents pages du roman qui défilent à la vitesse grand V et nous laissent KO une fois la dernière tournée.


Mon regard sur le roman. Phénoménal. ni plus ni moins. Un plaisir de lecture absolu, une immersion dans l'aventure aux côtés des personnages. D’abord car Pierre Lemaitre connaît et décrit bien les hommes (et les femmes peut-être plus encore), ainsi que leurs réactions. Ses connaissances historiques, il les doit à son amour pour l’Histoire, à ses recherches et aux historien(ne)s qu'il consulte et écoute. C’est un homme très cultivé qui utilise ses connaissances pour l’arrière-fond de ses œuvres. L’énorme potentiel suspense de ses romans – mystères, secrets, non-dits, mensonges, fausses pistes et faux-semblants, retournements, rebondissements –, il le doit à son passé d’auteur de romans noirs, déjà bien ancrés dans le réel à l’époque.
Mais tout le reste : relations humaines, sentiments forts, trahisons, caractères trempés, corruption… c’est à son engagement politico-social qu’il le doit. À son sens de la justice, ou plutôt de l’injustice, à son soutien aux moins forts de la société, position qu’il revendique en interview. À son courage de dénoncer, en les pointant d’un mot avec impertinence, les malversations de certains grands de ce monde parmi lesquels figurent des personnalités tout en haut du gratin du gratin. À son amour des petites gens, des minorités de tous bords. À sa grande capacité d’écoute. À son HU-MA-NI-TE.

Et le fait qu’il remercie souvent son épouse d’avoir cru en lui dès son premier roman démontre – outre qu’elle avait raison – sa confiance, son respect et son amour, pour elle d’abord, mais pour toutes les femmes. En ce qui concerne Geneviève, ça reste à prouver...

On parle souvent de rebondissements et de retournements de situations tonitruants dans les thrillers et les polars. Mais là, aux deux tiers du livre, c'est à un véritable coup de théâtre que nous assistons. Après l’anesthésie, nous lisons les cent cinquante dernières pages dans une sorte de frénésie et, si ce n’est pas déjà demain, nous nous précipitons dans le placard au fond duquel nous avions planqué le tome 2 pour être sûr de ne pas le lire tout de suite. Et si vous ne l’avez pas encore, courez, courez, vite si vous le pouvez  !

Alors, à quoi ça sert de lire ? Ici, à tourner les pages avec frénésie, enfermé dans une pièce, sans téléphone, sans ordinateur. Et sans regarder le réveil ou la montre !

DES MOTS, TOUJOURS, PAS FACILES À CHOISIR…

La France après la guerre.
“À son arrivée, en septembre 1946, Paris lui était apparu comme une ville grise, épuisée. L'euphorie de la libération, toute faite d'espoir et d'enthousiasme, était retombée comme un soufflé. Paris avait l'air vieux. confronté aux privations, au rationnement, aux difficultés de transport, au chômage et au logement précaire quand ce n'était pas à la misère, l'optimisme de la victoire avait cédé le pas à l'inquiétude, aux expédients, à la même débrouillardise qu'en temps de guerre, “c'était bien la peine d'avoir vécu l'occupation pour en arriver là, c'est ce que François lisait sur les visages. Il n'avait connu que des grèves, même les flics s'y étaient mis. 1946 avait été très agitée et 1947 soixante fois pire. Une nuit, le pain passa de sept francs à onze et demi point. Cette année, on s'attendait à une inflation de plus de 40 %”.

La guerre, la guerre, la guerre. Ici la France contre l’Indochine.
– “Les militaires, je veux dire les légionnaires, tout ça… Ils font quoi exactement ?

– Des opérations. Les Viêts lancent des grenades à la terrasse des cafés, les légionnaires brûlent leur village (quand il les trouve. C'est comme qui dirait un échange de bons procédés. Le Corps expéditionnaire fait la guerre, les Viêts font la guérilla et Saigon s’empiffre”.
Et plus loin :
“L’erreur serait de croire que Saigon est une ville. C’est un monde à part entière. La corruption, le jeu, le sexe, l’alcool, le pouvoir, tout s’y donne libre cours sous l’autorité de la déesse absolue, celle que tout le monde révère, à savoir Sa Majesté la Piastre”.
Sur la “nécessité” de la guerre, un dialogue entre Etienne et son chef à l’Agence de la monnaie de Saigon  :
– Il y a des soldate qui se font tuer ici pour que des marlous fassent fortune sur le budget de la France…
– Mais au contraire, vieux ! L’économie française a besoin de cette guerre ! La guerre rapporte trois fois ce qu’elle coûte. C’est une arme, la piastre ! C’est grâce à elle que nous parvenons à convaincre ceux qui pourraient se ranger aux côtés des communistes.
– On ne les convainc pas, on les achète”.

Et pour finir sur ce sujet (l’essentiel de ce tome 1) :
“Dans la guerre qui les opposait, la France, sans le savoir, finançait le Viêt-minh”.

L’importance des sectes en temps de guerre dans le pays, ici à Saigon :
“Entre la France qui colonise et le Viêt-minh qui terrorise, la secte, c’est la seule solution pour avoir un peu de paix”. 

Enfin ce qui, pour moi, pourrait être LA phrase du livre, une vérité générale sur la solitude absolue que ressentent toutes celles et tous ceux qui souffrent en silence :
“La solitude d’Etienne tenait à ce qu’il n’avait personne à qui dire les choses. Hélène était bien trop jeune pour affronter une vérité si monstrueuse. Il aurait pu en parler avec son père, mais n’avait pas pu lui écrire, c’était au-dessus de ses forces. Quant à ses frères, François et Jean, ils vivaient à Paris avec sans doute bien d’autres choses en tête”. 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.