
Colin Niel a étudié intensément la biologie de l’évolution et l’écologie. Après avoir été diplômé, il a travaillé douze ans dans le domaine de la préservation de la biodiversité, avant de vivre plusieurs années en Guyane française, travaillant comme chef de mission pour l’élaboration du parc amazonien de Guyane, et plus tard en Guadeloupe. Cette connaissance approfondie des anciennes colonies françaises lui permet de se consacrer exclusivement à l’écriture de romans s’y déroulant. Il commence par une quadrilogie policière qui se verra attribuer de nombreux prix littéraires, mettant en scène le même Capitaine, André Anato. Un homme que nous apprenons à connaître et à aimer dès le premier “épisode”, Les hamacs de carton. Suivront Ce qui reste en forêt, Obia et Sur le ciel effondré.Il écrit ensuite des romans de littérature générale : Seules les bêtes (2017), lui aussi multiprimé et adapté au cinéma en 2019 et Entre monstres, vif plaidoyer contre la chasse payante aux animaux sauvages.
Darwyne signe le retour de Colin Niel en Guyane. Il précède Wallace, sorti en décembre de l’année dernière, qui en est la suite une dizaine d’années plus tard.
L’histoire de Darwyne, le personnage et le roman, est impossible à résumer, encore moins peut-être à chroniquer tant elle est foisonnante et mystérieuse. Alors, pour une fois, je vais peut-être “faire court”.
Elle commence par une messe qui nous donne une petite idée des personnages principaux.
Yolanda (appelée par Darwyne “la mère” de bout en bout, ce qui nous surprend un peu au vu de l’amour inconditionnel qu’il lui porte), croit avec ferveur en un Dieu bienfaisant qu’elle vénère, louange et l’implore. C’est une femme courageuse qui n’a jamais baissé la tête face à l’adversité. Elle s’en sort en faisant des “petits boulots” variés et fatigants.
Darwyne, mal à l’aise dans ses habits du dimanche, “se tortille sur son banc de bois” en pensant à mille autres choses que Jésus-Christ. C’est un enfant taiseux, secret, observateur, solitaire. Éperdu d’amour pour sa mère et la forêt. Détestant ses “beaux-pères”, à qui il donne des numéros. Physiquement, il souffre d’un handicap moteur, une malformation des membres inférieurs ; il marche mal à cause de ses pieds qui, malgré les nombreuses interventions chirurgicales subies dans sa petite enfance, sont restés tordus vers l’intérieur. Et, justement, ce dimanche, arrive Jhonston, le beau-père numéro huit, une véritable force de la nature.
Un autre personnage fait son entrée quelques pages plus loin, presque aussi important que les deux premiers : Mathurine. La quarantaine toute jeune, elle est en mal d’enfant depuis longtemps. Elle occupe un poste d’éducatrice à la Protection de l’Enfance, un travail qui lui tient à cœur et qu’elle exerce avec sérieux, consciente des conditions de vie précaires des familles, surtout des enfants dans les bidonvilles. Passionnée par la faune et la flore de la forêt amazonienne, elle y passe, seule, une grande partie de son temps libre. Elle est d’une empathie profonde, notamment pour les enfants qu’elle suit, Darwyne en particulier, qui la fascine.
Quand commence l’histoire, elle est chargée de faire une évaluation sur celui-ci. Elle doit clore (ou pas) le dossier qu’une prédécessrice avait laissé ouvert un an auparavant après un signalement pour danger familial.
Enfin, dernier personnage (le plus ?) important : la forêt elle-même. Immense et tentaculaire, c’est elle qui fait la pluie et le beau temps dans le bidonville et partout ailleurs. Elle vit, palpite, pousse et repousse à grande vitesse, envahissant tout ce qu’elle touche et côtoie, porteuse de vie et de mort. Adulée, admirée, crainte et détestée. Elle ne fait pas que servir de cadre naturel au roman, elle en dirige l’histoire au moins autant que ses personnages humains. Sublimée par l’auteur, elle semble même avoir des ressentis vis-à-vis des intrus, qui lui permettent de faire le choix d’en protéger certains et d’en sacrifier d’autres.
Rarement l’Amazonie aura été décrite comme ici, avec un foisonnement impressionnant de détails et pour ce qu’elle est : une jungle. Et les événements qui s’y déroulent relèvent souvent du morceau de bravoure.
L’écriture est dense, avec, sous forme de descriptions amples et précises, des références innombrables à la faune et la flore qui “habitent” et constituent la forêt amazonienne. J’ai eu par moments la sensation de lire un précis de botanique et même si je n’ai pas cherché, loin s’en faut, les photos des végétaux ou des animaux cités, j’ai appris des dizaines de références en saluant la culture infinie de Colin Niel dans ce domaine. Études et professions antérieures à l’écriture de romans obligent.
Le livre est écrit à la troisième personne, aucun personnage n’utilise le “je” narrateur. Si les dialogues sont plutôt rares, les pensées, les réflexions des personnages sont longuement dépeints et commentés par l’auteur. Tout comme leurs cauchemars bien souvent prémonitoires. Nous ne sommes jamais perdus dans l’histoire, plutôt brève et dont la chronologie est facile à repérer en dépit des retours dans le passé des personnages principaux. Un livre agréable à lire et passionnant tout à la fois.
Un regard sur le livre. En dire peu serait en dire trop. Je vais donc en dire très peu.
Darwyne fait partie de ces livres “inchroniquables” en raison de la complexité des personnages principaux, du foisonnement de l’histoire et des thématiques multiples, tant sociétales que liées à l’Amazonie, la déesse Nature, reine des lieux et des personnes.
S’il est difficile pour moi d’en dire davantage après avoir présenté les personnages et le démarrage de l’histoire, je ne peux que vous le recommander et vous assurer que le couple mère-enfant et la personnalité forte et intranquille de l’éducatrice Mathurine m’ont habitée longtemps après que je les ai laissés.
Outre ses personnages complexes inoubliables, ce roman est passionnant à bien d’autres égards. Il y a dans Darwyne de l’aventure, du mystère, des sentiments forts, de “l’action”, souvent violente, celle des humains et celle de la forêt et de ses “habitants” ; il y est question de maltraitance enfantine, de handicap et de migrants (avec la peur et le dégoût de l’autre, étranger ou seulement différent, dans les deux cas) ; de pauvreté-insécurité-manque d’hygiène endémiques dans les bidonvilles immondes – un environnement et un cataclysme climatique qui m’ont beaucoup fait penser à Mayotte et ce qu’elle a subie récemment et subit depuis longtemps –, cadre de vie pour partie identique d’un département français situé en Amérique du Sud, lui aussi oublié de l’hexagone quand il ne se révolte pas ou ne subit pas de cataclysme… et j’en oublie.
Cela dit, ce que je n’oublie pas, ce qui est sans nul doute le plus poignant dans Darwyne est l’amour éperdu de ce petit garçon de dix ans pour sa mère qu’il admire, qu’il vénère et qu’il craint. Un amour à sens unique car Yolanda n’aime, d’amour maternel, que sa fille Ladymia, sœur aînée de Darwyne qui semble avoir réussi son départ dans la vie. Cet amour insensé, immodéré, presque désespéré, si admirable et touchant au début de l’histoire, m’a amenée à me poser une question : je me suis demandé à mesure que je tournais les pages si Darwyne le ressentait réellement ou s’il espérait qu’en essayant de le ressentir, en se persuadant qu’il le ressentait et en le manifestant il le rendrait mutuel. Et, question subsidiaire cruciale pour un enfant de son âge : est-il persuadé que sa mère l’aime ?
Car nous découvrons en suivant ses pensées que derrière l’enfant handicapé, derrière ses allures de “dégénéré” peureux et ignorant, pris pour un idiot même par certains à cause de sa malformation, se cache un garçon hors normes à l’intelligence, aux connaissances insoupçonnables en matière de nature. et d’une grande sensibilité même s’il ne le montre pas. Mathurine, seule à avoir remarqué ces disparités en l’emmenant dans la forêt profonde, est incitée à vouloir débusquer la vérité sur cette famille tourmentée et d’une complexité sans nom. Le zeste de réalisme magique présent par petites touches ne fait qu’étayer l’histoire, foi de lectrice qui a les pieds sur terre.
Je ne peux en dire davantage sans dévoiler la partie la plus importante de l’histoire, qui ajoute un suspense tendu aux qualités littéraires de ce roman. Ce n’est qu’en lisant Darwyne que vous découvrirez la vérité, dont des indices trop minces sont déposés par-ci par-là. Ce qui vous donnera, comme à moi, l’envie de lire Wallace, pour en découvrir davantage encore. Une suite que j’ai l’intention de commencer bientôt en espérant que sa lecture sera aussi poignante que cette dernière. Et un coup de cœur garanti.
QUELQUES MOTS SANS TROP EN DIRE
Sur la beauté et la richesse de la forêt amazonienne :
“Mathurine foule les feuilles et la boue, le pas lent dans l’air moite. Chants gutturaux des ortalides dans les hauteurs boisées, chants des grenouilles allobates planquées au creux des sources, hurlements d’alarme des piauhaus, elle saisit les sons de la faune comme l’alphabet d’un autre monde, tente de déchiffrer les signes qui s’échangent en forêt. (…). Mais elle est surtout consciente de l’immensité de son ignorance. Qu’elle ne détecte qu’une infime partie de ce qui se trame en ces lieux. Qu’elle passe à côté de bien des espèces, trop discrètes pour se laisser entrevoir, de bien des traces dans l’humus noir ou sur les troncs suintants. Sans parler de tous ces dialogues chimiques qui paraît-il relient les arbres entre eux. C’est peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette impression d’être dépassée par le monde qu’il l’entoure. Cette certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne, l’Amazonie conservera sa part d’inconnu, sa part de magie, quand tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé”.
L’amour, ou plutôt la dévotion de Darwyne pour sa mère :
“Il lui semble, même, que sa vie d’enfant a été rythmée par ça, par le passage des hommes de la mère dans leur petit carbet. Il ne se souvient pas des noms, ou plutôt il n’a pas envie de s’en souvenir, alors dans sa tête, il leur a donné des numéros : beau-père un, beau-père deux, beau faire trois… parce que compter, Darwyne, il sait le faire, au moins jusqu’à cent. Alors il a de la marge, même s’il sait que des hommes, la mère en a sûrement connu bien plus que les huit officiels. Normal, c’est la plus belle des femmes de Bois Sec et peut-être même de tous les quartiers de cette ville réunis. La plus courageuse et la plus intelligente et la plus travailleuse, aussi.”
Et un peu plus loin :
“Et il jette à sa mère un de ses regards immenses, rempli de cet amour flagrant qu’il a pour elle, quoi qu’elle puisse lui dire où faire, et qui étonne chaque fois Johnson”