Adeline Dieudonné est une jeune autrice bruxelloise qui, après avoir écrit des nouvelles, a publié en 2018 son premier roman, La vraie vie qui a fait une entrée fracassante dans le monde littéraire et remporté un bon nombre de prix littéraires prestigieux, dont le Renaudot des lycéens.
« Comment je vis le confinement ? » La question est difficile.
Ou peut-être qu’elle ne l’est pas tant que ça, mais la réponse mérite un préambule : mes problèmes, si j’en ai, sont des problèmes de riche. Ou au minimum des problèmes de privilégiée.
Premier privilège : Le Soir m’appelle pour demander comment je vis le confinement.
Deuxième privilège : mon activité professionnelle m’a permis d’accueillir la nouvelle de la suspension des cours avec sérénité. J’ai la possibilité de rester à la maison avec mes enfants, dans l’immédiat, ça n’entravera ni la marche du monde ni mon travail.
Troisième privilège : mes enfants sont grands. Enfin, plus tout petits. Six ans et douze ans. Je pense beaucoup à ceux qui sont confinés avec des bambins. En ce qui me concerne, ça aurait été nettement moins drôle. Ici, on s’occupe avec des jeux qui m’amusent autant qu’eux. Si pas plus. Je me suis entendue prononcer un « Ah si ! On termine la partie ! Quand on commence quelque chose, on va jusqu’au bout », essayant de dissimuler mon envie de conquérir le monde dans « Les Colons de Catane » sous les apparences d’un précepte éducatif.
Quatrième privilège : j’ai un jardin. Un jardin ! Après avoir passé presque vingt ans en appartement j’ai récemment, grâce au succès de La vraie vie, pu emménager dans une maison avec jardin. Et ça change absolument tout. Je me connais, s’il avait fallu compter sur moi pour emmener les enfants prendre l’air dans la forêt, on les aurait retrouvés dans deux semaines le teint gris, à moitié obèses, les yeux suintant de conjonctivite à force de passer dix-huit heures par jour sur la tablette. Vive le jardin !
Cinquième privilège, et c’est un privilège qui n’en est pas un en temps normal : je suis romancière. Ça signifie que mon travail n’est rémunéré qu’après (voire bien après) que je l’aie effectué. C’est une situation qui précarise l’écrasante majorité des romanciers et des auteurs en général (ajoutée à une foule d’autres facteurs précarisants, mais ça n’est pas le sujet ici). Mais dans ce cas-ci, ça veut dire que mes revenus ne sont pas interrompus ou diminués dans l’immédiat (pour le futur, je ne sais pas, personne ne sait).
Voilà pour mes privilèges. Je dois bien avouer que je n’aborde pas cette crise dans les mêmes conditions que la plupart des gens.
LA PROMO SUSPENDUE
Concrètement, je devais partir la semaine prochaine à La Nouvelle-Orléans, puis en Pologne pour promouvoir les traductions de La vraie vie. Il y avait également des lectures spectacles qui étaient organisées ici à Bruxelles et à Liège. Il y avait énormément de choses programmées, mon agenda était surchargé, c’est le cas depuis la sortie de La vraie vie, il y a maintenant un an et demi.
La promo ne s’arrête pas, il y a toutes les sorties étrangères, en plus des enfants, des chroniques à la radio, des projets théâtraux et et et et… des gens qui me demandent en permanence (et je les comprends, je ferais pareil à leur place) : « Et alors ? Et le deuxième ?»
J’imagine que, comme beaucoup de gens, j’ai le sentiment de courir après le temps au quotidien, d’éteindre les incendies, de me précipiter d’une urgence à l’autre, d’essayer de satisfaire à tous mes rôles, mère, fille, sœur, autrice, amie, amante, comédienne, citoyenne, le tout en veillant à ma santé, à mon apparence, à garder le poil brillant et l’haleine fraîche. J’ai souvent une sensation de superflu, d’inutile. Je voudrais parfois fermer des portes, revenir à l’essentiel, me concentrer sur ce qui compte vraiment pour moi. Je ne sais pas pourquoi c’est si difficile. D’autant plus que c’est absolument nécessaire quand il s’agit d’écrire un roman.
LA PEUR DE DIRE NON
Depuis quelques jours, j’ai l’occasion de réfléchir là-dessus. De comprendre qu’il y a aussi une angoisse derrière tout ça : celle de ne plus être aimée. Si je dis non aujourd’hui, est-ce qu’on voudra encore de moi demain ? La peur qu’en ralentissant mon train de vie, en n’allant pas à cette soirée, en ne décrochant pas quand cette amie m’appelle, en refusant cette interview, le monde se détourne et que cet espace vital que j’avais au départ souhaité, ne se transforme en isolement.
Ce confinement interroge le rapport complexe que j’entretiens avec le silence et la solitude. Je les souhaite autant que je les redoute.
Aujourd’hui le monde tourne au ralenti et ce rythme me fait du bien.
Demain les enfants iront chez leur papa. La maison sera calme et je serai seule, brutalement. Je n’ai pas peur. J’attends ça depuis des mois. En espérant que ça ne sera que passager. Et que dans quelques semaines, tout le monde sera là, heureux de se retrouver. Et que je ferai toujours partie du groupe. Et que, qui sait ? j’aurai donné naissance à un nouveau roman…
Adeline Dieudonné
(Source : Le Soir, quotidien belge, 20 mars 2020).