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SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Sur la dalle ⇜ Fred Vargas

Sur la dalle ⇜ Fred Vargas - Fred Vargas portrait. Photo Flammarion - BouQuivore.fr
Fred Vargas.
Photo Flammarion.

Si Fred Vargas nous emporte avec ses polars originaux, pétris d’humour et de suspense, ses personnages sortis des limbes de la littérature noire, c’est aussi une scientifique de renom : médiéviste spécialiste de la peste au Moyen Âge, et titulaire d’un doctorat d’histoire, elle est toujours chercheuse en histoire et en archéo-zoologie au CNRS. Elle écrit son premier roman, Les jeux de l’amour et de la mort en 1986, signant son entrée dans la littérature française avec l’obtention de son premier prix lors du Festival de Cognac de cette même année.

Elle a publié depuis une quinzaine de polars qui tous ont connu un grand succès. Citons L’homme à l’envers – le second mettant en scène Adamsberg (1999), après L’homme aux cercles bleus (1991) –peut-être mon préféré pour le dénouement et le suspense, Pars vite et reviens tard, Dans les vents de Neptune, Un lieu incertain, L’armée furieuse, etc. Plusieurs ont été —plutôt bien— adaptés pour la télévision avec un Jean-Luc Anglade très inspiré dans le rôle du commissaire Adamsberg.
Traduits dans plus de quarante langues, ses romans policiers sont des best-sellers en France comme en Allemagne et en Italie. Son avant-dernier opus, Quand sort la recluse, a été publié aux éditions Flammarion en 2017, et en 2018 chez J’ai lu.
Ses ouvrages les plus récents sont des essais écologiques, L’humanité en péril (Flammarion, 2019 – J’ai lu, 2020) et Quelle chaleur allons-nous connaître ? Quelles solutions pour nous nourrir ? (Flammarion 2022).


Impossible de résumer l’histoire sans trop en dire. Au moment où elle démarre, le commissaire Adamsberg est à Paris. Fidèle à lui-même, avec sa nonchalance innée, il vient de sauver un hérisson (espèce protégée) d’une mort certaine et arrive au commissariat torse nu, le blessé dans les mains. Au bureau, les temps sont plutôt calmes, l’équipe suit “tranquillement” les affaires en cours : “on tourne en rond sur des cambriolages d’amateurs”, dit le commissaire.

Et puis il  lit dans le journal qu’un meurtre a été commis à Louviec, un vrai-faux village breton pittoresque à souhait, situé près de Combourg et de Saint-Malo. Gaël Leven, le garde-chasse, a été tué au couteau. En même temps, le fantôme boiteux du château de Combourg fait sa réapparition ; après quatorze ans d’absence il clopine la nuit, en martelant le sol de sa jambe de bois sur les escaliers du château et dans les rues pavées de Louviec.
Le hasard faisant bien les choses, un mois auparavant, Adamsberg a chapeauté la traque d’un meurtrier-violeur en série de femmes et sympathisé avec l’un des enquêteurs, le commissaire de Combourg Franck Mathieu. Le revoir à l’occasion ne serait pas pour lui déplaire.

Cerise sur le gâteau : outre celui qui se déguise en fantôme, le vicomte Josselin de Chateaubriand, descendant direct et sosie parfait de l’écrivain romantique François-René de Chateaubriand, auteur des Mémoires d’Outre-tombe, devient le principal suspect. Sa ressemblance avec son ancêtre, sa culture et sa façon de parler font de lui la vedette du village et le maire de Combourg utilise son charisme et sa culture pour faire venir les touristes. Sa respectabilité ne doit pas être ternie par cette affaire, alors il n’est pas question qu’il reste suspect.
Pourtant les derniers mots, hachés, du mort, recueillis par le docteur du village, semblent le désigner nommément…

Plusieurs morts plus tard, un personnage – appelé l’homme –,vêtu de façon anonyme et que l’on n’a pas l’impression d’avoir aperçu auparavant, entre en scène. il s’agit du tueur ni plus ni moins, et il va commettre devant nos yeux son quatrième crime, plus sanglant encore que les trois précédents à cause de la rage qui l’envahit en voyant sa victime. Loin d’éclaircir la situation, cela l’opacifie davantage et augmente le suspense s’il en était besoin.

L’équipe policière de Combourg est débordée. Les meurtres se multiplient et l’enquête piétine. Un ordre tombe, droit venu de l’attaché et premier secrétaire du ministère de l’Intérieur à Paris, intimant à Adamsberg et sa brigade de prendre les commandes de l’enquête. Au départ un peu froissé, le commissaire Matthieu est finalement soulagé par la présence et l’aide du commissaire Adamsberg, qu’il apprécie dans la vie. C’est donc avec une partie de son équipe parisienne que Adamsberg va rejoindre Combourg afin de sortir le descendant de Chateaubriand de ce mauvais pas et, surtout, de trouver le “vrai” coupable.

L’intrigue s’intensifie rapidement et les enquêteurs se déplacent à mesure que les événements se dispersent et que le nombre de morts et de suspects se multiplie. Des indices matériels sont éparpillés ça et là dans les pages, nous les remarquons, nous les retenons, ou pas, sans savoir vraiment s’ils ont de l’importance. Ou pas.
Nous suivons une route (un peu longue à mon goût et ce sera mon seul et léger reproche) semée d’embûches et de bifurcations, de personnages patibulaires ou charismatiques.

Jusqu’à un dénouement que l’on ne pouvait attendre, qui nous est révélé par Adamsberg, en même temps qu’à toutes les personnes concernées, dans une scène finale qui fleure bon Agatha Christie. Une Agatha Christie moderne bien sûr.
Et j’en ai dit bien assez sur l’intrigue.

L’écriture de Fred Vargas est toujours aussi fine, fluide, imagée, et d’une poésie presque saugrenue. Les dialogues, savoureux, sont enlevés et pleins d’esprit, mêlant habilement les réflexions nuageuses du commissaire, les paroles vulgaires des méchants de service à celles, érudites et châtrées, du descendant-sosie de Chateaubriand. Du vif-argent. La vivacité des scènes d’action contrebalance les réflexions “nuageuses” d’Adamsberg. On retrouve tout son univers, à la fois réaliste et fantasmagorique, avec des sauts dans l’espace et dans le temps. Et tout le contraste entre la précision et la minutie classiques de l’enquête et l’aspect un poil déjanté des “petites” histoires secondaires.
Fred Vargas a dit en interview que «ce qui fait un livre, c’est la musique » ; celle que composent les mots. Une idée qu’elle a mise en pratique dans toute son œuvre. Comme les précédents, ce dernier livre fourmille de bons mots, de jeux de mots, de mots rares, mais aussi de vers, de citations littéraires et philosophiques et de proverbes sentencieux. Une écriture fantaisiste très personnelle tenant du grand art qui nous permet de lire de vraies horreurs un petit sourire béat aux lèvres et l’air de n’y point croire.
Côté construction, comme à l’accoutumée, si le lecteur se perd dans quelques circonvolutions historiques ou dans les brumes gazeuses de l’esprit d’Adamsberg, quand il l’enlace dans ses rêves pré et post monitoires, l’auteure ramène son personnage et son lecteur dans le droit chemin par une pirouette de fin de chapitre.

Un regard sur le livre. Là, cette fois c’est vrai. Je peux dire que j’ai lu tous les livres de Fred Vargas. Tous, ou presque, allez… à l’exception, quand même, de son dernier traité sur l’écologie que je n’ai pas osé ouvrir tant ce sujet me fait peur, mais je ne jouerai pas l’autruche longtemps, les propos engagés me passionnent. Alors, retrouver le commissaire Adamsberg, c’est un bonheur garanti de lecture. Une sorte de retour dans une “famille” qui pourrait bien être la nôtre, pourquoi pas, au moins le temps de la lecture ?
S’installer dans la lecture d’un roman de Fred Vargas, c’est se couler dans une bulle de magie littéraire. Il y a des meurtres bien sûr, de la violence, oui, mais une auteure et des personnages – hormis les tueurs particulièrement odieux – si sympathiques et si familiers que nous les apprécions et nous installons chez eux de bon gré. Le tout est enrobé d’histoires de sorcellerie, de légendes populaires, de superstitions tenaces, de cancans de villages ; et toujours d’animaux.

La longévité de la “série” Adamsberg et le plaisir de la lire tiennent essentiellement à la personnalité du commissaire et de tous les membres de son équipe, dont cinq participent à ‘cette l’enquête. Dommage pour nous, son adjoint Danglard, encyclopédie vivante dont il se demande s’il n’est pas doté de trois cerveaux supplémentaires soigneusement dissimulés”, est resté à Paris pour “garder la boutique”. Mais l’efficace Veyrenc, Retancourt et Noël (pour leur physique puissant) et Mercadet (informaticien hors pair ET hypersomniaque, très actif entre deux sommeils obligés, protégé par tous les autres) sont, eux,  bien présents.

Au passage, Adamsberg égratigne l’administration policière et judiciaire française pour les lourdeurs administratives forcément, mais aussi les choix “stratégiques” des hautes instances, en lesquelles il n’a qu’une confiance très modérée. Il ne s’estime aucunement couvert par les déclarations du secrétaire du ministère de l’Intérieur.
“Ne t’en fais pas, Johan, dit Adamsberg d’une voix douce. Ce n’est pas ce soir que je vais mourir. C’est demain. Ah, réponse de l’attaché du ministère. Un chef-d’œuvre de veulerie. Je vous la lis. L’État ne cède pas à la menace. Pure provocation mais faites-vous entourer”.

Les animaux (ici des chiens agressifs jouent avec nos nerfs) et les insectes sont très présents dans les romans de F.Vargas, anthropozoologiste qui mêle toujours la science à la littérature. Les araignées (de taille respectable, brrrrhhh !) présentes dans La Recluse sèment la peur ; ici ce sont des puces, eh oui, des puces très “piquantes” qui sont à l’honneur – elles se baladent du corps du tueur à celui de leur victime.

Sur les sales petites bêtes que sont les puces nous lisons :
“On sait qu’une puce peut pondre de vingt à cinquante œufs par jour pendant trois mois, œufs qui deviendront des larves en un temps record, et larves qui atteindront le stade adulte en quinze jours, un mois au pire, et se mettront à leur tour à piquer et à pondre. Le chat, le chien en éliminent pas mal mais je vous laisse imaginer le nombre de milliers de puces que peut renfermer une maison.
C’est pourquoi tout bascule si l’animal disparaît de la maison. S’il fugue, s’il se perd ou s’il meurt. En ce cas, les puces affamées qui traînent au sol, privées de leur hôte de prédilection, se jettent alors sur l’homme et l’infestent. Ce qui nous intéresse, c’est donc un propriétaire qui n’appliquait pas de traitement à son animal, et qui l’a perdu”.

Présentes ici aussi, les croyances et autres superstitions, tenaces toujours, religieuses ou non. L’auteure s’en prend, avec malice, jamais dans le jugement, aux superstitions et légendes bretonnes : le bossu porte-malheur, ou l’ombrisme en particulier, qui a de quoi faire sourire mais perdure un peu partout : “Ici par exemple, beaucoup croient dur comme fer que si quelqu’un marche sur ton ombre, et particulièrement à la tête, cela porte atteinte à l’intégrité de ton âme et, à la longue, te fait mourir”. Le premier mort était d’ailleurs un “piétineur d’ombre”.
“C’est vieux comme le monde et pas un peuple n’a échappé à cette croyance, dit Matthieu”. Ni la Bretagne de Chateaubriand ni les Pyrénées d’Adamsberg, qui nous dit sur le sujet : “J’ai connu cela dans mon village des Pyrénées. Ma grand-mère nous tenait par la main et nous stoppait net dès que quelqu’un traversait la rue. Pour protéger nos ombres”.

L’intrigue de Sur la dalle est particulièrement complexe et multidirectionnelle. Mais Fred Vargas démêle toujours avec maestria les fils d’un récit difficile même quand ils lui échappent un moment, ou font mine de lui échapper.
Une nouveauté dans cet opus : l’incursion dans le monde du “grand” banditisme, n’ayons pas peur des mots, avec à la tête d’une équipe de voyous un homme qui n’a peur de personne, surtout pas d’Adamsberg, qu’il a ni plus ni moins décidé de tuer (avec bien d’autres victimes) !
Car ce commissaire qui ressemble à tout sauf à un policier est renommé pour toujours mener ses enquêtes à terme et les coupables devant la Justice ; il finit par être connu dans le “milieu” qui n’hésite plus à vouloir l’éliminer, purement et simplement. D’où les précautions extrêmes prises par ses collaborateurs. Nous lisons :
“Ces alertes devenaient plus nombreuses. Deux tentatives en vingt-cinq mois. Au fil des années et des réussites du commissaire dans les enquêtes les plus tortueuses, sa réputation s’était affermie en même temps que les menaces contre sa vie.”

Dans tous ses romans, Fred Vargas et son commissaire trouvent un espace pour exposer des sujets sociétaux importants, qu’il s’agisse du climat, du réchauffement climatique ou de l’avortement, nous avons toujours sous les yeux des sujets sociétaux sérieux à l’origine ou non des crimes. La violence paternelle engendrant la violence de l’enfant en est un et nous lisons : “C’est le triste et banal engrenage, un enfant brutalisé a toutes chances de brutaliser”.

Autre clin d’œil sociétal, à la modernité galopante cette fois, sous la forme d’une petite flèche envoyée par Fred Vargas aux nouveaux moyens de communication, en particulier le courrier :
Que reste-t-il donc, de nos jours où l’informatique règne en maître et en maître flic, comme moyen de communication sûr, sécurisé ? Où les flics ne viennent pas mettre leur nez car il se meurt et ne sert plus guère à grand-chose, hormis payer quelques factures, envoyer un chèque et autres démarches inoffensives, quand elles ne s’effectuent pas par scans et virements électroniques ?
– La Poste !
“De toute façon, y’a plus beaucoup de lettres dans les boîtes, les gens s’écrivent par mail, par SMS, s’envoient des documents ou des photos par portables, le courrier se meurt, commissaire, croyez-moi”.

D’aucuns diront que trop c’est trop, qu’Adamsberg et son équipe ont fait leur temps, mais je m’insurge contre cette idée. Ce n’est pas comme si Fred Vargas sortait un roman par an (quel dommage !), avec le risque de lasser son lecteur. Elle n’est pas dans la course ou la compétition, elle prend son temps, fignole son sujet et, encore et toujours ses personnages. Chaque opus raconte, chaque fois hors des sentiers battus du roman policier, une histoire totalement différente, qui se déroule dans un tout autre espace et un autre milieu. Le lecteur ne sait jamais sur quoi ou sur qui il va tomber et de toute façon la partie policière n’est pas forcément l’essentiel des histoires. La constante : l’équipe du commissaire, et elle est géniale ! Les enquêteurs, différents dans leur vie et leur façon de faire, sont solidaires. Complémentaires. Malgré les quelques querelles intestines de la brigade, toujours plaisantes à lire. Les femmes, peu nombreuses, sont respectées pour ce qu’elles sont et ce qu’elles font. L’une d’elles, Retancourt a la carrure et la force d’un homme et la rouerie d’un renard, mâtinées d’une grande générosité. D’une manière générale, leurs personnalités, bichonnées par leur créatrice, et leurs relations nous retiennent longtemps.

Aujourd’hui, les auteurs de polars ont tendance à ajouter une pincée de sel au piment de l’enquête avec, bien souvent, une histoire dans l’histoire. De quoi nous ficeler dans les pages. A vrai dire, j’attends déjà la prochaine aventure de la famille Adamsberg avec impatience. Je sais que je ne serai pas déçue. Dans moins de six ans j’espère…

En guise de morceaux choisis, rien qui puisse vous mettre sur la voie. Juste des jolies expressions pour décrire Adamsberg et ses façons peu orthodoxes d’enquêter… “ce flic qui avait l’air de tout et rien sauf d’un flic, ce petit brun aux yeux si flous qu’il paraissait vous regarder sans vous voir, avec sa nonchalance qui faisait douter qu’il s’intéressât même à ses propres questions…” :

“Il n’était pas rare qu’il ne puisse s’expliquer sa propre démarche à lui-même. Adamsberg suivait son propre vent”.
“C’était précisément sa vision si décalée des choses, ses étrangetés, son absence totale de classicisme”.
“Des sensations vagues”. “Des bulles de pensées”.

“On connaissait sa réputation, ce qu’on lui reprochait comme ce qu’on admirait, le désordre de sa logique, les sentiers sinueux et inusités qu’il empruntait, ses cheminements qui pouvaient demeurer des énigmes, le respect voire le culte qu’il suscitait, ou bien l’antipathie, le rejet.”

“Une bricole qui me traverse l’esprit. Un truc qui me gratte.” 

“Réfléchir ne signifiait nullement s’asseoir à une table, le front posé sur une main. Mais marcher de son pas lent, laissant les idées de toutes sortes – il ne faisait pas le tri – flotter au rythme de sa marche tanguante, se croiser, s’entrechoquer, s’agglomérer, se disperser, en bref les laisser agir à leur guise.”

 “Des passages. Des passages à vide, ou alors à plein, ou à moitié plein, qu’est-ce que j’en sais ».

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