Barbara Kingsolver est une des plus grandes voix féminines de la littérature américaine contemporaine. Autrice de romans (et nouvelles) qui tous, à la fois drôles et dramatiques, mettent l’accent sur la pauvreté extrême, les différences sociales, toutes les formes de discriminations, la maltraitance des enfants et des femmes – L’arbre aux haricots, Les cochons aux Paradis, Une île sous le vent pour ne citer qu’eux –, revient en force avec ce dernier, véritable chef-d’œuvre librement inspiré de David Copperfield de Charles Dickens.
Dans un mobil-home des Appalaches, Demon «Tête de Cuivre» (du nom d’une vipère mortelle) déclare s’être mis au monde tout seul. Roux, fils d’une junkie et d’un père Mélugeon, tribu de métis d’origine autochtone, afro-européenne, composée de violents baptistes, manieurs de serpents.
Voulant avoir sa garde, sa mère, spécialiste en sevrage permanent, suit des cures de désintoxication entre deux overdoses. Un patrimoine lourd à porter pour Demon, qui considère sa vie comme «une erreur de parcours».
Demon préfère regarder plutôt que de parler, les adultes ne répondant pas clairement aux questions. Encore très naïf pour certaines choses (il n’a pas dix ans !), il adore les BD et les mangas remplis de super-héros et de super-méchants, et possède depuis toujours un réel don pour le dessin réaliste ou caricatural, talent qui lui vaudra quelques satisfactions au fil des ans, celle d’être “reconnu” par quelqu’un qu’on estime par exemple. Pour Demon, c’est quasiment une question de survie sociale.
Il a cependant le niveau mental, les raisonnements et les réflexions d’un enfant qui a grandi trop vite voire d’un adulte et pour lui, “être un enfant c’est galère”. Il nous dit : “Des questions, je m’en posais. Mon problème, c’étaient les gens. Ils pensent que les gamins sont pas encore assez humains pour leur donner des réponses claires”. Avec un humour constant et proche de la dérision, animé d’une volonté de vivre et de s’en sortir envers et contre tout, il raconte tout ce qui constitue sa (sur)vie d’enfant, d’adolescent puis de jeune adulte. Ses galères et la fatalité.
Matti Peggot, son voisin compagnon de jeux dans la forêt, lui fournira une famille occasionnelle de substitution avec laquelle il découvre la ville et l’exceptionnelle Tante June.
Et tout ira très mal avec l’arrivée d’un homme dans leur vie. Stoner, le nouveau compagnon de sa mère. Hyperactif, Demon ne supporte pas l’autorité masculine. La colère s’installe, il se voit devenir “juste un garçon silencieux qui me ressemblait, avec une bête à l’intérieur qui attendait d’exploser de rage contre les guerriers Gamme dans L’Incroyable Hulk”.
A dix ans, c’est le début des familles/fermes d’accueil où il travaille comme un adulte, se fait tabasser, et souffre constamment d’une faim lancinante. Entre autres corvées, il s’épuise à travailler dans les champs de tabac avec, en prime, la maladie du tabac, une overdose de nicotine sur la peau. La rencontre avec Tommy, dessinateur comme lui, changera sa vie.
La mort de sa mère, le jour de ses onze ans, achève de détruire sa vie. Ballotté à droite et à gauche, malgré quelques rencontres positives, camarades de classe et professeur, Demon se sent toujours non désiré, différent.
Plus tard, la découverte de sa grand-mère paternelle ne le sortira pas non plus de ses tourments, même s’il a une lueur d’espoir avec Coach Winfield qui le prend en charge pour le foot. Il a douze ans et c’est peut-être la période la plus heureuse de sa vie.
Deviendra-t-il enfin quelqu’un grâce au football – exceller dans un sport étant le moyen ultime de réussir en Amérique pour de nombreux jeunes laissés pour compte de la vie ?
Arrivera-t-il à voir l’océan comme il en rêve depuis toujours ?
Trouvera-t-il l’âme sœur et la place à laquelle il aspire dans une société où l’argent est roi ? Il vous faudra aller jusqu’au bout de cette lecture pour le savoir quitte à vous essorer le cœur. Mais le voyage en vaut la peine.
Après Des diables et des saints de Jean-Baptiste ANDREA et L’enragé de Sorj CHALANDON, Barbara Kingsolver, fidèle à ses idées et à ses thèmes de prédilection, nous offre ce nouveau roman, d’une beauté et d’une noirceur très réussies, sur la maltraitance des orphelins de nos jours, mais cette fois-ci aux Etats-Unis, dans les Appalaches, dont les habitants sont moqués et traités de péquenauds car ils ne paient pas d’impôts : “C’était nous le chien de l’Amérique. Chaque catégorie de personnes a son nom propre, sauf nous, va savoir pourquoi. Beaufs, ploucs, péquenauds, pas de majuscules”.
Cette histoire longue et complexe est difficile à lire à bien des égards, certains passages sont éprouvants, ceux relatant les effets des drogues en tous genres en particulier. Mais courez l’acheter si vous ne l’avez pas encore fait et lisez-le d’urgence, On m’appelle Demon Copperhead est un sacré bon gros roman que je ne saurai que vous recommander, sauf si vous êtes “âme sensible”. Et puis, même si vous l’êtes après tout, sautez quelques lignes ou quelques paragraphes, vous ne perdrez pas le fil général, un chef-d’œuvre ça se mérite et c’est bien un chef-d’œuvre que vous allez lire !
Un défaut : oui, mais lié à ses qualités : son poids dans les mains. La parade : installé(e) confortablement et durablement dans un fauteuil, les pages se tourneront toutes seules, Demon nous tient par la main. Et par sa gouaille.
L’avis de la SL. Des romans comme celui-ci, c’est vrai, on n’en lit pas tous les jours. Pas même tous les ans. Et je suis bien d’accord, pour moi aussi c’est un chef-d’œuvre. Largement à la hauteur de celui qui l’a inspiré, le petit David Copperfield de Charles Dickens, son personnage principal, romanesque en diable et présent à toutes les pages, tient le livre sur ses épaules bien malgré lui. Sa vie tourmentée, son destin placé sous le signe de la malchance absolue, le sort qui s’acharne sur lui, ses réflexions déclarations drolatiques, désopilantes, nous bouleversent presque à chaque page et nous entraînent avec lui partout où il va. Jusqu’à créer parfois, quand il s’adresse au lecteur en le tutoyant comme s’il racontait une histoire, son histoire à un copain, une belle complicité, avec l’impression d’être à leurs côtés dans la ferme. Demon Copperhead est un David Copperfield d’aujourd’hui qui vit à la campagne, loin de la ville mais comme lui plein de gouaille et d’autodérision. L’histoire est un éternel recommencement.
Je me suis amusée à lire dans la bouche de Demon : “Pareil pour le bouquin de Charles Dickens, un type hyper vieux, mort depuis un bail et étranger en plus de ça, mais putain, il les connaissait, les gamins et les orphelins qui se faisaient entuber et dont personne avait rien à branler. T’aurais cru qu’il était d’ici”.
Demon m’a souvent rappelé les enfants amérindiens, asiatiques ou africains de mes lectures, avec notamment sa façon d’affubler tous ceux qu’il rencontre d’un pseudonyme pointant une de leurs caractéristiques (Poches-aux-yeux, Homme-Serpent, Paupières-qui -tombent…), allant de pair avec son sens de la dérision et son habitude de s’exprimer davantage avec le dessin et les mini BD qu’avec des mots.
Cette histoire est longue, elle se déroule sur quelques années mais ce temps est rempli de mille choses, des souvenirs sous forme de flashbacks concernant les tous les personnages, mais essentiellement des galères successives de Demon, parsemées d’espoirs et de rêves qui jamais ne se concrétisent mais ne l’empêchent pas de rebondir encore et encore en brandissant sa propre devise : “Avant tout, rester vivant”.
Au point que les rares échappées belles de son enfance et de sa jeunesse, il ne les vit pas pleinement, sachant par habitude qu’elles ne vont pas durer et que le malheur n’entraîne que le malheur. Que chacune de ses galères n’est que celle qui précède la suivante. Et il l’attend. En restant vivant.
Nous lisons les larmes aux yeux, dans la bouche de Demon le loser, qui parle de lui à la troisième personne comme pour prendre une certaine distance : “Il aurait dû être l’imbécile le plus heureux du monde. Mais non, il attend que ça chie dans la colle, quand on est gentil avec lui il cherche ce qui va lui tomber dessus. Un orphelin de mes deux, qui fait juste semblant dans ses beaux habits. J’avais rien fait pour mériter cette bonne fortune, et je savais de quoi les gens étaient capables”.
Enfin j’ai grandement apprécié la perpétuelle bienveillance de Barbara Kingsolver envers les petites gens, les déclassés de la société, les orphelins, les mal nés, les travailleurs de la mine, “pliés en deux sous une montagne” parmi tant d’autres travailleurs du pénible, esclaves contemporains.
Ainsi que l’aspect sociétal et écologique avec le sombre tableau qu’elle brosse de ces montagnes si belles qui, à force d’être malmenées et exploitées par les compagnies minières – des trusts de l’énergie déjà –, sont devenues des tombeaux à ciel ouvert. Nous lisons : “On racontait des histoires où tous les enfants d’une même famille se retrouvaient à travailler dans une mine sous la terre qu’on leur avait achetée. Les types du charbon ont débarqué ici et ont acheté des terres sans mentionner le trésor enfoui dessous. Et après il restait plus qu’une chose à faire : travailler. (…) Tu respirais de la poussière noire toute la journée, et la nuit tu crachais des morceaux de poumons. Et les maris et les fils qui mouraient tous le même jour dans une explosion.
Ces comtés ont été achetés en totalité : terres, hôpitaux, palais de justice, écoles, tout appartenait à la compagnie. On avait pas tant que ça besoin d’être éduqué pour être mineur, alors ils ont laissé les écoles pourrir. Et ils ont bien veillé à ce qu’aucune fabrique ou usine ne passe la porte. Rien que le charbon. (…)
Tout ce qui pouvait être pris a disparu. Les montagnes avec leurs sommets explosés, les rivières qui coulent noires. Les miens sont morts d’avoir essayé, ou pas loin, accros que nous sommes à l’idée de rester en vie. Il n’y a plus de sang à donner ici, juste des blessures de guerre. La folie. Un monde de douleur, qui attend qu’on l’achève”.
Barbara Kingsolver a dit en interview qu’elle écrivait sur ce qui l’empêche de dormir. En voici une des raisons. Avec l’OxyContin et toutes les drogues à commencer par l’alcool (leur addiction immédiate, leur pouvoir de destruction, en des passages difficiles à lire), la maltraitance des orphelins dans les familles d’accueil, la misère des uns et la richesse des autres, la domination des femmes. Quand les conditions de vie sont difficiles, la violence, pas seulement physique, est partout.
QUELQUES RÉFLEXIONS BIEN SENTIES
d’un enfant devenu adulte bien avant l’âge, difficilement choisies
La beauté de la nature avec des mots d’enfants :
“Puis on s’est assis à l’ombre pour écouter tout ce qui se passait dans les arbres. Les oiseaux qui avaient leurs petites discussions, un pivert qui faisait ses petits tac-tac-tac, tous ces êtres minuscules occupés à leurs affaires et qui se foutaient pas mal des nôtres. Ça pouvait te remettre à ta place, dans le bon sens. C’est pour ça que j’aimais les bois”.
« De l’autre côté de l’eau étincelante, une montagne en forme de cône avec une fourrure de pins montait à mi-chemin du ciel. La lune était entourée d’une bague floue ».
Sur la fatalité, l’inéluctabilité :
“Nous les gens de la campagne, on est nulle part. C’est un drôle d’état, être invisible. Tu peux en arriver au point où t’as besoin de faire le plus de bruit possible pour te sentir encore en vie”.
“Dans le nôtre (de monde), t’es comme un chien en laisse, attaché : à ta famille, tes parents si t’as de la chance, des vieux qui t’élèvent si t’en as moins, et que tu finiras par prendre en charge toi aussi. T’as à peu près une chance sur cent d’être promis à un grand avenir”.
“Mais avec le temps, j’ai fini par n’avoir plus qu’une seule chose en tête, pour ce qui est de l’enfance. Dire à tous ceux qui ont la chance d’en avoir une : prends-la, cette merveilleuse enfance, et cours. Cache-toi. Aime-la de toutes tes forces. Parce qu’elle va te quitter pour plus jamais revenir”.
“Y avait une chose que Miss Barks ne connaissait pas : la famille d’accueil. Elle avait pas idée qu’il existait des gens qui vivaient juste au bord de ce qui est faisable. Si tu pousses trop fort, tu peux passer par-dessus la putain de falaise ».
“Je voulais rentrer à la maison. C’est-à-dire nulle part, mais c’est un réflexe qu’on garde, même quand y a plus aucun endroit où aller. Peut-être que s’ils lâchaient une bombe et qu’il ne restait plus de nourriture sur la planète, on continuerait à avoir faim aussi”.
Les addictions, conséquences ou causes du malheur ? Les deux (?) :
“Maman dit que la moitié de ces gens savent même pas qu’ils sont dépendants. Ils ont juste pris ce que le docteur leur a dit de prendre, et maintenant ils sont en manque et ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive. Tout ce qu’ils savent, c’est que maman leur a supprimé leurs médicaments et qu’ils ont l’impression qu’ils vont crever”.