Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Neverhome ⇜ Laird Hunt

Sorti en septembre 2015 chez Actes Sud, Collection Lettres anglo-saxonnes. 262 pages. Roman. Traduit de l’anglais (américain) par Anne-Laure Tissut.

L’auteur. Né en 1968, Laird Hunt vit au Colorado. Il travaille au service de communication des Nations unies avant d’enseigner à l’Université de Boulder. Ses premiers romans sont très bien accueillis aux Etats-Unis. C’est en 2005 que sort en France son premier roman traduit en français, Une Impossibilité. Son œuvre est appréciée par la critique à la fois pour les sujets traités et pour son style innovant et singulier.
L’histoire. Constance vit avec son mari Bartholomew dans leur ferme en Indiana. Ils forment un couple aimant et très uni. Quand il s’agit pour lui de s’enrôler dans les rangs des Confédérés (les Sudistes), elle décide, sans hésitation aucune, de partir à sa place et d’endosser l’uniforme bleu de l’armée du Nord. Avec, pour seule raison avancée, qu’elle est d’une constitution plus robuste et tire mieux que lui. Au fil de ses deux cent soixante pages, le livre raconte, sous forme d’épopée brillamment relatée, les années de guerre, puis le voyage de retour de Constance. Des passages tragiques extrêmement réalistes, des combats d’une grande violence, des péripéties de tous genres font place à des visions irréelles, des hallucinations occasionnées par la fatigue, la peur et les mauvaises conditions. Ces personnages grotesques que voit Constance, sortes de monstres engendrés par la guerre, elle finit par trouver leur présence à ses côtés normale et par s’étonner non de leur existence mais de leur disparition. Des réflexions introspectives répétées, une relation épistolaire régulière avec son époux… Neverhome est tout cela à la fois, et bien plus encore. Sa peur au combat, ses peurs, ses espoirs trahis, ses souvenirs lourds que l’on découvre peu à peu, ses moments de colère et de violence parfois, les vraies raisons, peut-être, de son départ… Un nombre titanesque de sujets traités sans dissimulation ni complaisance. En moins de trois cents pages regroupées en des chapitres très brefs, qui se lisent avec bonheur en dépit des horreurs rencontrées. Bonheur auquel la personnalité de Constance attachante n’est pas étrangère avec cette faculté qu’elle a de se soustraire à l’horreur des champs de batailles, à la folie meurtrière de la guerre (et aux motivations esclavagistes des Sudistes) et aux situations tragiques en se réfugiant dans le souvenir de son époux bien-aimé, de sa mère trop tôt disparue et des odeurs de son jardin.
Le style. Laird Hunt possède un grand talent littéraire et un sacré sens de la narration épique. Il s’est glissé avec brio dans la peau de Constance pour écrire à la première personne –et d’une seule voix­– et Constance joue son rôle d’Ash Thomson de manière très habile. Ces changements de personnalité délicats sont traités avec maestria et la narratrice passe naturellement du féminin au masculin sans que cela choque : un ‘e’ au bout d’un adjectif quand c’est elle qui parle d’elle, Constance, pas de ‘e’ quand ce sont les autres qui parlent d’Ash, y compris dans la même phrase.
Pour décrire les scènes d’action ou s’adresser aux autres soldats et aux hommes en général, la narratrice utilise un langage assez cru mâtiné d’humour –très– noir (comme cité en extrait un peu plus loin). Dans les combats, les verbes sont au passé simple, temps de l’action, du premier plan, ce qui renforce le sentiment de l’instantanéité de l’action. Tandis que l’arrière-plan (paysages, camps et armées installées) se présente à l’imparfait, temps de la description statique. Autant de nuances dues aussi à la finesse et la fidélité de la traduction. Mais l’auteur nous gratifie aussi de passages de poésie pure lorsque Constance parle de son mari, décrit les paysages hallucinés par la guerre, raconte les rêves (toujours aux frontières réel/irréel) qu’elle fait de façon récurrente ou encore dialogue avec le fantôme de sa mère qui l’accompagne tout au long de son dangereux périple. Cette alternance de styles dénote chez l’auteur d’un grand sens de la nuance qui va de l’épopée romanesque au roman de l’intime, le tout baignant dans une atmosphère onirique !
Mon avis (tout) personnel. Un coup de cœur ! Pour l’originalité de l’histoire, pour la personnalité de la Constance, pour la partie historique et, surtout, pour le style, magistral !
En ce qui concerne l’histoire de l’Amérique, les westerns de ma jeunesse n’ont pas suffi, loin s’en faut. Il a fallu que je complète mes connaissances sur cette période trouble des Etats-Unis, postérieure à la Ruée vers l’or, qui vit alors ses derniers épisodes dans certains états. Je suis donc allée me documenter sur Internet. Si comme je l’espère vous n’êtes pas aussi ignare que moi sur le sujet, vous pouvez vous exempter des lignes qui suivent. Sinon, voici un très bref topo de la guerre de Sécession américaine.
Plus communément appelée aux Etats-Unis La Guerre civile, la guerre de Sécession a ensanglanté l’Amérique de 1861 –après l’élection d’Abraham Lincoln à la Présidence des Etats-Unis­–, à 1865. C’est de loin la guerre la plus dure de l’histoire américaine avec près de sept cent mille victimes américaines sur quatre millions de combattants mobilisés au total, plus que les deux guerres mondiales côté américain. Un nombre très élevé pour le dix-neuvième siècle…Sans oublier les victimes civiles, qui se comptent en centaines de milliers. Les belligérants : le Nord, contre l’esclavage et le Sud, esclavagiste. Le Nord était fortement industrialisé, le Sud vivait des plantations de coton, dans lesquelles travaillaient des millions d’esclaves noirs. Dix pays esclavagistes font sécession aux côtés de la Caroline du Sud et créent la Confédération des Etats d’Amérique. Les soldats de leur armée  –les Confédérés dont il est question dans Neverhome– sont menés par le Général Lee. Pour le Nord, l’armée régulière nordiste est constituée des troupes de l’Union. De nombreuses batailles, souvent au corps à corps, dont certaines s’étalent sur plusieurs jours déciment les rangs des deux armées, notamment Gettysburg en 1863, qui sera le tournant de la guerre et préfigurera la défaite des Sudistes, très belliqueux mais beaucoup moins nombreux. En avril 1865, le Général Grant s’empare de Richmond, la capitale des Confédérés. Définitivement battu, Lee est vaincu à Appomattox, il se rend à Grant et envoie sa capitulation au Président Lincoln. Celui-ci mourra assassiné par un sympathisant sudiste en avril 1865.
La guerre de Sécession marquera la fin «officielle» de l’esclavage en janvier 1863 par la proclamation de son abolition. Mais les combats dureront deux ans encore avant que l’esclavage soit définitivement aboli en décembre 1865. Le texte de l’abolition de l’esclavage d’Abraham Lincoln deviendra le Treizième amendement de la Constitution fédérale. En même temps que sera créé le Ku Klux Klan dans le Tennessee…

La description de la bataille de Richmond au cours de laquelle Constance a été blessée m’a ramenée à une lecture de jeunesse : La Chartreuse de Parme de Stendhal. Fabrice del Dongo, le jeune héros romantique impétueux fasciné par Napoléon, fait son «apprentissage» de la guerre sur le champ de bataille de Waterloo, dont la description m’avait, à l’époque, frappée par son hyperréalisme et la vue subjective qu’en a le soi-disant héros de dix-sept ans. En rappelant l’horreur qui fonde souvent l’héroïsme guerrier, Stendhal le met sérieusement en cause et démythifie par-là même les grandes batailles. Dans le chapitre III de la première partie, nous lisons : Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée de façon singulière. (…).Il entendit un cri sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue. (…) L’escorte allait ventre à terre et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts…
Dans Neverhome, on est aussi dans un réalisme épique, mais celui-ci est bien plus saisissant en raison notamment de la narration à la première personne qui autorise l’auteur à davantage de commentaires dans la bouche de son personnage qui non seulement se trouve aux premières loges du «spectacle» mais y prend part activement. Et avec une notion de «beauté» dans l’horreur qui n’existe pas chez Stendhal. Fabrice est seulement enthousiasmé d’être sur un champ de bataille. C’est ainsi que nous lisons page 109 de Neverhome : Le spectacle de cette rangée de cavaliers superbes vous arrivant dessus à travers la fumée était fort beau à voir. Il y avait dans cette charge la part du Sud qui valait la peine d’être sauvée. Pas la part des maîtres qui utilisaient des esclaves pour leur gratter le dos et faire leur lit. Travailler leurs terres. Construire leurs demeures. Les fouetter quand l’envie les en prenait. Non. (…) Nous étant mis en ligne, nous commençâmes à les pourfendre à coups de mousquets et je vis notre canon arracher la moitié de la tête d’un beau hongre blanc. Mais ils ne s’arrêtèrent pas et vinrent à portée de sabre, de sabot et de pistolet. Un gars qui se trouvait à peine à plus d’un mètre de moi se fit changer en bouillie par une jument pie aux yeux rouges. Un autre se fit fendre le crâne en deux d’un coup de crosse de pistolet…
Et encore, page 117 : Devant moi, le champ était jonché de morts. La compagnie locale de vautours avait déjà infiltré les lieux, retournant les poches et emportant les cantines. De-ci de-là, on tombait sur un membre qui avait pris congé de son propriétaire. Un gant était parti avec une main et une botte avec un pied. En plein milieu gisait un bovin mort. Je n’avais pas encore faim et il me restait une pomme et un biscuit dans mon havresac ; sinon, j’aurais bien pu m’en prendre à sa viande.Au bout du champ, il y avait une autre clôture, un autre champ.
La relecture du chapitre consacré à Waterloo dans La Chartreuse de Parme m’a permis de faire des comparaisons, pas toujours flatteuses pour celui-ci. J’ai reçu ce «choc» littéraire avec beaucoup de nostalgie pour avoir rêvé des semaines durant de Fabrice del Dongo et avoir été frappée par sa vision très personnelle du champ de bataille (jeunesse oblige). Au niveau des faits racontés, il est incontestable que Stendhal est un précurseur de l’hyperréalisme et que sa manière de décrire les champs de bataille a fait école pendant longtemps. A noter que lui et d’autres auteurs comme Victor Hugo (dans Les Misérables) et Chateaubriand (dans Les Mémoires d’Outre-tombe) étaient contemporains de l’épopée napoléonienne et, même s’ils n’ont pas raconté la guerre «de l’intérieur» comme leur personnage, ils ont bénéficié de rapports, commentaires et autres récits de témoins directs (et miraculés !) ou indirects. Tandis que Laird Hunt, pour décrire les batailles de la guerre de Sécession, n’a eu «que» de la documentation livresque ou «internesque» à se mettre sous la plume. Il suffit de lire les Remerciements en fin d’ouvrage pour apprécier le travail de recherche accompli. Ce qui n’empêche pas «son héros» féminin d’avoir une vue très réaliste de la guerre en général et des champs de bataille en particulier. Le travail de documentation et de recherche le dispute à l’écoute et à la retranscription récente. D’autant que l’écriture de Stendhal, beaucoup moins littéraire, plus terre à terre, contrairement à celle de Victor Hugo et de Chateaubriand, fulgurantes aujourd’hui encore, ne va pas soutenir non plus la comparaison avec celle de Lair Hunt. Le classicisme a ses limites.
J’ai par ailleurs beaucoup aimé le personnage contrasté et émouvant de Constance, particulièrement l’honnêteté avec laquelle elle relate ces deux ans passés loin de son mari et de sa ferme, sans complaisance sur les autres, encore moins sur elle-même. Et la dénonciation de la guerre sous toutes ses formes, y compris et surtout celle qui combat l’esclavage.
A la fin du roman, nous apprenons de la bouche de Constance au gré de ses rencontres avec d’autres femmes-soldats qu’elles ont été nombreuses à s’engager, déguisées en hommes, la plupart pour protéger un mari ou un frère trop faible pour faire la guerre. Mais aussi, et surtout, pour combattre l’esclavage et sa honte. Constance dit souvent que cette guerre, légitime, il fallait la faire. Sur ce thème, à la fin du livre, Constance rencontre une merveilleuse femme noire avec qui elle fera un bout de chemin, qui lui fera comprendre que la vision des choses de la vie, y compris celle de la guerre n’est pas la même selon qu’on est noir ou blanc. En interview, Laird Hunt confie s’être inspiré pour son personnage de plusieurs femmes –parmi plus de cinq cents­– et avoir écrit ce livre pour rendre hommage à ces femmes courageuses. Un bien bel hommage. Neverhome vient d’obtenir le premier Grand prix de littéraire américaine, nouveau prix littéraire, amplement mérité pour ce livre que je n’hésite pas à qualifier de magnifique. Et je vais m’empresser de me procurer Les Bonnes gens, paru en 2014, qui lui aussi revient sur le thème de l’esclavage en Amérique.
Au fait, cent cinquante ans après, elle en est où l’Amérique avec les noirs ? Pour le savoir, allons donc faire un tour du côté de Toni Morrison…

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En deux mots

Une femme déguisée en homme sur les champs de bataille américains… Ecrit de façon magistrale, ce livre pas banal nous fait peur, nous émeut, nous fait rire, nous fait horreur et fait de nous les témoins muets d’une guerre jusqu’ici peu narrée en littérature.

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