Nino Haratichwili, la quarantaine à peine dépassée, est née à Tbilissi et y a passé son enfance et sa jeunesse, comme ses quatre amies. Et à peu près à la même époque. D’origine géorgienne soviétique, elle a choisi la langue allemande (celle de Goethe) pour écrire. Elle a plusieurs cordes à son arc : la dramaturgie, la réalisation, la mise en scène… Et la littérature.
Sa bibliographie est impressionnante pour son jeune âge, d’autant que ses romans sont de véritables pavés. Ses thèmes de prédilection sont l’histoire et les femmes. Dans le désordre des traductions : Le Chat, le Général et la Corneille, Mon doux jumeau, La Huitième vie (pour Brilka). Vais-je tous les lire : oui. Et ce n’est pas une parole en l’air. La huitième vie me tend déjà ses belles pages.
L’histoire commence à Tbilissi, capitale de la Géorgie en 1987 et se termine à Bruxelles, au Palais des beaux-arts, lors d’une exposition-rétrospective de photos, en 2019. Un peu plus de trente ans séparent les deux périodes. Trois décennies. Entretemps, l’une des quatre protagonistes sera morte. Il s’agit de Dina, celle dont les photos sont exposées. Nous l’apprenons, déjà bouleversés dans le second paragraphe de la première page : “Elle dont la vie devait finir, dans la dernière année de ce siècle malade, plombé, suffocant, au bout d’une corde improvisée…”. Mais nous ne connaîtrons les circonstances et les raisons de cette mort que dans les toutes dernières pages, même si le suspense est bien loin d’être ressort essentiel du roman.
Tout au long de l’exposition, des indices nous sont donnés sur les drames à venir. Il nous est impossible de comprendre tout ce qui s’est passé, qui nous est dévoilé par bribes. Certains secrets de taille ne seront découverts qu’à la fin.
De Tbilissi à Bruxelles, il s’écoule en temps réel juste une nuit, mais une tranche de vie de trois décennies de vie à quatre en réalité. L’exposition porte l’histoire du début (le suicide de Dina) à la fin (le suicide de Dina). Ce sont les photos de Dina qui racontent l’histoire et l’Histoire, disposées sur les murs dans l’ordre chronologique de leur prise. L’exposition est l’occasion de retrouvailles pas faciles, oscillant entre le bonheur de se revoir, et les réminiscences des bons et des mauvais souvenirs qui les hantent. L’histoire des quatre amies, qui se déroule sous les yeux des visiteurs, suit la chronologie des événements familiaux mais surtout historiques, et forcément, suivant la petite et la “grande” histoire, les prises de photos sont de plus en plus réussies, mais sombres et difficiles à regarder. Surtout pour elles trois, les visiteurs ayant un recul salutaire.
Dans les faits, l’histoire s’ouvre sur une action nocturne menée par les quatre amies à peine adolescentes, à l’initiative de Dina : escalader des barbelés, traverser un énorme tuyau d’égoût sur toute sa longueur et, après avoir accédé au Jardin botanique, sauter dans l’eau d’une cascade à partir des rochers, toutes les quatre ensemble. Un événement magique, immortalisé par Dina avec un déclencheur, qui restera toujours pour elles quatre le symbole de la liberté et du bonheur conquis malgré l’adversité générale et marquera, selon Keto le début “de notre cohésion, une force indestructible, une communauté qui ne reculerait plus devant aucun défi”. “Un cadeau que la vie nous fait à l’improviste, cette minuscule fente qui s’ouvre assez rarement au milieu de la laideur du quotidien…”.
Une autre épisode, tragique et vécu à deux cette fois, Dina et Keto, mais qui impactera les deux autres par rebond, marquera à jamais l’histoire du quatuor en le positionnant du côté de la mort. Cet événement, qui porte toujours quand elles en parlent le nom de l’endroit où il s’est déroulé, “Le zoo”, est souvent désigné comme le déclencheur de leur malheur à toutes car il aura des conséquences insoupçonnées et les amènera à toujours “embrasser le malheur”.
Une petite présentation s’impose avant de développer davantage. Les quatre amies, inoubliables, les voici : Nene, Dina, Ira et Keto, voisines “de cour”, comme l’étaient “de rue et d’immeuble” les deux amies prodigieuses d’Elena Ferrante.
Dina, la photographe de talent reconnue au plan international, est la meneuse de la bande, la boute-en-train idéaliste et passionnée “porteuse” de leur histoire. Elle est aussi la plus rationnelle et la plus réfléchie et, paradoxalement, la plus rebelle. Elle aime Rati (le frère de Keto), la photographie, la liberté et la danse. Elle déteste le mensonge, la médiocrité et la soumission. Si je devais la comparer à une héroïne de roman contemporain, ce serait, en plus engagée, à Lila, la frondeuse de L’Amie prodigieuse (Elena Ferrante), saga en quatre volumes à laquelle La lumière vacillante m’a fait parfois penser…
Ira, dernière arrivée dans la bande est un peu timorée au début car mal acceptée à l’école en raison de ses facilités à apprendre. Plutôt raisonnable, protectrice, c’est aussi l’intellectuelle du groupe (elle deviendra avocate). Elle aime Nene, le jeu d’échecs, les études. Elle déteste les hommes qui les entourent, l’injustice et la lâcheté.
Nene, perpétuelle amoureuse, solaire, à la fois douce et exaltée, sexy au possible, généreuse, incapable de choisir entre une famille mafieuse redoutable, et un départ définitif. Elle aime Saba, le frère de Levan (l’amoureux de Keto, aux ordres de Rati), l’espoir et les fanfreluches. Elle déteste les conflits, les hommes de sa famille et le mari qu’ils lui ont imposé et, comme le dit son amie Keto, elle est “définie par son écartèlement”.
Enfin, Keto, la narratrice. Celle à qui l’on se confie facilement car elle est discrète et un peu diplomate. La conciliatrice. Celle aussi que l’on croit être la moins vulnérable car elle cache bien ses moyens d’évacuer ses propres drames, ses ressentis. Elle aime le dessin, Levan, ses deux grands-mères avec lesquelles elle vit, la mère de Dina, Lyka qui “remplace” un peu la sienne, décédée pendant son enfance. Elle déteste sa vie tout entière.
C’est elle qui raconte leur histoire, ayant consigné dans des carnets, par ordre chronologique, toutes leurs confidences, leurs drames permanents et leurs fêtes trop rares.
Ces quatre filles, si différentes et si semblables, vont au fil de leur histoire dramatique s’aimer, se détester, s’écharper, se réconcilier, se tomber dans les bras, se quitter, se retrouver, se “trahir”. Se jalouser, jamais, se protéger et s’entraider, toujours. Victimes les unes et les autres de l’histoire de leur famille et de celle de la Géorgie, enfants de la guerre, elles ont survécu, mais seulement à trois. Vivant au jour le jour dans l’ignorance de ce que l’avenir leur réserve, en l’absence de toute perspective même à court terme.
Au jour de l’exposition de photos, elles sont arrivées à la cinquantaine, elles ont passé plus de la moitié de leur vie, dont leurs plus « tendres » années, l’enfance, l’adolescence et la jeunesse, dans des guerres civiles successives. Et la fin de leur histoire (dans le roman) ne marque en rien celle de la Géorgie dont la pacification est restée précaire et relative et qui aujourd’hui encore subit des soubresauts.
Au cours de la journée à Bruxelles, les souvenirs affluent de toutes parts et le passé prend souvent le pas sur le présent, sans transition (ni confusion pour le lecteur). Car, forcément, les deux temporalités finissent par se mêler et nous sommes comme la narratrice, “en suspens entre les époques, ou dans plusieurs à la fois”.
Et la fin, eh bien, la fin, elle donne avec son point final un sens à toute l’histoire et ferme toutes les (nombreuses) portes qui ont été ouvertes tout en en entrebâillant d’autres. Un livre magique de bout en bout, de page en page.
Pour ce qui concerne le style, c’est la perfection. La traduction de l’allemand est d’une grande qualité, sans lourdeurs, sans récurrences – autres que celles désirées par l’autrice pour ne pas nous perdre en chemin dans cette chronologie dispersée conciliant par bribes à la fois celle de l’Histoire de la Géorgie, celle des quatre amies ensemble, celle de la narratrice et celle qui raconte séparément l’histoire des amies en guise de présentation. Sans oublier le récit détaillé de cette journée interminable de l’exposition où se retrouvent les trois survivantes.
La plume est élégante, hautement littéraire sans ostentation ni emphase, avec des dialogues ciselés par personnage et de longues (mais jamais lassantes) séances explicatives concernant l’histoire politique et guerrière de la Géorgie, avec ses conséquences sociales. L’écriture ne s’étend ni dans le pathos ni dans le misérabilisme et pourtant la tristesse et la misère sont omniprésentes dans la vie des personnages.
Toujours dans le registre de l’écriture, si Keto est la seule à utiliser en continu le je de narration, les autres filles (et bien d’autres personnages) ont l’occasion à maintes reprises de s’exprimer, d’apporter des informations manquantes.
Le livre est composé de quatre parties, divisées en chapitres assez longs et toujours titrés par des noms de personnes, de périodes ou d’événements particuliers. L’autrice et sa traductrice Barbara Fontaine ont réussi à retomber sur leurs pieds à la fin et la construction de l’histoire est remarquablement maîtrisée. Avec une intrigue étalée sur trente ans, un nombre impressionnant de personnages (auxquels nous nous habituons facilement) et de soubresauts historiques, amicaux et familiaux, cela tient de la gageure. Bravo, bravo, bravo.
Un regard sur le livre. Que dire, qu’écrire après une telle lecture ? Que l’on ne s’y attendait pas en l’ouvrant : c’est mon cas, une certaine forme de curiosité sur la Géorgie dont je connaissais bien peu de chose a guidé mon choix en dépit de sa pagination. Qu’on le relira très vite (c’est fait pour moi, et avec le même intérêt constant). Que l’on a été remué, touché aux larmes, totalement bouleversé par les quatre amies et leurs parcours tourmentés. Que les personnages nous ont pétri le cœur et trituré l’esprit pour certains, tandis que, parmi leurs proches, des hommes, bah oui, des hommes, nous exaspéraient au plus haut point. Que l’on y apprend des milliers de choses sur l’histoire tumultueuse et compliquée de la Géorgie avant et après la chute du mur et la fin de l’URSS en 1989. Et qu’il sera facile de le choisir comme cadeau de fin d’année aux lectrices et aux lecteurs de son entourage… Tout ça, oui, et bien plus encore.
En tout premier lieu, l’étude psychologique de tous les personnages, et ils sont nombreux – les secondaires ayant chacun une interaction sur les principaux, est fouillée à l’extrême. A tout moment leurs pensées, leurs dires, leurs non-dits et leurs effets désastreux dans les familles et entre ami(e)s, leurs actes, leurs décisions et leurs réflexions sont décortiqués, passés au crible de leur créatrice à tous, Nino Haratischwili. Plus nous avançons dans la lecture, plus nous en apprenons sur les personnages déjà connus et plus nous en rencontrons de nouveaux (beaux, ou pas) ; nous refermons le livre, d’avance orphelins de lecture après avoir regardé les yeux mi-clos le numéro des pages tournées. Ce n’est pas tous les jours que nous avons sous les yeux une galerie de personnages aussi riche et contrastée. Nene, Keto, Dina et Ira sont passées au peigne fin à chacune de leurs interventions. Leur créatrice ne les ménage pas, les traque dans les moindres recoins de leur âme, les aime et nous les fait aimer. Il est impossible de résister à aucune d’entre elles. Quelques hommes échappent aux standards de l’époque, ils sont les bienvenus et l’on s’y attache aussi, mais pas au point de les aimer, excepté Reso, peut-être.
Alors, forcément, avec de tels personnages féminins au-devant de la scène, l’amitié ne peut qu’être la thématique principale du roman. Doublée de la solidarité féminine.
La lumière vacillante est une ode vibrante et constante à l’amitié. L’amitié absolue, celle qui dure après la mort (l’exposition des photos de Dina en est la manifestation, avec la présence des trois survivantes). Keto, la narratrice, compare souvent leur quatuor aux Trois Mousquetaires accompagnés puis “abandonnés” par leur D’Artagnan. Et ses relations presque fusionnelles avec Dina m’ont fait penser à celles d’Elena et de Lila dans L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante, en plus fortes encore, climat délétère oblige.
Particulièrement difficile à rendre à l’écrit, ce sentiment au moins aussi fort que l’amour (n’ont-ils d’ailleurs pas tous deux la même étymologie latine du verbe “amare” ? si bien sûr) car il exclut en principe les relations sexuelles, est plus durable ; et des relations rompues par les aléas de la vie se renouent très vite lors des retrouvailles, même si ces dernières peuvent être difficiles. Et l’on confie davantage de choses à un(e) ami(e) qu’à l’être aimé d’amour. C’est ce qui se passe ici. Certains secrets ont été gardés (pudeur, éloignement, crainte de blesser l’une ou l’autre) très longtemps mais ont fini par éclater au grand jour, soudant plus fort encore les trois amies restantes.
Cette relation à quatre n’a pas été facile à s’installer pour de bon, Ira étant arrivée bien après les trois premières et mise à l’index, humiliée par les autres élèves. C’est pourtant grâce à son arrivée que nous découvrons l’amitié qui commence : “Et soudain, il y avait aussi un nous”, information qui sera reprise dans chaque chapitre titré du nom de l’une d’elles.
L’histoire commence à quatre alors qu’elles ont huit ans. Leur amitié exaltante les aidera énormément à survivre à cette période très sombre de l’histoire géorgienne, à « tenir » en veillant sur les autres du mieux possible et en partageant le peu qu’il y avait à partager au nom de la solidarité. Féminine.
En voici quelques exemples particulièrement marquants.
Le bel hommage posthume de Keto à sa plus-que-sœur Dina le jour de l’exposition, rempli d’amertume et d’admiration :
“Ces photos t’ont survécu et tout le monde les veut. Mais je m’en fiche, elles ne te remplaceront jamais pour moi. L’art, on s’en fout, Dina, si on doit le payer de sa propre vie !
Combien l’idée du définitif, de l’incommensurable douleur que tu voulais fixer pour faire taire la tienne, pour te persuader que ta souffrance ne méritait pas que tu crèves, mais la guerre si, un truc aussi grand et horrible, un truc aussi impensable et pourtant si courant, ça avait de l’importance, mais pas ta petite douleur personnelle, pas ton drame relationnel d’adolescente, non, ton délire privé ne devait pas signer la fin de ta récréation, tu voulais dépérir pour quelque chose de plus important”.
“J’ai son rire éraillé dans l’oreille, je vois ses yeux étincelants. Tant d’années ont passé, et pourtant mon corps ne peut pas s’accommoder du fait qu’elle n’est pas là, que je ne pourrai plus jamais la toucher, que je ne peux plus l’accuser ni l’aimer comme je n’ai aimé qu’elle – sans égards, sans pitié, sans la moindre peur, sans aucune sécurité. Comme elle m’a appris à aimer et comme peu de gens le peuvent”.
Et celui d’Ira (avant la mort de Dina) :
”Elle a besoin d’une guerre étrangère pour terminer la sienne. Elle reviendra”.
“Tout ce qui enflammait son imagination, tout ce qui semblait étranger et attirant devait être exploré et exploité, toute limite était là pour être dépassée, et toute barrière pour être forcée”.
Un mot, quand même sur l’amour, qui ici n’est que souffrance car contraint par les liens familiaux patriarcaux. Et qui, quand il est là, n’est pas saisi au vol (Keto). L’amour est aussi présent dans quelques familles : celle d’Ira dont la maman Lyta est une femme solaire, celle de Keto qui adore ses deux grands-mères et l’amour fraternel, que vous découvrirez…
Un autre sujet important et récurrent : la photographie. C’est l’art qui est ici louangé, même si la musique, la peinture (Keto dessine) et la restauration de meubles et de peintures murales ont leur importance. Au premier rang de ses qualités : son pouvoir mémoriel si utile dans la transmission :
“Cette photo nous montre toutes les quatre, elle montre la version de nous dont nous sommes issues, en quelque sorte l’origine, l’œuf dont nous avons éclos ensemble. Nous sommes au seuil de la vie, au début d’une amitié qui exigera tout de nous”.
La photo permet de remonter dans la chronologie, de décrypter une ou plusieurs vies :
“Les gens vont se précipiter pour détacher les époques, couche par couche, comme les pages d’un calendrier, ils vont les dégager, essayer d’extorquer ses secrets au passé, fouiller les visages et les lieux, tels des archéologues empressés à la recherche d’une pépite”.
“Elle me regarde à travers les années, elle semble si vivante, tellement plus vivante que moi et tous ceux qui sont dans cette salle, à croire que la photographe a déjoué sa propre mort et qu’elle a trouvé le moyen de revenir, de me regarder et de me dire que ça valait quand même la peine… malgré tout”.
Un portrait peut engendrer une présence quasi physique :
“Ce visage devine déjà que nos désirs peuvent être un piège et que la vie est un champ de bataille au bout duquel ne nous attend pas une fête enivrante, mais plutôt un abîme insondable, auquel pourtant on ose s’abandonner corps et âme”.
Enfin, la photo devient le témoin d’une époque en nous faisant prendre conscience des changements visuels d’un lieu ou de personnes, ici la ville de Tbilissi :
“La ville de mon enfance et de ma jeunesse telle qu’elle réapparaît sur ces images n’existe plus. Elle s’est transformée, elle a mué, une reine des métamorphoses, elle a réchappé des périodes les plus sombres et a enfilé un nouvel habit”.
La capitale de la Géorgie a subi bien des outrages dans les années 1990 et les soubresauts de l’histoire l’ont transfigurée.
Elle et sa région pourtant, toutes de briques rouges vêtues et plantées d’ifs gigantesques avant les guerres civiles, avant les bolcheviks, avaient des allures de villes italiennes, toscanes même.
Tbilissi est belle et aimée (comme le pays lui-même) au point de devenir un personnage du roman.
“Cette ville multiethnique où l’on coexistait depuis des siècles avec les autres”, comme la dépeint Keto, est composée de plusieurs quartiers d’architectures et de cultures différentes. Celui où habitent les quatre amies et leurs familles, Sololaki, était leur point d’attache. Une cour comme tant d’autres, que j’ai comparée à la rue de L’Amie prodigieuse, fait office de cocon et de prison selon les moments.
Keto, dont l’appartement de trois pièces abritait trois générations, le considère comme une sorte de village, dans lequel tout le monde connait tout le monde : “Ce quartier me tenait alors lieu de monde entier”.
Et plus tard sur son élaboration par les communistes, qui en ont fait un Etat dans l’Etat, une réflexion amusante :
“Plus tard, j’ai soupçonné que les communistes, en répartissant les appartements, avaient veillé à installer dans ce microcosme divers groupes professionnels qui pouvaient s’entraider, afin que l’État ait le moins d’embêtements et de frais possible : quand quelqu’un tombait malade, on le soignait dans la cour, quand quelqu’un avait besoin de chaussettes qui ne se vendaient que sous le manteau, on réglait ça entre nous. La cour était un État dans l’État.”
Autre thématique essentielle qui revient tout au long des pages : la condition des femmes. Les rapports hommes-femmes sont disséqués à maintes reprises car ils conditionnent la position des femmes géorgiennes, peu différente pour ne pas dire rigoureusement identique à celle de toutes les femmes du monde, à toutes les époques et à différents degrés.
La femme-plante verte :
« Nous étions condamnées à prononcer des avertissements qui s’envolaient en fumée. Nous étions un bel accessoire, une décoration. On buvait à notre santé et on louait notre beauté, mais nous devions la fermer et obéir, prononcer des phrases anodines. Nous ne pouvions même pas nous protéger mutuellement, nous étions livrées à ces schémas, règles et lois tacites, et pour couronner le tout nous nous y étions adaptées comme si c’était pour notre bien, pour notre protection”.
Et plus loin :
“Dans notre ville on ne pouvait pas aimer les êtres qu’on aimait. (…) Dans notre ville, les jeunes filles étaient poudreuses et vaporeuses, elles étaient faites pour tisser l’honneur de leur mari et lui cuire du pain chaud. (…) Dans notre ville, les jeunes filles étaient des anges sans ailes suspendus à de minces fils tenus par les mères, tantes et grands-mères qui jadis n’avaient pas pu s’enfuir, elles non plus. Dans notre ville, les garçons étaient les décalques de leurs pères, oncles et grands-pères, qui n’avaient pas réussi non plus à aller jusqu’au bout de leurs jeux enfantins et qui d’un coup devaient devenir adultes, forts et barbus. (…) Pour certains hommes les femmes n’étaient qu’une marchandise”.
Des assertions tellement vraies aujourd’hui encore dans différents pays et continents. Dont l’Europe bien évidemment.
Ce qui n’empêche aucunement les femmes, et elles seules, de culpabiliser pour tout. Ai-je été une bonne mère, une bonne amante, une bonne sœur, une bonne fille ? Une bonne amie surtout, pour ne pas avoir vu “venir” le suicide de Dina, ou pas tenu compte des “avertissements” que son comportement leur donnait ? Notamment : “Elle ne comprenait plus le monde, se retirait et essayait de se convaincre qu’elle n’avait pas besoin d’un monde qui se détournait ainsi d’elle”.
Ce sont des questions qu’elles se posent, individuellement et ensemble, lors de l’exposition. Et qui vont plus loin encore que la mort de Dina :
“Car ces souvenirs ne permettent pas au présent d’être intact, c’est trop douloureux, nous ne pouvons nous empêcher de nous reprocher d’être encore en vie tandis que le monde d’où nous venons est en ruine”.
La lucidité et l’honnêteté des femmes, toujours, avec une réflexion juste de Keto sur le malaise rencontré pour parler de soi quand il n’y a rien de bon à en dire. Selon elle, les drames répétés placent celles et ceux qui les vivent dans une sorte de solitude qui conjugue la honte, la gêne par peur d’être “lourde” ou non crédible, et le découragement :
“Comme je ne pouvais en parler à personne et que chacun était préoccupé par ses propres soucis, je chassais ces questions qui me dépassaient en espérant que les réponses s’imposeraient toutes seules à moi”.
Une seule fois elle confie à Reso, un ami en qui elle a confiance et qui est à cent lieues du stéréotype masculin géorgien qui les entoure :
“Ma vie me fait l’effet d’une tempête sans fin, je m’accroche à un petit radeau et vois les vagues gigantesques déferler sur moi, et à chaque vague je suis sûre que c’est la dernière, celle qui va m’emporter définitivement et après laquelle je ne remonterai plus jamais à la surface. Mais finalement ça arrive quand même, comme par miracle je survis à la vague. Cela ne s’arrête pas pour autant, de nouvelles sans arrêt déferlent sur moi, et tout ce que je fais est essayer de survivre. On dirait que c’est une tradition familiale”.
Et bien plus loin dans les pages :
“C’était la solitude à laquelle nous étions tous plus ou moins condamnés.”
Je terminerai cette partie consacrée aux femmes par des paroles de la belle, généreuse et désespérée Dina, qui semble toujours présente mais tente de « justifier », ou plutôt d’expliquer sa mort :
“Je cherche l’amour dans l’impossible, dans le hideux, dans le pire. C’est pour ça que je descendrais dans n’importe quel enfer si seulement je savais y trouver ce sentiment, et ce qui est vraiment ironique là-dedans, c’est que je n’en ai pas besoin et ne le cherche pas, comme la plupart des gens, pour être heureuse, mais pour me livrer corps et âme, pour me retirer une couche de peau supplémentaire, car c’est le seul moyen pour moi de voir… de me voir et de voir tout ce qu’il y a autour. Tu comprends ?”
Le plus terrible, peut-être :
“Il semble logique que les champs de bataille m’attirent, puisque mon cœur ressemble à un cimetière. Mes pensées trébuchent continuellement sur des pierres tombales. Je suis dans mon élément ici, je me déplace en terrain connu.”
Poignant, toujours :
“Tu ne peux pas séparer les choses les unes des autres. Nous avons vécu, vu et ressenti plus d’événements, jusqu’à nos vingt-cinq ans, que la plupart des gens durant toute leur vie. Il m’arrive même d’éprouver de la gratitude pour toutes ces expériences.
Les choses ne disparaissent pas sous prétexte qu’on se voile la face. Quand j’étais enfant, je croyais que ça marchait. Mais je ne suis plus une enfant et le zoo n’a jamais arrêté. Rati n’a jamais arrêté. Zotne n’a jamais arrêté. Les coups de feu n’ont jamais cessé. La guerre n’a jamais cessé. Tout ça est encore là. J’ai juste gardé les yeux fermés. Et je ne veux plus les fermer”.
QUELQUES DATES D’UNE HISTOIRE COMPLEXE
réduite à une série incessante de conflits
Enfin, dernier sujet mais pas des moindres : l’Histoire dramatique de la Géorgie, qui sert de toile de fond aux histoires tout aussi dramatiques des quatre amies et de leurs familles.
Il faut savoir que ce petit pays a a quasiment toujours été en guerre depuis le Moyen-Age, et même bien avant. Turquie, Arménie, Kakhétie, Kurdes, Mongols, Ossètes, Tchétchènes, et j’en passe… Et, en première ligne depuis le début du XXème siècle, la Russie bien sûr, ou plus précisément l’URSS, dont elle devient membre en 1921.
Pendant soixante-dix ans, la Géorgie a été sous le joug du soviet suprême. A partir des années soixante-dix, le Parti communiste a commencé à s’affaiblir, les hauts fonctionnaires sont devenus de plus en plus corrompus, laissant la place à des gangs surpuissants et sans aucun scrupule.
La désoviétisation, consécutive à la chute du mur de Berlin (1989), marque le début de la déliquescence. La Géorgie proclame son indépendance en avril 1991 et devient la République de Géorgie. Une indépendance qui se fera dans les larmes et dans le sang. Et la situation ne fait qu’empirer les années suivantes.
Les guerres géorgiennes sont souvent des guerres intestines, indépendantistes. Des guerres civiles, comme si celles passées venues des agresseurs extérieurs ne lui avaient pas suffi. C’est le cas de celles des trente années que couvre La lumière vacillante. Les pro-Russes n’ont pas lâché les pays de l’URSS après sa chute. Des groupes armés, de mercenaires tchétchènes notamment, mais aussi des chefs de gangs puissants devenus des mafieux “protecteurs” de commerce, des volontaires dissidents indépendantistes (Abkhazie, Ossétie…), des nationalistes et des nostalgiques du soviétisme, ont mis le pays à feu et à sang pendant des décennies. Presque tous avec des armes russes…
Pas facile de les suivre toutes dans le roman, même si de nombreux passages explicatifs habitent les pages. Je pense au travail de recherche qu’ont dû faire Nino Haratischwili et sa traductrice. Une chose est sûre : les Géorgiens ont pâti de la violence venue de tous bords, de la faim, du froid intense, des exactions, du manque de tout et même de la déportation ou de la prison pour certains.
Nos quatre héroïnes et leurs familles sont en plein dans la tourmente car la capitale (et son centre) n’ont pas été épargnés. Pendant trente ans elles n’ont connu que les guerres successives et traumatisantes car si les guerres sont faites par les hommes, ce sont les femmes et les enfants qui les subissent. Et le quatuor habitant un quartier populaire, très vite les jeunes hommes de leurs familles, déjà machistes, voleurs, violents voire criminels pour certains sont devenus des membres ou des chefs de gangs qui ont participé au chaos général.
La narratrice nous dit sur ces « guerriers » de la rue :
« Dans la cruelle hiérarchie des détenus des camps soviétiques, les voleurs constituaient le groupe le plus autoritaire et semblaient prédestinés à exercer une fonction d’administrateurs ou de surveillants. Ils réglementaient le quotidien du camp et érigeaient leurs propres lois. Ils créaient une espèce d’État dans l’État, une réalité parallèle, qui après la mort de Staline s’est étendue en dehors des camps et qui était exclusivement régie par la « loi du voleur », ce qui allait de pair avec le refus absolu de toutes les structures étatiques et de toute collaboration avec les autorités.
L’état crépusculaire du PC et la corruption florissante constituaient alors un terreau idéal pour ce mouvement criminel, dont le pouvoir allait durer trois décennies et qui, à l’apogée de sa perversion, allait nous plonger dans un abîme de ténèbres précivilisationnelles ».
Et sur Tbilissi « en guerre » :
« Notre ville maltraitée, affligée, plongée dans le chaos, qui semblait n’avoir connu, depuis sa fondation il y a plus d’un millénaire, que l’occupation, la libération, le sang et les larmes, la guerre et encore la guerre. Les forces armées géorgiennes étaient une appellation ridicule pour quelque chose qui n’existait pas en tant que tel. Il y avait d’innombrables bandes et formations, groupements qui avaient chacun leur propre chef. Mais il n’y avait pas l’ombre du début d’un plan stratégique. »
Voilà. Cette chronique est longue, les citations nombreuses… Mais c’est pourtant un minimum, j’y ai taillé à grands coups de serpe, « viré » des citations, eh oui, et pas mal.
Ce roman a été pour moi un énorme coup de cœur vous l’aurez compris. On y apprend, on y pleure, on y sourit, on s’identifie aux quatre filles, on les suit partout, on les adore, on aimerait les avoir comme amies, comme sœurs, comme mères, comme cousines, comme grands-mères, comme compagnes…
Et depuis que je l’ai refermé, je navigue en eaux troubles côté lecture. La fin de cette chronique va me permettre de passer à autre chose. Je crois que La huitième vie de Nino Haratischwili attendra un peu, finalement. D’autant qu’il pèse pas loin de mille deux cents pages. Alors, si je le lis deux fois comme celui-ci et le chronique aussi difficilement, je ne suis pas tirée d’affaire…
Je ne comprends pas pourquoi il a été si peu mentionné dans les médias. Les problèmes géorgiens ne sont toujours pas totalement résolus, Son voisin russe constitue encore une menace latente, ce qui nous amène à penser à l’Ukraine…
J’espère avec ces pages vous avoir donné envie de le lire, mais si ce n’est pas le cas, c’est vous qui passerez à côté d’un réel chef-d’œuvre. Ces quatre filles méritent que vous les connaissiez.
Pour finir, une très belle (et terrible) définition du désespoir final qu’on connu :
“Là où on ne pouvait survivre qu’en déposant sa condition humaine comme une magnifique tunique en soie devenue inutile au cœur de l’hiver”.
La phrase qui pourrait résumer le livre : « Ce n’est pas la vie qu’on doit avoir à notre âge”. Je ne sais plus laquelle l’a prononcée en ces termes mais toutes l’ont fait en d’autres… dans ce livre magique, non, ça je l’ai déjà dit !
Alors, à quoi ça sert de lire ???!!! A croire croire que 720 pages vont nous fatiguer les yeux et finalement en lire plus de 1400 sans nous en rendre compte. A visiter des contrées inconnues et en apprendre l’histoire. A réaliser que la guerre est une affaire d’hommes mais que les femmes en pâtissent toujours malgré elles. A relativiser nos propres malheurs et notre propre condition de femmes, mais oui. A comprendre par le passé historique ce qui se passe au présent dans le monde et risque de s’y passer dans un futur proche. Car la guerre est l’apanage des hommes..
Une réponse
Merci pour cette chronique impressionnante et passionnante !