Sorti en 2017 aux Editions Anne Carrière, puis en février 2018 en poche chez 10-18, version que j’ai lue. Roman. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie de Prémonville. 380 pages. Roman.
EN DEUX MOTS
Saratoga : une demeure grandiose qu’il faut sauver à tout prix. Des propriétaires ruinés prêts à tout pour ce faire, y compris à marier leur fille unique à un milliardaire désœuvré. Roman sur la décadence écrit dans un style lyrique, Après l’incendie est avant tout une histoire d’amour cruelle aux accents de tragédie antique, non dénuée de suspense, dans la lignée des précédents romans de l’auteur. Plus fort encore peut-être.
Les cinq premières lignes (hors Prologue).
Elle était née avec le siècle. Ce qui signifiait cernée par les guerres, dans le souvenir de deux conflits vécus par les siens : son grand-père avait été l’aide de camp de Jeb Stuart, et son père avait perdu une jambe aux Philippines, dans l’horreur de la Première Guerre mondiale, les barbelés et les gaz asphyxiants. Toute l’enfance de Diana avait été marquée du sceau de la guerre… ».
L’auteur. Robert Goolrick est né en 1948 en Virginie et y vit encore aujourd’hui. C’est tout ce que j’ai trouvé sur sa biographie. Mais comme roman Féroces est autobiographique, il me reste à le lire pour en savoir davantage. En ce qui concerne sa bibliographie, son premier roman, Une femme simple et honnête, paraît en 2009. Suivront Féroces en 2010, l’histoire de sa famille, puis Arrive un vagabond (Grand Prix des Lectrices de Elle et Prix Virgin Megastore) et La chute des princes en 2014. Après l’incendie est le dernier paru en France.
L’histoire. Un journaliste est censé faire le portrait de la dernière propriétaire d’une grande maison en ruines, disparue dans l’incendie de la maison. Diana Cooke est l’ultime héritière d’une famille pluriséculaire dont la splendeur passée est due à l’esclavage. Nous sommes en Virginie, haut lieu de l’esclavage en Amérique. Si elle ne se marie pas et ne fait pas de garçon, la lignée s’arrêtera avec elle. Pire, ses parents, en pleine déroute financière, ne pourront sauver leur demeure historique (sa construction date de 1784) et prestigieuse de la ruine et lui redonner son éclat d’antan. Elle n’a d’autre choix que d’épouser un milliardaire. Lors d’un « bal des débutantes » à Baltimore, organisé pour mettre en présence des hommes très fortunés avec des jeunes filles jolies, pures et de bonne famille (désargentée le plus souvent), elle rencontre le « Capitaine » Copperton et finit par en tomber amoureuse. Du moins le croit-elle. Elle a le nom, la lignée, la demeure, il a l’argent et rêve d’avoir des enfants, un fils notamment, « bien nés ». Très vite il montre sa vraie nature cynique, brutale et perverse et leur relation tourne au cauchemar pour Diana, sous les yeux de ses parents attristés mais résignés. La diaphane Diana paiera le prix fort le passé esclavagiste de sa famille. Elle mettra un fils au monde peu de temps après son mariage, Ashley, qu’elle adore, et son mari fera tout pour se l’approprier.
Une mort plus tard, un calme précaire s’est réinstallé dans la famille. Jusqu’au retour d’Ashley, l’enfant prodigue et d’un autre personnage, Gibby, qui joue lui aussi un grand rôle dans l’histoire. Ashley qui veut redonner à Saratoga son lustre d’antan. Je n’en dirai pas plus car le suspense, introduit par le narrateur dans le Prologue, est largement présent jusqu’au bout, même s’il n’est pas le ressort essentiel du roman, pour le plus grand plaisir du lecteur.
Avec un arrière-fond historique, celui de l’esclavage sur lequel s’est construite la grandeur des colons blancs, le récit se poursuit comme une malédiction implacable et sans fin en prenant à mesure qu’il avance des accents de tragédie antique pour Diana, qui connaîtra des périodes d’espoir et de grand bonheur amoureux et de cruelles déceptions, jusqu’au dramatique incendie « accidentel » de la maison. La fin est à pleurer.
Le style. Une écriture brillante et élégante sert le roman, tant dans les dialogues très riches entre les personnages que dans la narration des faits. À la fois simple et recherché, un peu trop empathique peut-être parfois, confinant presque au lyrisme pour décrire les sentiments de Nadia, le style suit à merveille la narration en collant parfaitement à son rythme et à son histoire. Les mots sont simples, le rythme harmonieux, les scènes d’amour admirablement bien rendues, avec une volupté palpable et fulgurante. Les descriptions des paysages autour de la maison, nombreuses et fort belles, contrastent avec le drame que vivent les personnages et les destins qui s’y brisent. Tout en s’y fondant car les feux du soleil couchant, l’incendie du ciel annoncent celui de la maison. Un véritable enchantement.
Dans ce roman, davantage encore que dans les précédents, le sexe est très important. L’auteur nous en parle dans une langue charnelle, empreinte d’une grande et belle sensualité frôlant l’érotisme. Aussi bien dans les scènes d’amour que dans la description physique de Diana, beauté diaphane au teint de porcelaine sur laquelle il s’attarde avec tendresse, que dans l’expression des sentiments et celle des lieux chargés d’une douceur apparente et d’une puissance cachée. Comme si l’érotisme était partout et nulle part dans la maison et dans la vie des personnages.
[one_half]Mon avis sur le livre. J’avais beaucoup aimé Une femme simple et honnête et plus encore Arrive un vagabond, tant pour l’originalité et la noirceur de leur histoire que pour l’écriture de l’auteur. Après l’incendie m’a tout autant emportée dans ses pages et pour les mêmes raisons. Ce roman est l’histoire d’une femme. Et d’une maison, une des plus belles maisons du Sud. Pas forcément dans cet ordre car la maison joue un rôle important. Enjeu majeur de toute l’histoire au début du roman, elle est hissée au rang de personnage et nous est dépeinte par le menu.
Mais peu à peu le drame intime devient prépondérant et les personnalités de Diana, de Coppertone, d’Ashley et de Gibby sont largement développées. La psychologie des personnages, tous à l’exception de l’odieux et antipathique « Capitaine » Coppertone qui « chaque jour, au lever, écrasait les fleurs », les rend profondément humains avec leurs failles, leur culpabilité, leurs erreurs. Robert Goolrick dissèque l’âme humaine ici comme jamais et les personnages secondaires ne sont pas oubliés. Le portrait de Diana, particulièrement soigné, déclenche chez le lecteur une forte empathie même si son comportement (avec son fils pendant sa prime enfance) ne nous est pas toujours facile à comprendre… Ce qui intensifie un suspense en dents de scie car les personnages se laissent bien souvent emporter par leurs sentiments, leur instinct, plus que par leur devoir ou leur propre logique, empruntant des chemins dans lesquels le lecteur ne s’attend pas non plus à être entraîné.
Autre thème du roman, récurrent chez Robert Goolrick, la décadence de la haute aristocratie américaine, pour qui le sang était tout. De ces familles qui, même pauvres et habitant une maison quasi délabrée, totalement inactifs et vivant au passé, privilégient les apparences en faisant perdurer les grandes réceptions, les repas en habits de soirée, la chasse à courre, le rappel du passé et des guerres qu’ils ont vécues pour certains. Le luxe et la richesse affichés comme s’il en restait. L’auteur brosse un portrait sans concession de cette aristocratie de robe qu’il déteste (dont j’ai cru comprendre qu’il était lui-même issu) et qui, bien que sans le sou, continue à mener grand train en vendant des biens familiaux. Comme l’auteur le fait dire à Priscilla, la domestique noire de la famille depuis toujours, en couple avec Clarence, chauffeur et homme à tout faire, tous deux descendants d’esclaves : « À ses yeux, aucun d’eux ne faisait quoi que ce soit. Ces Blancs, ils se contentaient de paresser en racontant des anecdotes de guerre qui dataient de cinquante ans, ou de déjeuners avec un tel qui faisait ci ou ça. Du baratin de Blancs, attendant de se faire servir dès l’instant où ils l’avaient décidé, fagotés comme si Roosevelt en personne allait débarquer à table ».[/one_half][one_half_last]L’esclavage, lui, s’il sous-tend le passé de la maison et de la famille, n’est présent que sous forme de rappels. Ce n’est pas le thème principal du roman ni son fil conducteur. Saratoga n’est pas Tara et, surtout, Diana n’est pas Scarlett O’Hara qui, elle, a vécu pendant la Guerre de Sécession dans les années 1860, même si l’on fait parfois un rapprochement instinctif. Pourtant, les rares évocations de cette période peu glorieuse pour les Occidentaux l’inscrivent dans l’histoire de cette demeure et de ses habitants sous la forme d’une dette abyssale qui la marque depuis et pour toujours. Diana espérait vivre très vieille, pour avoir le temps d’oublier, d’expier ses crimes et ceux de toute sa famille ». À noter cependant que l’auteur nous signifie clairement qu’à la fin des années 40 dans le Sud de l’Amérique les Blancs et les Noirs se côtoient sans se mélanger. Comme nous pouvons le lire page 321 : « La Virginie, son pays bien-aimé, était l’État qui avait compté le plus d’esclaves, et es gens, les enfants de leurs enfants, vivaient toujours dans la sujétion et la peur, traqués dans les moindres faits et gestes, soumis où qu’ils aillent par ces panneaux qui disaient « Réservé aux Blancs ».
Mais Après l’incendie est avant tout une vibrante et dramatique histoire d’amour. Et d’amitié (faillible). L’amour est présent sous toutes ses formes : l’amour filial, l’amour fou, dévastateur, le bel amour, l’amour à tout prix, la passion sexuelle, la passion amoureuse, l’amour qui dure jusqu’à la fin de la vie. Diana est une grande amoureuse, elle veut vivre son amour, vivre de et pour cet amour même s’il est tumultueux et gênant pour certain, même si le prix à payer est prohibitif et si elle doit en concevoir une culpabilité multiple. C’est une « jusqu’auboutiste » de l’amour qui veut profiter de l’être aimé dans l’urgence et jusqu’à la fin parce qu’elle sait, parce qu’elle sent que tout va disparaître. Et elle nous entraîne dans l’absolu de son amour et ses contrecoups.
Pour finir, je dirai que cette lecture, un peu déroutante comme toujours avec l’auteur, sûrement aussi torturé que ses personnages, m’a laissée sur une sensation de tristesse pour la belle héroïne. Elle qui rêve d’un amour éternel – et qui l’a trouvé ! – ne peut en profiter sans mettre l’équilibre familial reconstruit en péril. Ne comptez pas sur moi pour vous dire pourquoi, ni quoi d’autre d’ailleurs. Il vous reste à courir acheter ce livre fort et bouleversant. Et qui est – vraiment – proche de la tragédie grecque à la fois dans l’esprit et dans la forme. Un coup de cœur pour moi, encore un me direz-vous ? Bah oui… J’aime cet écrivain de la décadence, revenu de presque tout. Et ce qu’il écrit, en tout cas ce que j’ai lu de lui.[/one_half_last]
EXTRAITS CHOISIS :
Sur les « sentiments » de Coppertone pour Diana :
« Sa seule présence rendait Coppertone fou. De même, son absence. Et, dès lors qu’il avait tout su de ses origines, il avait compris que ce n’était plus seulement la beauté de Diana qui suscitait chez lui une telle flamme, mais aussi la perspective de s’élever par elle à une légitimité du sang à laquelle il n’aurait jamais pu prétendre. Il savait que la famille n’avait plus un sou. Ce qui, à ses yeux, faisait de Diana une proie d’autant plus facile. Ils se marieraient et auraient des enfants. Ces enfants seraient des Coppertone et, par le sang, membres d’une des familles les plus éminentes d’Amérique ».
Une belle description des extérieurs de Saratoga, un de ses couchers de soleil « incendiaires » :
« Et la rivière coulait, imperturbable. Elle coulait indéfiniment, changeant d’heure en heure. Au coucher du soleil, si l’on avait utilisé la palette exacte qui l’enflammait, le résultat aurait paru fade et de mauvais goût. Mais il suffisait de regarder plus attentivement pour découvrir des merveilles. Le matin, elle guettait dans l’eau calme le saut des poissons qui venaient briser la quiétude des hauts-fonds bleu marine ; plus au bord, là où grouillaient les huîtres et les crabes, l’eau était moins profonde et prenait des teintes sableuses, presque brunes. À la fin du jour, on aurait dit un tour de magie géant. Le bleu tournait au violet, puis au mauve zébré de rose, jusqu’à ce que le ciel entier explose, tout en fuchsia marbré de gris pâle. Lorsque la rivière était houleuse, ou même légèrement trouble, le coucher du soleil s’éparpillait en couronne de joyaux, coiffant chaque vaguelette d’une touche magenta qui brûlait la rétine avant de basculer dans le trou noir. Et quand le soleil finissait par se coucher, le ciel prenait intégralement feu, aspirant toute la couleur de l’eau, embrasant la moindre vague, se cabrant contre l’obscurité qui gagnait »…
Enfin, une réflexion de Diana sur le temps qui passe inexorablement, autre sujet abordé dans le roman :
« On dit que la vie est longue. C’est un mensonge. Elle s’écoule en un instant. On voit les choses de tout près puis, presque instantanément, de très loin, à une distance inatteignable, tandis que l’on reste sur la rive, dépossédé, vieux et fourbu, hanté par les souvenirs et la honte ».