Paru en mai 2014 chez Grasset. 250 pages. Roman autobiographique.
L’auteur. Pascal Bruckner, né en 1948, est un intellectuel très médiatisé, philosophe, romancier et essayiste auteur de nombeux ouvrages, essais et romans, dont deux en collaboration avec son ami Alain Finkielkraut, ce qui lui a valu quelques critiques! Mais j’ai aimé La Maison des anges (même si je l’ai trouvé pour le moins curieux) que j’ai lu l’an dernier et j’ai acheté Un bon fils pour l’avoir entendu en interview dire qu’à l’âge de dix ans il s’était endormi pendant des années en demandant à Dieu de provoquer un accident qui tuerait son père. Car un enfant qui souhaite la mort de son père ne peut pas être foncièrement mauvais. Si ?
L’histoire. Tout petit, Pascal B. est atteint d’une primo-infection et ses parents l’envoient à la montagne, d’abord en Autriche, puis en Suisse. Il y restera plusieurs années avec des religieuses dans l’ombre de la maladie et de la guerre. Rentré chez lui, il supporte très mal la violence de son père envers sa mère, qu’il persécutera et humiliera jusqu’à sa mort, et envers lui-même. La narration se poursuit jusqu’au décès du père qui surviendra alors que Pascal Bruckner ne s’y attend plus et qu’il est en vacances à l’étranger.
C’est donc le récit autobiographique d’une enfance difficile en raison des relations entre l’auteur et son père, et de la filiation ou plutôt, ici, de la non-filiation car l’auteur fait tout pour devenir l’exact contraire de son père ! Ce père qui est un véritable salaud : très violent, très autoritaire, mais aussi raciste, farouchement antisémite et pro-nazi (il s’enrôlera d’ailleurs chez Siemens en Allemagne pendant la guerre, devançant l’appel du STO). Quant à sa mère, victime presque consentante, elle aime son fils avec excès, sera jalouse de ses relations féminines et contribuera elle aussi, parfois involontairement, à l’humilier en public.
En page 55, il aborde une des conséquences des violences conjugales : l’isolement : Rentrer dans l’intimité de notre famille, c’était comme soulever une pierre sous laquelle grouillent les scorpions. Plus loin : L’ombre du tyran planait… C’est ainsi qu’il fit le vide autour d’elle…. Pas facile de fréquenter des amis ou même sa famille quand il se passe de mauvaises choses dans son foyer. C’est sûr.
J’avais beau m’attendre à lire une histoire familiale dure, j’ai malgré tout été étonnée de découvrir à quel point l’enfant puis le jeune homme et l’adulte ont été malmenés par ce père. Et aussi de constater que malgré la haine et le mépris inspirés le plus souvent par son père, l’auteur ne va jamais jusqu’au désamour filial absolu et fait même preuve d’une compassion inattendue dans les tout derniers moments. C’est ainsi qu’il dira : La colère s’était atténuée sans que l’affection s’installe. Je lui vouais une tendresse navrée mâtinée d’exaspération. Je n’avais plus la force de le haïr. Je lui avais pardonné, par fatigue…
Autre sujet récurrent dans le livre, le racisme. Pour Bruckner père, il s’agit d’une haine viscérale, aveugle et sans possibilité de retour envers tous les peuples qui ne sont pas français ou allemands, et plus particulièrement les juifs. Au hasard des pages (84/85) : «…A l’est d’une ligne qui allait de Trieste à Dantzig en passant par Vienne, il n’y avait que des sous-hommes, tous également turbulents et méprisables, les Slaves, eux aussi promis à l’extermination après les Juifs et les Tsiganes. Nul ne trouvait grâce à ses yeux, ni les Hongrois, ni les Roumains, ni les Albanais, exception faite des Tchèques et des Sudètes parce que germanophones… … «- Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait, les Juifs ? – Mais… il en bégayait de rage – mais enfin, c’est évident. Ils ont tout corrompu, tout sali, tout piétiné. Ils veulent dominer le monde, ils se moquent de nos valeurs les plus sacrées. Les seuls Juifs que j’apprécie sont ceux qui vivent dans la honte de ce qu’ils sont ». Etc. Les exemples pullulent.
Difficile dans ces conditions pour un enfant puis un adulte de se construire et de trouver son chemin. Il trouve un exutoire dans la fréquentation des philosophes et des écrivains, disant à ce propos en page 149 que : «le seul moyen d’échapper à sa famille c’est de s’en donner d’autres, de se rattacher spirituellement à d’autres traditions». En même temps, il tourne en dérision certains de ces philosophes, qu’il surnomme «les professionnels du concept», qui utilisent des termes compliqués pour expliquer la vie. Alors que lui dit Je ne conçois pas le commerce des idées sans une dimension poétique et charnelle. Dont acte.
C’est également un amoureux fou des livres, dont il dit page 123 :
«Dans les livres, j’apprends la grammaire de la liberté. …La bibliothèque est un rempart et une arme, elle me protège du monde et m’offre des arguments pour l’affronter… Les livres ne m’ont jamais déçu, j’en ai lu beaucoup de mauvais mais tant de si bons. Aujourd’hui encore, j’en achète chaque semaine, heureux de leur surabondance, de leur prolifération même si je sais que je n’aurai pas trop de cent vies pour les lire tous. Je les ouvre en tremblant, je cherche en eux une révélation… Dans chaque volume, je me quitte provisoirement, j’épouse de nouveaux destins, me hausse à d’autres niveaux d’intelligence». Ah la la !
Et plus tard : «Les livres m’ont sauvé. Du désespoir, de la lâcheté, de l’ennui. Les grands textes nous hissent au-dessus de nous-mêmes, nous élargissent aux dimensions d’une république de l’esprit…» Comment ne pas souscrire à mille pour cent ?
Dans la dernière partie du livre, on arrive «enfin» aux dernières années de la vie de ce père détesté. Sa mère est morte des années auparavant, poussée à bout par son mari. Car terrible, ce père l’aura été jusqu’au bout, continuant de vitupérer avec hargne et rancœur contre tout le monde jusque sur son lit de mort (excepté ses petits-enfants, qu’il chérira) et, «ressemblant de plus en plus à J-M Le Pen» !
Des vérités terribles se dévoilent sous nos yeux, des exemples de ce qui pourrait nous attendre presque tous si nous n’y prenons garde nous sautent aux yeux. Un exemple parmi tant d’autres, un des plus terribles : «Vieillir, c’est habiter un corps qui ne nous appartient plus et suit son cours propre : les organes se détériorent, la pudeur se relâche, les sphincters aussi… c’est une symphonie péteuse en permanence. Le retour à l’état de nouveau-né sans la grâce de l’enfant». Ouhhh !!!, elle est où la touche «STOP !» ? Toutes joyeusetés qui font dire à son fils, exaspéré à l’issue d’une visite, un tout aussi paroxystique : «Putain, il va crever quand, ce vieux con ?».
Les dernières pages sont vraiment difficiles à lire, dérangeantes jusqu’à l’insoutenable, remplies d’une haine presque réciproque, d’exaspération, de pitié (méprisante ?), de culpabilisation de violence verbale et physique, bref, une épreuve ; mais un sommet de vérité et de d’humanité. Et d’espoir. Si certaines parties m’ont désemplie d’empathie pour l’auteur, les dernières pages m’ont donné envie de pleurer. De rage surtout.
Le style. L’auteur a pris le parti de la chronologie pour écrire son histoire, mais celle-ci n’est pas toujours respectée et il s’est autorisé quelques libertés ; certains allers-retours dans le temps sont un brin déstabilisants. Techniquement, l’écriture est sans concession, tout comme les sujets abordés, nous donnant force détails de noms de personnes, de lieux, nous racontant par le menu des faits (et méfaits) de la vie quotidienne avec une langue certes crue mais très riche et surtout d’une grande sincérité. Pas de doute, on est bien en train de lire son autobiographie, on est dans l’authentique.
Ce qui ne lui interdit pas de nous offrir aussi de jolies descriptions comme en page 29 :
«Et la neige qui tombe a pour moi valeur d’intimité, elle rassemble les êtres. Au contraire de la pluie qui suit bêtement les lois de la gravité, la neige descend avec noblesse, frôle les corniches, consent à se poser sur un coussin déjà préparé par d’autres flocons. Elle ouate les bruits, cache nos laideurs, donne un sentiment d’immobilité comme si, après avoir consenti à la chute, elle remontait lentement de la terre vers le ciel…» Il ne se contente pas de nous dépeindre un paysage sous la neige, il lui donne un sens, presque une motivation.
L’auteur ose tout dire, quitte à se montrer sous un jour pas toujours avantageux, en particulier dans le passage narrant les sacrifices d’animaux, qui m’a dérangée. Il ne nous épargne aucun détail aussi sordide soit-il et nous livre son histoire avec beaucoup de courage et de franchise. Mais mais mais…
Au final, ce livre m’a fait l’effet d’un grand chamboule-tout. Il m’a émue, dérangée, intéressée, choquée, énervée, bouleversée, bref il m’a plu. Et l’auteur que j’estime sans l’aimer plus que ça, m’a émue, étonnée, intéressée, énervée, bouleversée lui aussi. Je me suis sentie très proche de lui le temps de ma lecture. Alors que j’ai failli le lâcher plus d’une fois et que j’ai eu du mal à lire certaines pages à la fin.
Si la violence du père constitue la trame et le sujet essentiel du livre, d’autres sujets importants sont abordés : sa sortie de l’enfance, sa jeunesse, ses amitiés (avec quelques pages consacrées à A. Finkielkraut), ses compagnes et ses enfants, ainsi que la vieillesse (surtout le mal-vieillir), avec une critique assez dure des maisons de retraite et du milieu des pompes funèbres.
J’adressais au ciel une prière muette : faites que je ne devienne jamais comme lui. Que mes enfants m’achèvent si je dois finir ainsi. Le pire dans la vieillesse, ce n’est pas la diminution physique, c’est le dégoût de l’humanité. Combien commencent en subversifs pour finir en grincheux ? Rebelles à vingt ans, poupons geignards à soixante. Mon père m’a élevé dans l’exécration d’autrui, j’ai choisi de me vouer à la célébration. La beauté du monde et des êtres ne cessera jamais de me suffoquer.
Un beau final et une belle leçon de philosophie de la vie. Là encore, je souscris et souhaite que cette prière, qui clôt le livre, soit exaucée, a contrario de celle qui ouvre le livre et dans laquelle il demande à Dieu de faire mourir son père.
Pour finir, ce que je retiens de ce livre c’est qu’avec un début de vie aussi tourmenté, l’auteur s’en est sorti (seul) grandi, fort et tourné vers la vie, donc vers les autres. Un livre dont ressort l’optimisme car, envers et contre tout, c’est ‘grâce à’ ou plutôt ‘à cause de’ son père que Pascal Bruckner est devenu ce qu’il est, soit l’exact contraire de son père. Tous les enfants ne rêvent pas de marcher dans les pas de leurs parents et la transmission n’est pas toujours synonyme de mimétisme. Quoiqu’il en soit, Pascal B. est resté ‘un bon fils’ jusqu’au bout puisqu’il a accompagné ce père tyran jusqu’à la fin ; et le livre aurait pu aussi bien s’intituler ‘Un mauvais père’ qu’‘Un bon fils’.
Si je devais le noter sur 10 : je lui mettrais 9 parce que c’est un très bon livre, 7 car certaines scènes sont terribles.