L’auteur est né à Clermont-Ferrand. Scénariste de télévision et de cinéma, il est également l’auteur de sept pièces de théâtre. Il a écrit cinq romans avant celui-ci, dont le merveilleux ‘En vieillissant les hommes pleurent en 2012, qui n’a pas dû faire pleurer que des hommes.
Et voilà ! A peine ouvert, avant la fin de la première page, déjà emballée. Déjà envie de tout relever, mais il me faudrait recopier TOUT le livre ! On est bien avec Jean-Luc Seigle et peu importe le sujet de l’histoire, on a envie d’y entrer !
Et l’on n’est pas déçus ! Outre l’écriture, toujours aussi belle, aussi sobre, aussi retenue, aussi juste, aussi poétique, aussi tout quoi (je sors de ‘L’Ile des Oubliés !’ il faut quand même le souligner, l’enchaînement est miraculeux)… l’histoire m’a séduite tout aussi vite. Quelle bonne idée de revenir sur l’histoire d’une femme qui a inspiré Henri-Georges Clouzot dans un film avec Brigitte Bardot, La Vérité.
L’histoire. Il n’est point nécessaire d’avoir vu ce film pour appréhender et comprendre le livre. En revanche, il vaut mieux s’être renseigné sur le fait divers. Car l’histoire du livre est le récit à la première personne de la vie de cette femme, Pauline Dubuisson. La voici donc en quelques lignes.
En 1953, Pauline Dubuisson, 26 ans, est jugée pour avoir tué par balles Félix Bailly, son ex-amant. Le procureur général demande la peine de mort (une première pour une femme) et obtient la perpétuité. Elle sera libérée quelques années plus tard pour bonne conduite. Le fait divers a défrayé la chronique, alimentant non seulement les médias, mais aussi la littérature (documentaires, romans, et même une BD, ‘L’affaire Pauline Dubuisson’) et le cinéma en 1965.Après avoir vu le film tiré de son histoire et en être sortie blessée à jamais, elle quitte définitivement la France pour le Maroc et l’anonymat ainsi que, du moins l’espère-t-elle, l’oubli. A noter qu’en partant elle tenait particulièrement à oublier sa langue maternelle, tout un symbole.
Le livre commence à ce moment-là et nous raconte ce qui a précédé et ce qui a suivi cette sombre période, le fait du crime et ses conséquences, cette ‘parenthèse dans sa vie’ sur laquelle se sont focalisés les biographes. Malgré de nombreux retours en arrière, il est facile de se repérer dans la chronologie. Exilée au Maroc, elle exerce la médecine à l’hôpital d’Essaouira, mais son passé la hante et, alors qu’elle rencontre un homme qui pourrait enfin être celui de sa vie et l’épouser, tout s’écroule à nouveau lorsqu’elle lui apprend la vérité : elle ne s’appelle pas Andrée mais Pauline Dubuisson et a été condamnée pour meurtre en 1953. Et ajoute l’inavouable : elle a été tondue par les ‘résistants’ (ceux de la dernière heure, les épurateurs !) le jour de la Libération de Dunkerque, et a subi un viol collectif par les mêmes, avant d’être condamnée à mort et sauvée in extremis par son père. Elle n’a pas 18 ans. Alors que, pour avoir obtenu ses deux bacs à seize ans, elle aurait pu devenir la plus jeune étudiante en médecine de France. Mais on est sous l’Occupation.
Ce destin injuste d’une femme hors du commun a fourni une riche matière romanesque à l’auteur, qui nous la restitue sous la forme d’un roman de très grande qualité. A aucun moment on se demande si tout ce qu’on lit est vrai, on fait corps avec Pauline même si elle n’est pas parfaite, on déteste ses détracteurs, ses tortionnaires, et même les hommes qu’elle aime (à l’exception de ses frères et du médecin allemand dont elle devient la maîtresse). Et la bien-pensance.
Le style. Comme son précédent roman que j’avais A-DO-Ré, ‘En vieillissant les hommes pleurent’ qui, curieusement, se déroule presque à la même époque, la guerre (la ‘Grande’, celle qui porte ce nom idiot, comme si une guerre pouvait être grande !) et l’après-guerre (la deuxième), le style est particulier et d’une grande beauté. Toujours juste, toujours sobre, toujours équilibré, il réussit à nous amener à l’émotion sans jamais la provoquer de manière abrupte. Les mots possèdent une grande musicalité, les phrases un balancement magique et l’on est chavirés par la poésie qui se dégage de chaque page, de chaque ligne, de chaque mot.
Mon avis sur le livre. Dans le prologue, l’auteur se défend d’écrire une simple biographie : ‘L’histoire de Pauline ne peut donc pas se raconter uniquement sur les faits, elle doit s’établir sur les silences de sa vie qui ne contiennent pas seulement son enfance et ses rêves mais sur les silences de son enfance et les silences de ses rêves !’.
Pourtant parfois on pourrait croire être en train de lire une (auto)biographie et entrer dans la peau d’une femme, J.-L. Seigle relatant bien les faits marquants de la vie de Pauline. Chaque événement, y compris les plus durs comme la tonsure et le viol collectif (dont la lecture est très difficile), est relaté comme étant le détail d’un tout qui mène chaque fois à une mort. Les phrases sont longues mais chaque mot y est capital, et les chapitres ne durent que quelques pages, ce qui fait que l’ensemble est très équilibré. Mais l’auteur ne s’en tient pas seulement aux faits, il les éclaire, en propose une analyse à la lumière des ressentis de Pauline, de ce qu’elle tait aux juges, aux hommes, des relations familiales très complexes, ambiguës, même pour son père dont on se demande s’il mérite l’admiration inconditionnelle qu’elle lui porte avant de comprendre que son rôle dans l’histoire n’est pas anodin et, surtout, de la mort de deux de ses trois frères, qui joue un rôle capital dans le comportement de Pauline avec les hommes.
Ce sont tous ces éclaircissements qui donnent un supplément d’âme au récit et lui confèrent une humanité dont sont exemptes les seules biographies. Une prouesse pour un homme de rentrer si justement dans la peau d’une femme aussi tourmentée même s’il bénéficie du pouvoir du romancier.
Enfin, ce livre est encore et toujours, tout comme le précédent, un hymne aux mots et aux livres. Et j’y souscris de tout mon amour des livres. Je plains sincèrement les gens qui ne lisent pas, même si leur ignorance de la lecture les préserve du manque, car ils ne savent pas ce que peut apporter un livre et passent à côté du meilleur.
Quant à son héroïne, elle est sauvée au sens littéral du terme par les livres qui lui procurent une évasion presque au sens propre de la prison (elle en volera d’ailleurs un en quittant la prison, ‘Crime et châtiment’), ainsi qu’un soutien psychologique et moral qu’elle ne trouve ni dans sa famille ni auprès de ses amants. Ses frères sont morts pendant la guerre, sa mère reste prostrée dans ce deuil des années durant, oubliant jusqu’à l’existence de sa fille, et son père, dont elle comprendra trop tard qu’il l’a jetée dans les bras d’un médecin allemand à quatorze ans sera responsable de sa plus grosse déception et continuera dans ce sens en l’abandonnant au moment où elle a le plus besoin de lui. Un destin si noir que, pour le fuir, elle se jettera, dès la puberté, à corps (et cœur) perdu dans la sexualité sans jouissance, essayant de trouver l’amour à tout prix, tout au moins de prouver qu’elle existe par ce qu’elle appelle dans un de ses cahiers, la «furie du sexe».
Le passage où elle comprend le rôle de son père dans le gâchis de sa vie est poignant :
…Quand je pense qu’il a osé demander à sa fille de quatorze ans de s’habiller en femme et de se maquiller légèrement, de porter des bas et des talons pour rencontrer Donmick…
Et un peu plus tard : ‘Et si l’ancien colonel de la guerre de 14 (son père) est venu me sauver et m’extirper de la mort, ce ne fut pas par amour, mais uniquement parce qu’il connaissait sa part de responsabilité. Il est venu me sauver comme il aurait sauvé un soldat qu’il aurait envoyé en première ligne à Verdun’. Ouahh ! Et dans les lignes qui suivent, elle dira ne pas lui en vouloir…
Quant aux hommes qu’elle a vraiment aimés, ils ne lui seront d’aucun secours et partiront en courant quand elle leur dira la vérité.
Pour finir, il m’est difficile de dire combien j’ai aimé ce livre qui me fait ressentir pour l’auteur l’empathie qu’il a pour ses personnages. L’histoire de cette femme malmenée par le destin et par les hommes jusqu’à la mort m’a bouleversée qu plus haut point. Contrairement aux juges qui l’ont condamnée, l’auteur veut seulement comprendre, en fouillant dans sa vie, ce qui l’avait amenée à commettre son « crime » et nous la montrer sous un jour plus juste et moins caricatural.
Décidément, Jean-Luc Seigle nous raconte des histoires tristes, désespérées et nous conduit à assister au suicide de son personnage. Et là aussi, comme dans ‘En vieillissant les hommes pleurent’ le suicide est évoqué avec une grande pudeur. Mais, là aussi, y avait-il une meilleure fin possible ? Quand l’envie de mourir est plus fort que celle de vivre… Elle nous le dit en page 38 : ‘Je crois qu’on ne peut mourir que d’être désaimée. Et ça, ce n’est pas mourir d’amour, c’est même l’inverse’.
Ici, Pauline meurt de ne pas être aimée, de n’avoir jamais été aimée pour ce qu’elle est, d’avoir été traînée dans la boue, salie, vilipendée, torturée, violée, échappant de peu à la peine de mort pour avoir commis un crime passionnel et irréfléchi… Et la mort à laquelle l’ont condamnée tous les hommes qu’elle a connus, y compris son père et ses amants, c’est elle qui finira par se la donner pour de bon après plusieurs tentatives infructueuses (trois en quatre ans).
Bon, j’espère quand même que le troisième roman que je lirai de J.L. Seigle se terminera sur autre chose qu’un suicide…
Encore un livre qui dérange, qui bouleverse, qui fait mal, qui nous donne un grand coup dans le cœur. Un livre très très fort, dont j’ai tourné les pages avec l’envie de les tourner et celle de les retenir.
Ce roman pose une fois encore et de façon claire le problème de ces vies qui sont étalées sur les écrans ou dans les pages alors que les personnages -publics ou privés- sont toujours de ce monde. Faut-il écrire ou tourner leur vie au risque de les blesser profondément ? Sur le film de Clouzot qu’il trouve mysogine et élitiste, l’auteur écrit : ‘Il est difficile d’accepter qu’il ait pu faire un film à partir d’une histoire réelle sans tenir compte que Pauline, son inspiratrice, risquerait un jour de s’asseoir dans une salle de cinéma pour voir La Vérité, et qu’elle en serait définitivement brisée au point de fuir la France…’.
Bref, l’auteur, avec le style si particulier qui le caractérise, sait trouver les mots et la musique pour nous toucher en plein cœur et la compassion qu’il a pour son personnage est contagieuse. Comment peut-on écrire un livre aussi dense, aussi riche en si peu de pages ? On a l’impression de lire un livre bien plus épais. Comment peut-on écrire un texte aussi beau sur un sujet aussi dramatique ? Grâce et avec tout le talent de l’auteur ! Dont je vais tout dévorer ! Merci Jean-Luc Seigle.
Jean-Luc, en vous lisant les femmes pleurent.
Relevé au hasard des pages :
Page 48, à propos de sa mère : ‘Je n’avais pas encore compris que ce n’était pas l’amour, ni le désir, ni la sexualité qui faisait une femme mais sa prodigieuse capacité à affronter et à transformer la vie comme aucun homme ne serait capable de le faire. Eux savent se battre contre des choses concrètes, contre des bêtes, contre les intempéries, contre des ennemis, alors que les femmes sont capables de se battre contre l’inconnu, contre les mauvais esprits, contre le Destin’. C’est un homme qui écrit ça.
Page 65, à propos de la dureté et de l’aveuglement de ses juges : ‘On ne cherchait, dans le cadavre de ma vie, que les preuves de ma criminalité patente, des éléments à charge qui pouvaient non pas éclairer mon geste mais le certifier. C’était une dépossession totale de mon passé le plus intime dans lequel on ne cherchait ni les beautés de mon existence, ni les merveilles, ni les vertus, ni les idéaux, ni l’amour, ni la sincérité, ni le bien, rien qui aurait pu faire apparaître la présence d’une humanité en moi’…
Page 108, une réflexion sur la peine de mort et la peine à perpétuité : ‘La réclusion à perpétuité est pire que la mort même si on finit par s’y soumettre, surtout si on a conscience du mal qu’on a fait. J’entends bien les voix au dehors s’élever contre la peine de mort (je ferais la même chose si j’étais à leur place), mais aucune ne s’élèvera jamais contre parce que la perpétuité est un châtiment alors que la mort ne l’est pas’. Très juste. La mort est instantanée, la perpétuité dure… longtemps.
Page 125, une magnifique allégorie sur le pélican, auquel son père compare sa mère en disant : ‘Ce n’est pas seulement une femme que j’ai à la maison, j’ai épousé un pélican’. Allusion tirée d’un poème de Musset La nuit de mai, le passage sur Le pélican qui, après avoir fouillé les océans vidés de toute nourriture, revient sur le rivage, se déchire la poitrine et donne son cœur à dévorer à ses petits pour qu’ils ne meurent pas de faim. C’est sûrement grâce à ce poème que mon regard sur ma mère a changé même si, comme je l’avais remarqué, le pélican est un père. Je me souviens encore de certains vers que je me suis récités quand le manque était trop fort et que je m’enlisais dans la nuit effarée de la prison’.
« Pour toute nourriture il apporte son cœur,
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur ;
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s’affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d’horreur ».’
Ouahhh !!! Je vais ressortir mes vieux classiques.
J’avais également relevé quelques lignes relatives au viol collectif qu’elle a subi, mais au moment de les taper, j’en ai été incapable. Je reste sur la beauté sacrificielle du pélican.
Enfin, si je devais noter ce livre sur 20, je lui mettrais… combien, à votre avis ?
Quel bonheur vraiment que de lire !